Contribution : PREMIER BILAN DU PRINTEMPS ARABE Quelques raisons d��tre optimiste
Par Zineddine Sekfali, ancien
ministre
Les pays arabes du Maghreb et du Machrek sont devenus aux premiers
jours de l�ann�e 2011, presque en m�me temps et pour les m�mes raisons,
des lieux de violentes contestations populaires. Trois mois apr�s, s�il
appara�t que dans certains de ces pays �l�ordre r�gne�, comme jadis �
Prague et en Hongrie, dans d�autres, le calme et la s�r�nit� sont
lentement revenus parce que les pouvoirs se sont engag�s � satisfaire
les revendications l�gitimes de leurs peuples. Mais dans certains pays,
� l� o� les dirigeants pr�tendent incarner le peuple et les int�r�ts
sup�rieurs de l�Etat-Nation � le sang continue malheureusement de couler
et le chaos de s�installer. Or, c�est en mettant en avant le cas de ces
deux ou trois pays o� aux contestations populaires les pouvoirs
r�pondent par des bains de sang, que certains Cassandre et autres
Pythonisses pr�disent la fin de ce printemps et l��chec des r�volutions
arabes. Parmi ces augures du malheur, d�aucuns vont encore plus loin et,
�pousant les th�ses des pouvoirs menac�s par la rue, crient p�le-m�le �
la trahison, au retour des imp�rialistes, au p�ril islamiste ! Il est
frappant de constater que beaucoup de ceux qui se sont autoproclam�s en
Occident et en Isra�l, sp�cialistes du monde arabe, n�arrivent pas � se
faire � l�id�e que la d�mocratie est compatible avec la culture
arabo-islamique et que les Arabes peuvent construire chez eux des
syst�mes d�mocratiques ; pour ces proph�tes du pire, le bon Arabe c�est
l�Arabe soumis. Ce faisant, ils donnent du grain � moudre aux despotes
arabo-musulmans ainsi qu�� leurs clans, que le seul mot de d�mocratie
rend spontan�ment hyst�riques. En effet, pour les pouvoirs, la
contestation populaire, d�s lors qu�elle n�est pas suscit�e et contr�l�e
par eux, est forc�ment suspecte et n�faste ; lorsqu�elle est dirig�e
contre eux, elle doit �tre fermement combattue et �limin�e, quel que
soit le prix � payer. Les pouvoirs autoritaires, les �nouveaux
orientalistes� et les pr�tendus sp�cialistes des affaires arabes qui les
flattent, n�ont qu�une chose en t�te : en finir le plus t�t possible
avec les mouvements populaires qui remettent en cause leur domination et
menacent leurs int�r�ts mat�riels personnels. Aussi se pose cette
question : qu�en est-il au juste de ces mouvements populaires ? O� en
sont-ils, alors que nous entamons le cinqui�me mois de cette ann�e 2011
? Avant d��tablir un bilan pr�liminaire pour cette courte p�riode qui va
de janvier � d�but mai 2011 et de lister les premiers r�sultats du
printemps arabe, il nous para�t utile de proc�der � quelques rappels de
faits. Le 18 d�cembre 2010, quelque part dans la Tunisie profonde,
Mohamed Bouazizi, un jeune Tunisien de vingt sept ans, dipl�m� de
l�enseignement sup�rieur et n�anmoins ch�meur, s�immolait par le feu
pour exprimer sa rage contre l�autorit� qui l�a humili� en lui
saisissant son unique moyen de subsistance, en l�occurrence une
mis�rable charrette de marchand ambulant et les quelques produits
qu�elle transportait. Les choses auraient pu en rester l� et la
tentative de suicide ne relever que de la rubrique des faits divers. A
la surprise g�n�rale, il en fut autrement. Ce suicide prit une
importance nationale puis internationale ; c�est qu�une grande partie de
la jeunesse tunisienne s��tait reconnue en Mohamed Bouazizi, et r�p�tant
son nom � l�infini, l�a port� � travers toute la Tunisie, puis au-del�
du pays. Le 4 janvier 2011, le jeune Bouazizi rendait l��me : il
devenait alors le symbole de la d�sesp�rance de la jeunesse arabe et de
son impuissance face aux Etats. Son acte poignant est incontestablement
� l�origine du d�clenchement de l�un des plus grands mouvements
politiques de l�histoire du monde arabe qui va, selon une formule
�cul�e, du �Golfe � l�Atlantique�. Si il est vrai que chaque pays arabe
a ses propres sp�cificit�s ethnographiques, sociologiques,
psychologiques, traditionnelles, culturelles, �conomiques, historiques
et politiques, il est non moins vrai que ces pays se ressemblent tous,
par de multiples aspects. En effet, ils souffrent tous d�un grave
d�ficit d�mocratique ; les violations des droits de l�homme y atteignent
des taux particuli�rement �lev�s ; les in�galit�s sociales y sont
criantes ; l�institution judiciaire est soumise ; il n�y a pas de
s�paration des pouvoirs mais confusion des pouvoirs ; la corruption est
g�n�ralis�e ainsi que le trafic d�influence et le n�potisme, etc. Or, il
se trouve que tous ces faits sont les ingr�dients n�cessaires pour que
s�enclenchent quasi automatiquement les contestations populaires et
qu��clatent les plus violents troubles sociaux. Les premi�res
contestations populaires ont eu lieu en Tunisie, ceci pour diverses
raisons qu�il appartient aux chercheurs et politologues de d�terminer et
de r�pertorier. Mais on peut dire sans risque de se tromper, que le
grand mouvement de contestation des pouvoirs est bien parti de Tunisie,
parce que les gouvernants de ce pays avaient depuis longtemps atteint le
�seuil de Peter�, que la corruption et le pourrissement y sont arriv�s �
des niveaux socialement intol�rables, et probablement aussi parce qu�il
existe en Tunisie � o� l�opposition politique a �t� comme ailleurs
�cras�e ou domestiqu�e � une soci�t� civile, une classe moyenne et une
intelligentsia conscientes de leurs forces et dispos�es � assurer la
rel�ve. En tout �tat de cause, il est incontestable que la r�volte du
jasmin a inspir� les Egyptiens � je me rappelle ce mot d�un opposant :
�Ce que les Tunisiens ont fait, nous pouvons nous aussi le faire !� Les
�gyptiens ont � leur tour inspir� d�autres peuples. D�o� le mot de
�contagion� et l�expression �effet domino� utilis�s dans les m�dias,
simples expressions imag�es que l�on s�est empress� ici et l� de
contester ou de ridiculiser, en se lan�ant dans des querelles de mots et
de s�mantique qui, dans cette affaire, n�ont ni sens ni int�r�t. Il
�tait plus simple, pour ceux qui avaient per�u la similitude des
situations cr��es dans les pays arabes, de rappeler la r�gle
universellement d�montr�e, selon laquelle �les m�mes causes produisent
les m�mes effets� ; c�est bien en effet de similitude qu�il s�agit l�,
d�s lors qu�il est constant que des troubles ont affect� plusieurs pays
situ�s dans une m�me zone g�opolitique et de fa�on quasi simultan�e. Or,
en d�pit de la r�pression � laquelle les contestations populaires ont
partout �t� expos�es et malgr� les man�uvres, les emb�ches et les pi�ges
qu�on leur a tendus, ce vaste mouvement a d�j� produit quelques effets
positifs. J�en vois personnellement au moins une bonne douzaine. Ils
sont clairs, nets et incontestables ; on peut les �num�rer comme suit.
1- Il y a d�j� deux despotes arabes en moins : le premier est tomb� le
14 janvier 2011, le second a suivi le 11 f�vrier de la m�me ann�e ; l�un
est en garde � vue, l�autre est en fuite � l��tranger ; dans ces deux
cas, la formule �la peur a chang� de camp� n�a jamais �t� aussi vraie.
2- Ces despotes d�chus sont, avec leurs proches, leurs complices et
leurs larbins, poursuivis en justice tels des malfrats, pour des crimes
de droit commun ; leurs biens et avoirs sont l�objet de saisies
conservatoires, chez eux et � l��tranger.
3- Les pr�sidences � vie, les r�publiques h�r�ditaires, la
patrimonialisation de l�Etat et le monopartisme ne sont plus consid�r�s
par les soci�t�s arabes comme des fatalit�s. Deux pr�sidents, celui
d��gypte et celui du Y�men, ont eux-m�mes annonc� avant d��tre d�chus,
qu�ils avaient renonc� � se repr�senter, qu�ils d�non�aient la
transmission h�r�ditaire de la fonction pr�sidentielle et qu�ils
promettaient de limiter le nombre des mandats pr�sidentiels.
4- Les soci�t�s arabes se sont r�veill�es � la libert�, � la justice, �
l��galit�, aux valeurs de l�Etat de droit, � la d�mocratie, � la lutte
contre la corruption ; elles ont recouvr� elles-m�mes leur droit
imprescriptible � la r�sistance contre l�oppression, d�o� que celle-ci
provienne.
5- Les soci�t�s arabes ont tourn� de leur plein gr� et en toute libert�
la page de l�islamisme politique et du radicalisme islamique, dont elles
ont subi les pires exc�s. La preuve en est que dans les dizaines de
manifestations, de marches et autres sit-in qui ont eu lieu ces trois
derniers mois � travers le monde arabe, on n�a entendu aucun slogan
politico-religieux. Il n�y a plus de probl�me religieux dans le monde
arabe ; il n�y a que des probl�mes politiques et sociaux. Cela ne veut
pas dire pour autant que le fondamentalisme et l�extr�misme islamiques
ont totalement disparu : les derniers attentats commis pr�s d�Alger et �
Marrakech sont venus nous le rappeler avec force.
6- Les arm�es tunisienne et �gyptienne ont d�montr� de fa�on �clatante
qu�il peut y avoir dans le monde arabe de vraies arm�es r�publicaines,
c�est-�-dire des arm�es au service exclusif de la nation et non d�un
monarque omnipotent ou d�oligarques puissants.
7- Trois autres despotes s�agrippent encore au pouvoir en proc�dant �
une r�pression de plus en plus inexpiable, sans que la r�sistance
populaire s�essouffle ou faiblisse.
8- Il y a d�sormais sinon une nouvelle donne, du moins une nouvelle
redistribution des cartes dans l�affaire palestinienne : les �ex-fr�res
ennemis� palestiniens se sont r�concili�s sous l��gide de l��gypte qui,
s��tant �mancip�e, a d�cid� en toute souverainet� d�ouvrir le poste
fronti�re de Rafah. Elle a, de plus, r�cemment demand� � son puissant
alli� am�ricain de reconna�tre l�Etat palestinien. Convenons que ce sont
l� des choses � peine imaginables, si Moubarak �tait toujours aux
affaires !
9- Il y a une v�ritable fr�n�sie de r�formes d�mocratiques dans au moins
les quatre pays arabes suivants :
- la Tunisie a chang� de gouvernants et de gouvernement, dissous
l�Assembl�e nationale, supprim� l�ancien parti unique et pr�pare
l��lection d�une assembl�e constituante pour juillet prochain ;
- l��gypte a chang� de gouvernement, dissous l�Assembl�e nationale,
organis� les premi�res �lections libres et sinc�res du pays depuis la
destitution du roi Farouk, approuv� une r�vision constitutionnelle,
supprim� l�ancien parti au pouvoir, ouvert des poursuites judiciaires
contre l�ancienne nomenklatura et pr�pare actuellement des �lections
l�gislatives ;
- la Jordanie a chang� de Premier ministre et s�est engag�e vers
l�institution d�une monarchie constitutionnelle et parlementaire qui
rendrait le royaume hach�mite comparable, au plan institutionnel, au
royaume d�Espagne ou � celui de Grande-Bretagne ;
- le Maroc pr�pare une nouvelle Constitution faisant de lui une
monarchie constitutionnelle et parlementaire, avec un Premier ministre
dot� des attributions traditionnelle des chefs du gouvernement et
responsable devant le Parlement, consacrant la s�paration des pouvoirs
et garantissant l�ind�pendance de la justice par rapport au pouvoir
politique ;
- enfin, l�Alg�rie : le pouvoir a r�pondu aux revendications populaires
en deux phases ; en premier lieu, il a eu recours, comme dans les riches
monarchies du Golfe, au �carnet de ch�ques�, ce qui en soi est l�aveu
que la politique �conomique et sociale suivie a appauvri et pr�caris�
les Alg�riens, dans leur grande majorit� ; il a ensuite annonc� un train
de r�formes de nature politique, ce qui est un d�saveu de ceux qui
pr�tendaient que les �meutes de janvier �taient le fait de voyous et
n�avaient aucun sens politique ; on sait depuis vendredi 16 avril que
l�on va proc�der � la r�vision de nombreux textes, tels que la
Constitution, la loi sur les partis, celle sur les associations, celle
sur la presse et celle sur les collectivit�s locales, dans le but
clairement affich� de renforcer la d�mocratie et de r�habiliter l�Etat.
Attendons pour voir, car comme dit ce sage dicton populaire : �fi el
maydan n�chouf el foursan !� Il convient cependant de signaler que les
processus des r�formes se d�roulent partout sous l��il vigilant de la
soci�t� civile et le regard critique des partis d�opposition existants
ou en cours de formation. On croit savoir que les choses se d�roulent
globalement de mani�re satisfaisante, m�me si des man�uvres obliques
sont men�es ici et l� pour faire obstacle aux changements et que des
actions violentes sont commises, comme en Alg�rie et au Maroc, dans le
but, disent les observateurs des affaires maghr�bines, de torpiller la
d�mocratisation en cours.
10- Le peuple irakien, toutes ethnies et confessions confondues, n�a pas
�chapp� � cette forte et irr�pressible aspiration � la libert�, � la
justice, � la dignit� et � la d�mocratie, puisqu�il a massivement
manifest�, le jour anniversaire de l�occupation de son pays par les
�tats-Unis, non seulement pour revendiquer l��vacuation des forces
�trang�res, mais aussi pour r�clamer l�instauration d�un r�gime
d�mocratique et exiger qu�une lutte implacable soit entreprise pour
�radiquer la corruption.
11- M�me si beaucoup de choses restent encore � r�aliser par les peuples
arabes engag�s sur le chemin de la d�mocratie, on peut cependant dire
que pour ces peuples, le pire est pass�.
12- Le printemps arabe ne sera pas �ph�m�re, comme certains le
voudraient, quitte au demeurant � le noyer dans des bains de sang. De
toute mani�re, il a d�j� permis de concr�tiser d�importantes
r�alisations ; celles-ci sont autant d�acquis sur lesquels il sera sinon
impossible, du moins difficile de revenir.
En v�rit�, les peuples arabes vivent une p�riode de transition qui est
en train de clore l��poque de l�autoritarisme. Pour conclure, on dira
que malgr� le pessimisme ambiant qu�entretiennent le clivage � digne de
la guerre froide � entre les grandes puissances � propos de la
d�mocratisation du monde arabe, les discours sur �l�enlisement� en Libye
et peut-�tre aussi en Syrie, les mises en garde contre le danger
int�griste qui guetterait les Arabes et le monde occidental si les
pouvoirs en place disparaissaient, enfin les man�uvres �hont�es de ceux
qui, une fois encore, veulent renvoyer cette d�mocratisation aux
calendes grecques, en d�pit de tout cela donc, il y a encore des raisons
d�esp�rer de nouveaux succ�s. N�est-ce pas que des progr�s,
inimaginables il y a trois mois, ont d�ores et d�j� �t� r�alis�s ?
Est-ce l� de l�optimisme b�at ? N�est-ce pas plus simplement du r�alisme
?
Z. S.
|