
Chronique du jour : A FONDS PERDUS Menaces sur les salaires
Par Ammar Belhimer
ambelhimer@hotmail.com
La Confédération syndicale internationale (CSI) était en colère, ce
mercredi 15 décembre. L’organisation qui représente 176 millions de
travailleurs au sein de 301 organisations affiliées nationales dans 151
pays et territoires, s’en prend à l’état des salaires dans le monde et
réclame un train de mesures correctives comprenant «des négociations
collectives, des salaires minima et une protection sociale». La réaction
syndicale intervient au lendemain de la publication du second Rapport
mondial sur les salaires par l’Organisation internationale du travail
(OIT). L’OIT confirme que les salaires à travers le monde ont stagné
durant la crise. A l’exception de chiffres, sujets à caution dans le cas
de la Chine et après un ajustement lié à l’inflation, la croissance des
salaires à travers le monde a ralenti, passant de 2,2% en 2007 à
seulement 0,8% en 2008 et 0,7% en 2009. Bien que ces moyennes mondiales
soient toujours légèrement positives, les salaires ont, en réalité,
diminué dans de nombreux pays. «Même les travailleurs qui ont conservé
leur emploi durant la crise ont vu leur salaire stagner ou baisser»,
fait remarquer Mme Burrow, secrétaire générale de la CSI. Mme Burrow a
raison de s’inquiéter : la hausse des salaires dans le monde a
«considérablement » ralenti avec la crise — sur dix ans (1999-2009), ils
ont augmenté de 23% dans le monde (avec des écarts de croissance allant
de 5% dans les pays avancés à 109% en Asie). La tendance haussière
s'explique largement par les évolutions, liées à des effets de
rattrapage, de certains pays d'Europe orientale et d'Asie centrale - où
ils ont presque triplé (+234%). Les 5% d'augmentation enregistrés par
les pays en développement constituent, aux yeux de l’OIT, une
«modération salariale» qui pèse sur la demande et pourrait pénaliser la
reprise. Fait positif attendu : la crise économique a réduit l'écart des
salaires entre pays émergents et développés. Le ralentissement de la
croissance des salaires moyens réels est néanmoins confirmé : cette
croissance est tombée à 1,6% en 2009, contre 2,8% avant la crise. Les
pays avancés enregistrent même un recul, et c’est la poursuite de la
hausse salariale dans les pays émergents (notamment en Chine) qui permet
d’obtenir ces résultats. La CSI conteste les politiques économiques
mises en œuvre : «La dépendance excessive envers les exportations et les
emprunts des consommateurs afin de générer une croissance économique
n’est pas viable. Pour véritablement relancer l’économie, les pays
doivent stimuler la demande intérieure grâce à une augmentation des
salaires et une meilleure répartition des revenus.» Elle rejoint, par
ailleurs, l’OIT pour mettre l’accent sur «trois solutions politiques»
contractées : des négociations collectives inclusives, des salaires
minima imposés par la loi et des programmes de protection sociale. Ces
revendications mettent en évidence un plus grand besoin
d‘Etat-providence ; une demande que formulent y compris les tenants de
l’ordre établi par souci de paix sociale. Commentant le compromis fiscal
passé par Barack Obama avec les républicains ce 6 décembre, l'économiste
démocrate Robert Shapiro, sous-secrétaire au commerce dans
l'administration de Bill Clinton, membre de l'aile gauche du Parti
démocrate, estime que les écarts de revenus deviennent dangereux aux
Etats-Unis et préconise lui aussi un plus grand besoin
d’Etat-providence. Le compromis en question proroge pour deux ans les
baisses d'impôts décidées par George W. Bush, y compris pour les hauts
revenus, en échange de la prolongation de treize mois des indemnités
chômage. Dans un entretien au quotidien parisien Le Monde (édition du 12
décembre), R. Shapiro tire la sonnette d’alarme : «Les disparités se
sont creusées depuis dix ans. Pourtant, les Américains protestent peu...
Les Américains ont une grande tolérance pour les grosses fortunes. Les
selfmade milliardaires sont des héros populaires (même si plus de la
moitié des grandes fortunes sont en fait héritées). Ils ne se rendent
pas compte à quel point la richesse du pays est entre les mains d'un
petit nombre. Les hommes politiques de gauche n'utilisent pas beaucoup
cet argument, de peur d'être attaqués comme agitant la lutte des
classes. Ce qui n'est pas censé exister aux Etats-Unis puisque nous
sommes tous égaux.» «Mais les inégalités deviennent si importantes
qu'elles ont un effet sur la macroéconomie. Les plus nantis détiennent
tellement de richesses par rapport à la classe moyenne, qui assure 98%
des dépenses de consommation, que cela devient dangereux. Près de 93% de
tous les avoirs financiers — fonds de pension, actions — sont détenus
par les 20% les plus riches. Cela veut dire que 80% des gens n'ont pas
de matelas financier. Souvent, ils n'ont que leur maison qui a perdu 30%
de sa valeur. A long terme, cette concentration de la richesse augmente
le besoin d'Etat providence.» Comparativement aux autres blocs,
l’Amérique n’est pourtant pas mal lotie. Alors qu'aux Etats-Unis la
taxation du capital augmente, celle du travail progresse en Europe. La
course au dumping fiscal que se livrent les membres de l’Union
européenne a pour conséquence de creuser le fossé entre le niveau de
taxation du travail et celui du capital : cet écart est passé de 8,8% en
1980-1985 à 11,7% en 1991-1997 au sein de l’espace de l’Union. Une telle
tendance menace et fragilise naturellement la poursuite du financement
de son système d’éducation, de santé ou de protection sociale. A terme,
c’est tout le modèle d’économie sociale de marché qui se trouve
compromis. Le 27 novembre dernier, leurs ministres des Finances se sont
mis d'accord sur les modalités d'application du compromis conclu en juin
au sommet de Feira, au Portugal, à propos de la taxation des revenus de
l'épargne. Le débat actuel autour de la fiscalité de l'épargne et du
capital se mesure à l'aune des politiques empoisonnées héritées de la
déréglementation financière et fiscale que le monde a connues depuis le
milieu des années 1980 – politiques qui ont contribué à donner aux
marchés financiers la force perverse qu'ils ont aujourd'hui et qui ont,
en proportion, affaibli les Etats et grippé leurs instruments de
régulation et d'intervention. Au fil des années, dans la plupart des
grands pays européens, le partage de richesses créées par les
entreprises s'est fait de plus en plus nettement en faveur du capital et
au détriment du travail. Dans le courant des années 1980, la part des
salaires a perdu près de dix points et celle des profits en a gagné
autant. Et cette déformation n'a jamais été depuis corrigée.
Fondamentalement, en termes de valeur, le capitalisme patrimonial
anglo-saxon a rompu le pacte, toujours fragile et mouvant, qui existait
au sein du capitalisme rhénan entre le capital et le travail. Si l'écart
des salaires entre pays avancés et émergents se resserre, un autre,
celui des inégalités salariales, se creuse. Un autre facteur
d’inquiétude pour l’OIT, qui présente aussi une analyse à long terme des
rémunérations faibles, définies comme inférieures à deux tiers du
salaire médian national. Depuis la fin des années 1990, l’incidence de
ces rémunérations faibles a augmenté dans deux tiers des pays pour
lesquels des statistiques étaient disponibles. Pour la CSI, le rapport
de l’organisation des Nations- Unies a ceci d’encourageant qu’il établit
que «des rémunérations faibles sont moins courantes dans les pays
possédant une forte représentation syndicale». «Les syndicats
constituent une partie de la solution parce qu’ils permettent de
s’assurer que les salaires augmentent en même temps que la productivité
et que ces gains sont répartis de manière équitable», a souligné Mme
Burrow. Les luttes, encore et toujours.
A. B.
|