
Actualités : AU NOM DE QUI A PARLÉ LE PREMIER MINISTRE ? Les étranges messages d’Ouyahia
Par Mohamed Benchicou
En juin 2008, pour ceux qui s’en souviennent, Ahmed Ouyahia s’était
fendu d’un serment de loyauté à l’endroit du président de la République,
serment dont on ne sut alors s’il tenait de la grandeur d’âme ou de la
dérisoire tactique politicienne : «Mon soutien à Bouteflika est absolu
et je ne serai pas candidat aux présidentielles s’il s’y présente.» Il
avait même ajouté, pour la bonne bouche : «Je ne suis pas un Clint
Eastwood, je fais mon job !» Mercredi soir, à l’émission «Invité de l’heure de l’A3», ce fut un
Ahmed Ouyahia manifestement moins dévoué qui s’est adressé aux
Algériens, moins dévoué, un peu plus Clint Eastwood et carrément
candidat. Au diable la fidélité ! Le temps urge et le système est
menacé. Ouyahia s’autorise donc, à paraphraser l’ancien président
français Giscard d’Estaing : «Il y a un destin entre moi et la
présidence. » A cette façon d’enterrer le devoir de loyauté envers un
Président autrefois immuable, on comprend que ce dernier a cessé d’être
un garant de la «stabilité» du système et que sa reconduction n’est pas
souhaitable. La succession est donc ouverte, Ouyahia, «serviteur de
l’Etat et fier de l’être», s’affiche comme le seul apparatchik qui
puisse sauver le système de l’intérieur, si on l’écoutait. Oui, si on
l’écoutait car, lâche-t-il , «j’essaie d’attirer l’attention sur les
mesures prises, mais il y a un chef à la maison». C’est très clair : le
risque qui plane sur le système ne viendrait donc pas de ce qu’il soit
injuste, obsolète et autocratique, mais plutôt d’une sorte
d’incompétence du «chef» qui n’a pas su conduire une politique
économique moderne et qui a fait preuve de mollesse envers les «forces
du marché de l’informel », laissé se développer la corruption, et le
«manque de transparence dans la communication » ainsi que, notons-le
bien, «dans le logement». Lui, Ouyahia, se pose alors comme une sorte de
Hamrouche «officiel», le seul outillé pour faire barrage à toutes ces
voix de l’opposition, d’Aït Ahmed à Louisa Hanoune qui exigent le départ
du régime et qui tentent d’imposer la Constituante. Son diagnostic est
sans ambages : «L'Algérie ne vit pas une crise politique mais plutôt des
crises sociales qui ne nécessitent pas qu’on change de système. » Il a
le verbe haut : «La Constituante ne ressuscitera pas les victimes de la
tragédie nationale ni les morts de 1963.» Il ne manque pas d’air : «Chez
nous, le changement est intervenu en 1989. Il y a plus de 30 partis
politiques, une centaine de titres de presse, nous n’avons pas
d’opposants politiques en prison, ni d’exilés politiques.» En cela, il
ne fait, certes, que clamer la position de l’Alliance présidentielle.
Pas question de tout démolir et de perdre le statut de «partis- Etat»
qui va si bien au FLN, au MSP et au RND. Il répète ce qu’a clairement
déclaré, le 23 mars sur la Radio Chaîne I, Abdelaziz Belkhadem, patron
du FLN et ministre d’Etat, représentant personnel du président de la
République : «Le FLN souhaite un changement qui émanerait de l’intérieur
des institutions et qui se fera avec les institutions de la République.»
Seulement voilà, lui, Ouyahia, ne veut pas d’un simple «changement dans
la continuité», c'est-à-dire d’un statu quo avec, en prime, la
possibilité d’un renforcement du contrôle par l’exécutif, afin de
verrouiller le jeu. Lui a une thèse sur la nature des menaces qui pèsent
sur l’Etat algérien en ces temps troubles de révoltes arabes. Ouyahia
suggère que les révoltes de janvier, en Algérie, sont une riposte à sa
volonté d’en finir avec la nature rentière de l’économie, son fameux
«patriotisme économique». Les émeutes de janvier ne seraient pas
l’expression d’une demande de justice, d’équité sociale et de
démocratie, mais «préfabriquées à 60% par les barons de l’informel ».
Bouteflika semble, ici, clairement visé car, rappelons-nous, il fut le
premier à avoir cédé sous l’emprise de l’ébullition sociale de janvier
2011 et à donner consigne au gouvernement de légaliser le trabendo
(«alléger les formalités et procédures destinées au transfert du
commerce informel sur la voie publique vers des sites aménagés, même
sans registre du commerce»). Ce Ouyahia qui parlait mercredi rappelle
cet autre qui, en octobre 2007, accusait le gouvernement Belkhadem
d’avoir «cédé devant les groupes de pression et a offert le pays aux
lobbies et aux mafias», toujours les mêmes, le lobby des trabendistes et
des seigneurs du marché informel qui ont déjoué l’obligation de recours
au chèque pour toute transaction au montant supérieur à 50 000 dinars ;
la mafia du sable ; la mafia des importateurs… «À quoi bon augmenter les
salaires quand on arrête d’investir et de produire ? Il ne suffit pas
d’augmenter les salaires. Faudrait -il encore créer des richesses et
ouvrir le champ de l’investissement !» Oui, Ouyahia de mercredi
rappelle, celui, «indigné» d’octobre 2007 et, plus encore, celui,
résolu, qui finira par succéder à Belkhadem en mai 2008 et qui prononça,
dans sa première conférence de presse, solennel, la fin de l'ouverture
économique «incontrôlée » et de la «démission de l'Etat devant les
mafias et les lobbies». La suite, on la connaît : gel des projets
d’investissement conclus entre Bouteflika et les grosses firmes arabes,
ouverture d’enquêtes fiscales sur ces dernières, dont Orascom de
l’Égyptien Sawiris Si, tel qu’on l’a compris, Ouyahia formule une
alternative de sauvetage du système qu’il piloterait lui-même en tant
que prochain «chef», nous sommes bien face à un échec annoncé. Il ne
suffit pas de vouloir réguler la scène sociale, il faut y mettre les
conditions de base : une justice autonome et une autorité fondée sur la
légitimité populaire. Ouyahia semble oublier que la crise à laquelle est
confrontée l’Algérie est une crise de légitimité, et que la société
attend le passage de la légitimité historique à la légitimité
constitutionnelle. Il ne pourrait être l’homme de cette transition, lui
qui a de la peine à saisir la revendication populaire d’un vrai pouvoir
central qui garantirait l’accès à une vie moderne et équitable. Or,
plutôt que de voir dans les émeutes une réaction aux manquements dans la
gestion de l’espace public, Ouyahia se réfugie dans la dénégation et les
conçoit comme de vulgaires opérations de chahutage orchestrées par les
lobbies du marché informel. Clint Eastwood n’aurait pas dit mieux.
M. B.
|