Culture : VOYAGE INT�RIEUR AUTOUR D'UNE G�OGRAPHIE ARCHA�QUE DU TEMPSDE HAC�NE SA�DI
Un roman possible


Peu d'auteurs alg�riens de fiction font le choix d'une r�flexion ouverte sur leur pratique d'�criture pour distinguer la production novatrice de l'�crivain constantinois Hac�ne Sa�di.

Par Abdellali Merdaci
Son Voyage int�rieur autour d'une g�ographie archa�que du temps (A�n- Smara, Dar El-Fadjr, 2009), � l'enseigne d'une mouvance remembr�e, marque-t-il habilement le questionnement des limites du litt�raire ? Il ne r�pond d'aucune assignation de genre comme l'indique le terme roman accompagnant commod�ment le titre et transcende les balisages habituels du r�cit (d�but-fin, incipit-excipit) et de son organisation (absence d'intrigue). Dans cette �criture labile, fixant un parcours d'homme (mystique et r�v�), le territoire du roman s'estompe pour laisser place � une textualit� hybride et � une extension de la g�n�ricit�, livrant une conception audacieuse � voire m�me postmoderne � de la litt�rature et du litt�raire, o� s'entrecroisent l'essai, le r�cit (dans une forme plus descriptive que narrative) et la po�sie. Pourtant l'id�e du roman, pour autant qu'elle paraisse �trange, n'est pas �trang�re dans l'architecture � d�routante � de ce projet litt�raire.
Un r�cit ind�cidable
Le Voyage int�rieur propose cinq parties en apparence seulement d'une consistance in�gale ( Couleurs du temps, pp. 3-16 ; Une certaine musique des jours, pp. 17-56 M�andres, pp. 57-66 ; Les yeux de l'Ang�lica, pp. 67-163 ; Po�mes de la derni�re chance, pp. 165-179), � la mesure d'un passage de l'enfance � la maturit�, transcrivant non pas une vie comme cela se concevait dans le roman r�aliste du XIXe si�cle, mais les moments d'une vie, nombreux et chavirants. Celle d'Abiod, que l'on pressent fortement comme une sorte de d�l�gu� textuel de l'auteur, m�me si Voyage int�rieur n'est dans son inscription �nonciative � notamment la pr�pond�rance du discours � la troisi�me personne � ni une autobiographie ni une autofiction, encore moins un roman personnel ou transpersonnel et rel�ve de ce que Bruno Blankerman appelle les �r�cits ind�cidables�. Pour contraignante qu'elle soit, cette qualification du travail du roman indique la r�ticence de l'auteur du Voyage int�rieur � se projeter totalement dans les contraintes du genre. Cette propension de Sa�di � seule concession � la charte d'un roman h�ro�que, tel qu'il fut con�u au XVIIIe si�cle chez Lesage et Restif de La Bretonne et poursuivi plus tard chez le Balzac de La Com�die humaine � � retrouver et � d�crire les espaces diffus d'une vie singuli�re, toujours fugace, et � en assurer la cl�ture, sert de fil rouge � une construction narrative volontairement fragmentaire ; elle renforce dans ce roman la distance lisible entre les instances du monde r�el (auteur) et du monde fictif (narrateur, personnage), si essentielle dans les grands mod�les du genre romanesque classique pour �vacuer les marques de l'autobiographie. Contradiction ? Rien de moins s�r, si on observe que Sa�di joue sur les fronti�res d'un roman possible. Le lecteur inform� du v�cu de l'auteur saura qu'il prend le masque d'Abiod, quand paradoxalement la syntaxe de l'�uvre d�nonce cette correspondance �troite entre auteur et personnage qui est selon Louis-Ferdinand C�line, �crivant Voyage au bout de la nuit (1932), le principe oblig� de toute autobiographie. Il y a une pudeur � tr�s morale � chez Sa�di � concevoir, comme c'est la r�gle dans les romans de Michel Houelbecq, Catherine Millet et Christine Angot, l'auteur dans le r�le de personnage unique et embl�matique de son r�cit. Le titre �Voyage int�rieur autour d'une g�ographie archa�que du temps� est � rapprocher de ces fameuses Cartes du temps (1961) de Jos� Cabanis qui fut un des rares �crivains fran�ais contemporains soucieux du statut du litt�raire, du rapport de l'auteur � la fiction et de la pr�valence qu'y tient le temps. Hac�ne Sa�di conna�t certainement la th�se de Bergson sur le temps, morceau infrangible de l'�ternit�. Et cette temporalit� d�voreuse de lieux mythiques, parcourue d'histoires ajour�es, des faubourgs de C[onstantine] � ceux de York et Londres, de l'innomm� Lamy sup�rieur � l'East End, sourd dans de lancinantes images, �gren�es dans un monde aux lueurs d'infini. Il y a dans Voyage int�rieur plusieurs g�ographies superpos�es (ou transpos�es) dans une qu�te m�morielle consomptive, frapp�e de latence. Dans la cartographie du temps sa�dien surgit le vif red�ploiement d'�ges imperceptibles accord�s � des espaces d�compos�s, toujours tr�mulants : de la nature insoup�onn�e de Lamy sup�rieur (� ne pas confondre avec El-Kantara) � la terre de Bougmar devant laquelle s'arr�te l'enfant Abiod, jeune �colier, aux pubs sombres et �carlates de York et Londres, o� fraye bient�t l'�tudiant dans des mi-temps d�volues � l'�tude, aux rues de Paris peupl�es de fant�mes, jusqu'� l'incompressible Litt�rature, ultime rive du voyageur, qui scande les jours, aux horizons toujours exigeants, havre d'espoir tombant dans l'�corchure des saisons.
Les saisons de la ressouvenance
Saisons aux nuances de porphyre, tamis�es de la ressouvenance, un rien proustienne, emportant les vrilles d'une enfance saupoudr�e de jeux dans la fra�cheur matutinale d'une d�couverte du monde. Et ce monde-l�, qui vaut bien le Pir�e, Louxor et le Golgotha, il se niche pour l'enfant Abiod dans un mince et singulier recoin de la cit�, dans le faubourg isol� de Lamy sup�rieur � m�ticuleusement cadastr� dans le texte �, vaste promontoire guettant les airs, surplombant les terrasses �tag�es de Sidi M'cid, qui n'est plus C[onstantine], mais un port �rig� dans le tourbillon des vents, au-dessus de mers barbares, propice � tous les embarquements. Ressentira-t-on ici le caract�re curieux et emprunt� du proc�d� litt�raire de Sa�di � inexplicable car York, Londres et Paris sont bien nomm�s � d'effacer les noms de Constantine et du quartier d'une sensible charge historique o� na�t et grandit le jeune Abiod ? La d�marche ruine-t-elle par r�duction une si motiv�e et patiente description de la �grande ville� ? � l'exception de Salah Fellah ( Les Barbel�s de l'existence, 1969), de Tahar Ouettar ( Le S�isme, 1974) et Abdelkader Jamil Rachi ( Jours de cendre, 2008), beaucoup d'auteurs, notamment Kateb et Haddad, n'ont d�crit cette m�tropole de l'Est que dans une repr�sentation mythique (les fondouks, �la rue des Arabes�) ou par �vocation (la figure r�manente du po�te Haddad dans M�moires de la chair d'Ahlem Mostaghanemi). Qu'est-ce qui symptomatiquement est raison, chez Sa�di, de cet effacement du nom de la cit� de tous les commencements, de l'enfance et de l'adolescence ? Toutefois, au-del� de cette r�serve, comment ne pas retenir et appr�cier dans Voyage int�rieur ce remarquable ressourcement dans le temps, les fragrances et les objets de l'enfance que constitue �Une certaine musique des jours� ? Au-del� des r�f�rences litt�raires typiques sur l'enfance de Dickens, Vall�s, Malot et Boudard, Hac�ne Sa�di prolonge dans la litt�rature alg�rienne cette repr�sentation de l'enfant indig�ne confront� � l'�cole coloniale, autrefois d�crite avec �motion par Sa�d Faci, Mohamed Sifi, Mouloud Feraoun, Mohamed Dib et qui donnera les plus belles pages des M�moires des valeureux ma�tres de l'�cole normale de Bouzar�ah, Sid-Ahmed Dendane, Benamar Djebbari, Abdelkader M�kid�che et Mohamed Arbaoui. A leur suite, Hac�ne Sa�di, dans un r�cit qui n'est pas d�nu� d'int�r�t sociologique, montre que pour les �coliers indig�nes l'�cole fran�aise a �t� un douloureux arrachement. Il fallait alors m�riter cette �cole contre vents et mar�es qui pour le petit Abiod avaient la singularit� de ces hivers neigeux, battus de giboul�es, sur les hauteurs escarp�es de Constantine. Lorsque la concierge de l'�tablissement surprend, aux premi�res heures d'une journ�e de d�cembre, Abiod, transi par la froidure, les pieds nus et gel�s, le corps rinc�, et l'emm�ne chez le directeur de l'�tablissement, il est raide et roide. M. Marchand, le pr�venant directeur, l'habille chaudement pour son premier hiver � l'�cole. Quelque chose d'encore confus dans la vie du petit indig�ne s'emballe ce jour-l�. Et Sa�di sait la sensualit� des mots pour rass�r�ner le souvenir de cette journ�e froide. En v�rit�, pour Abiod, l'�cole est un lieu de d�part et d'ach�vement, dans une sorte de cycle comme en attestait alors la litt�rature du Moyen-�ge, de la modeste �cole coloniale de quartier de Lamy sup�rieur aux prestigieuses �coles universitaires de York et Londres. L'�cole � indiscutable maillon de la m�diation sociale � est assez t�t chez Abiod l'aiguillon de tous les �merveillements et de la connaissance de la nature. Certaines pages resplendissantes (�Avril � Bougmar�) font penser par leur intense bonheur de plume � ce grand classique de la litt�rature enfantine scolaire Le Tour de France par deux enfants : devoir et patrie, livre de lecture courante (1886) de Georges Bruno. Beaucoup d'�crivains de France et d'Afrique francophone ne sont venus � l'�criture par cette magie, toujours r�p�t�e, des matins de l'enfance. Une enfance initiatique pour Hac�ne Sa�di. Peut-on cependant regretter une connaissance du monde ordonn�e sur le mode de l'imaginaire qui gomme les alt�rit�s et les ruptures de l'histoire et leurs ancrages soci�taux, refoul�s du Voyage int�rieur ? En v�rit�, cette exemption de ce que Michel Collomb d�signe comme �l'empreinte du social� reste un aspect d�terminant du pacte de lecture que sugg�re l'�uvre et qui dynamite � consciencieusement � le projet romanesque explicitement revendiqu� en couverture. On saura peu de choses de la soci�t� au terme du Voyage int�rieur, sinon la capacit� d'affranchissement de l'�cole qui fera d'Abiod un universitaire brillant, suffisamment �loign� socialement du jeune �colier pauvre qui habitait avec sa m�re dans une petite maison grise, haut perch�e dans une rue populeuse de Lamy sup�rieur, qui visitait aux vacances scolaires aux c�t�s d'un grand p�re chenu, � la barbe fleurie, le pays champ�tre de Bougmar. Ce sont les seules indications consenties au r�el, lorsque triomphe un imaginaire presque d�pouill�. Ailleurs, dans les autres parties narratives du Voyage int�rieur, cet imaginaire subsume une r�alit� d�cid�ment disparate. Dans les brumes des cit�s anglaises, Abiod part � la recherche de femmes irr�elles comme cette Elle, femme r�v�e, �ve future. L'auteur se saisit davantage dans ce furtif p�lerinage amoureux de la palette sombre de Dor� que des pastels de Watteau c�l�brant Cyth�re, l'�le d'Aphrodite. Cette partie centrale de Voyage int�rieur ( Les yeux de l'Ang�lica), surprenante d'inventivit�, justifierait de plus amples d�veloppements. Dans le th�me de la rencontre inapais�e avec l'�trang�re (Amanda de Fribourg-en-Brisgau, aux racines croates, l'est doublement � Londres !), Sa�di prend les accents d'une l�nifiante s�r�nit�, troublante note finale dans le crachin de la nuit londonienne. Pour Abiod, dans la capitale anglaise, baign�e par le Gulf Stream, les amours perdues ne reviendront pas et se consumeront, sans drame, dans le renoncement. Est-ce encore un moyen pour Sa�di de d�tourner les poncifs du roman ? Un dialogue d'�uvres Hac�ne Sa�di fait pr�c�der son r�cit d'un court essai Couleurs du temps, sorte de mode d'emploi de l'�uvre, pullulant de r�f�rences th�oriques qui ne devraient pas d�courager le lecteur, tant elles �clairent le protocole de construction de l'�uvre. On retrouve partout dans Voyage int�rieur ce renvoi � une sorte de biblioth�que id�ale qui est un dialogue d'�uvres, de savoirs. Une histoire, une sensation, une pens�e : rien n'�chappe � l'exp�rience �prouv�e de la lecture, du livre, du grand livre bab�lien que semble d�rouler Voyage int�rieur avec une telle hardiesse de style. On en a un exemple lorsque le narrateur omniscient, retrouvant l'onction du lecteur sublime qu'est Hac�ne Sa�di, note ce sentiment d'Abiod, doucereusement �vapor� : �(�) cette voix qui l'avait d�finitivement conquis, cette voix qui avait su infailliblement r�veiller en lui, en des nuits racont�es � comme pour Swann, du temps o� il �tait heureux, et o� il se sentait aim� par Odette �, �les refrains oubli�s du bonheur �. Avec son attelage de saisons, le Voyageur int�rieur est un hymne � la vraie litt�rature. Celle des ciseleurs de mots qui �clot � l'embrasure de mondes retrouv�s.
A. M.

Rep�res
-Master (York), PhD (Londres) de psychologie, Hac�ne Sa�di est actuellement professeur de psychologie cognitive et comportementale � l�universit� Mentouri, Constantine. Membre associ� des Laboratoires �tudes et recherches Maghreb-M�diterran�e et Etudes socio-historiques des mouvements migratoires (UMC).

-Deux �tudes comparatistes : La construction de l�identit� de l�Autre � travers les textes litt�raires fran�ais de Chateaubriand � Camus, Herm�s (Paris), n�31, 2001. Les �crivains voyageurs fran�ais en Orient : qu�te de l�Autre ou qu�te de soi, Emigrations et voyages(Constantine), n�01, 2005. l Une analyse (r�cente) : �De la m�lancolie � la d�pression�, El Watan, 29 juillet 2010.

-Critique : Lamine Kouloughli : �Lecture de Voyage int�rieur autour d�une g�ographie archa�que du temps: Constantine plus que Londres, York ou Paris�, Le Quotidien d�Oran, 24 f�vrier 2010.

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