
Monde : Triste et heureux à la mort de Kadhafi ?
Par Arezki Metref
Il convient de s’interroger sur cette prédilection ou sur cette
fatalité des dictateurs arabes à finir dans les égouts ou dans ce qui y
ressemble. On se souvient que Saddam Hussein a été capturé dans un trou
à rats. C’est aujourd'hui au tour de Kadhafi de finir flingué dans une
bouche d’évacuation. S’agissant de celui-ci, le symbole est d’autant
plus percutant que, il y a encore quelques semaines, il traitait ses
opposants de rats. C’est comme si, forçant le destin, le compliment lui
avait été retourné. Quelle immanence fait donc patiner dans la fange
d’une piteuse fin de règne des dictateurs arabes qui se prenaient pour
les flamboyants continuateurs de Saladin ? Anesthésiés par leur
toute-puissance, ils installent le décorum des monarchies de droit
divin, et se retrouvent moins que rien lorsqu'ils tombent ! Entre les
deux, le pouvoir absolu qu’ils s’octroient dans la violence et le
meurtre fait perdre toute mesure. Ils finissent sans doute par être
pénétrés d’un sentiment d’indestructibilité. En régnant par la
répression et l’injustice, en instaurant le népotisme cynique et la kleptocratie, ils suscitent tant de haine de la part de leur propre
peuple qu’il devient malheureusement compréhensible que la vindicte
puisse se concrétiser. Les circonstances de la mort du guide libyen
restent encore floues. De l’Otan ou des rebelles, on ne sait qui l’a
tué. Impossible d’en avoir une version fiable. Un consensus semble
cependant s’esquisser en faveur d’une mouture qui octroierait au CNT la
victoire. Tout le monde s’accorde à reconnaître que les différentes
versions données par le CNT ou par les responsables politiques des pays
de l’Otan montrent à tout le moins l’extrême confusion des circonstances
dans lesquelles Kadhafi a été tué. Le ministre français de la Défense,
Gérard Longuet, a répété plusieurs fois sur différentes chaînes télé que
le convoi de Kadhafi avait été stoppé par des tirs de l’Otan. Une façon
de dire que l’Otan avait rempli sa mission. Cependant, d’autres forces
souhaiteraient que le CNT accroche l’exploit à son palmarès. Rarement
mort aura suscité autant de liesse. Même en démultipliant la part de
mousse générée par les médias occidentaux, en ramenant à des proportions
humbles les cocoricos des dirigeants atlantistes qui voudraient mettre à
leur actif la fin d’un dictateur, il reste encore beaucoup de monde pour
se réjouir de la mort de Kadhafi. Ce n’est quand même pas rien qu’aucun
Libyen ne souhaite le voir enterré dans sa région et qu’on en arrive à
proposer qu’il soit largué en mer comme un vulgaire paquet de déchets.
Cette répulsion incroyable interroge. Au-delà de toute considération
politique, elle est sans doute le fruit de l’accumulation d’un
ressentiment devant le comportement de potentat inique et fantasque d’un
homme qui croyait qu’un peuple et un pays étaient sa chose. L’instinct
de propriété pousse aux pires dérapages. Ils furent si nombreux et si
énormes dans la Libye de Kadhafi qu’ils en sont devenus la seule
caractéristique. La farce finit en tragédie. N’empêche que le cadavre du
tyran probablement lynché dans la poussière renvoie à une image
chaotique du destin collectif. Tyrannie, châtiment ! L’alphabet de la
démocratie et de ses valeurs, dont la justice devant laquelle Kadhafi
aurait dû être traîné, est difficile à soutenir devant les instincts de
vengeance. Un citoyen tunisien interrogé par un journaliste a résumé la
perception contradictoire que suscite la mort de Kadhafi : «Je suis
triste et heureux en même temps.» Et c'est bien là le problème. Comment
peut-on être à la fois triste et heureux ?
A. M.
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