Chronique du jour : ICI MIEUX QUE LA-BAS
Les traces de Fanon sur le sable de l'ingratitude alg�rienne


Par Arezki Metref
arezkimetref@free.fr

J�ai oubli� les circonstances exactes dans lesquelles j�ai entendu prononcer pour la premi�re fois le nom de Frantz Fanon. Peut-�tre �tait-ce � propos du lyc�e de Bab El Oued. Sans doute ai-je cru alors qu�il s�agissait d�un de ces Fran�ais � ou de ces Europ�ens, comme on disait plut�t � qui avaient �pous� la cause ind�pendantiste alg�rienne, laquelle, en retour, leur faisait l�honneur de baptiser des lieux � leur nom. Puis, au lyc�e Abane-Ramdane � un autre nom, li� � celui de Fanon, mais comment aurais-je pu le savoir alors ? �, nous d�mes �tudier l'un de ses textes.
Je ne voyais en Fanon qu�un auteur progressiste ayant emprunt� � l�Internationale le titre de son livre. Plus tard, je d�couvrirai une avenue d�Alger portant son nom, ce qui, de ce fait, impliquait qu�il �tait davantage qu�un �crivain, peut-�tre-m�me de ceux qui, comme Sartre, avaient donn� un coup de main aux Alg�riens. Le d�clic s�est produit, comme toujours en pareil cas, par hasard. J'avais un ami ambulancier � l�h�pital psychiatrique Frantz-Fanon de Blida. Un jour, le nom de Fanon a surgi de l�une de nos discussions. Il se mit alors � me d�crire les traces encore visibles laiss�es 20 ans apr�s son passage � l�h�pital. Fanon y �tait, d�une certaine mani�re, toujours pr�sent. Inutile de dire � quel point le r�cit de cet ami avait r�veill� mes interrogations sur le parcours de ce psychiatre. Je ne sais pas � quel moment il mentionna l�existence de M. B., qui avait �t� infirmier psychiatrique dans son service, mais d�s qu�il le fit, j�ai demand� � le rencontrer. Ce dernier avait la m�moire de Fanon vivace. Il se rappelait fort bien de l�arriv�e de �ce Fran�ais qui ne ressemblait aux autres ni physiquement ni surtout mentalement�, de la suspicion jet�e sur lui par les mandarins de la psychiatrie coloniale, des innovations th�rapeutiques qu�il avait instaur�es telles que les services ouverts, la suppression de la camisole de force, et de l�exp�rimentation r�ussie, puisqu�elle existe encore � ce jour, de l�ergoth�rapie et de la musicoth�rapie avec le chanteur populaire Abderrahmane Aziz. Toutes ces innovations introduites par Fanon dans les m�thodes moyen�geuses substituaient de l�humanit� aux traitements de force en vigueur. Pour cela comme pour le reste, la direction et l�encadrement de l�h�pital le tenaient en quarantaine. Il est �vident que ce qui se jouait allait nettement au-del� des divergences d��coles psychiatriques. Fanon consid�rait les patients alg�riens comme des patients ordinaires, justiciables de la compassion ordinaire aussi, et non comme des barbares dont la maladie aurait �t� inscrite quelque part au niveau de leurs g�nes. Cette divergence d�approche, assez insoutenable pour les adeptes de la s�gr�gation, se trouva exacerb�e par la th�se de Fanon, r�dhibitoire, qui consistait � trouver dans l�ali�nation coloniale, elle-m�me, la source de maladies mentales. Ses contradicteurs en eurent des hauts-le-c�ur. Eux qui se croyaient �tre le rem�de se virent renvoyer l�image inverse : ils �taient le mal ! Ils ne savaient pas alors que les choix politiques de Fanon �taient faits et que rejoindre physiquement le FLN � Tunis n��tait pour lui qu�une question de mois ou de semaines. Je revois encore M. B. face � une table d'un des caf�s ouverts par Fanon, d�crivant le courage de ce dernier affrontant, dans la solitude, un appareil psychiatrique superposable sur le plan de la m�decine � l�appareil colonial. J�ai enjamb� une �tape dans ce r�cit. Un r�dacteur en chef m�avait demand� en 1974 d�entreprendre une enqu�te sur le voile. A l��poque, il ne s�agissait pas du hidjab ou du jelbab que nous voyons aujourd�hui mais seulement, pour Alger par exemple, du voile blanc port� avec �l�gance par les femmes et du ha�k noir que les Constantinoises supportent, dit-on, depuis la chute de Salah Bey et de la ville. En cherchant de la documentation, je suis tomb� sur le texte de Fanon sur le voile intitul� �L�Alg�rie se d�voile�. Je me souviens des deux temps selon lesquels Fanon d�compose la dynamique historique du voile en Alg�rie. Le voile, dans une premi�re s�quence, est celui qui repr�sente la s�paration des sexes, et qui va servir de m�canisme de r�sistance anticoloniale. Puis, dans un second temps, le voile sera abandonn� dans l�action r�volutionnaire. A mi-chemin, peut-�tre au tout d�but des ann�es 1980, j'ai d�gott� � la librairie du Parti (FLN, �videmment) � Alger, la seule autoris�e � importer de France des livres relativement r�cents, l'ouvrage d'Ir�ne Gendrier. Il s'agit d'une biographie � l'am�ricaine, au style alerte, men�e au rythme du polar. Une sorte de thriller centr� sur la vie de Fanon, laissant le lecteur sur sa faim car il r�duit toute action ou toute pens�e de Fanon � une cons�quence biographique. Ce n�est que plus tard que je lirai les �uvres de Fanon. Je les ai lues seul, sans le secours d�un guide pour contextualiser et replacer cette parole dans le mouvement contre l�oppression coloniale ou l�oppression tout court, et surtout sans aucune connaissance psychiatrique. Je me consid�rais alors comme un autodidacte de Fanon, plong� sans filet dans une �uvre abyssale. Elle me paraissait en effet d�une profondeur sans fond, cette �uvre qui allait � l'encontre des grands courants de pens�e dominants de l��poque. Mais il faut dire que si la phrase de Fanon a quelque chose d��picurien, elle est aussi saisie par le d�mon de la complexit�. Son univers n�est pas �vident. La plong�e dans les arcanes d�une pens�e en cours d'�laboration a ceci d�exaltant, qu�elle d�place vers le parcours de l�auteur. Pour ma part, cela me renvoyait pour ainsi dire � la case d�part puisque d�s le premier instant, c��tait la trajectoire plus que la pens�e qui m�avait interpell�. Mais sans doute l�une ne va-t-elle pas sans l�autre. Il n��tait pas difficile d�en d�duire que, dans l�empyr�e alg�rien, il en �tait, de Fanon comme de la com�te de Halley. S�il lui fallait des lustres pour repasser, elle ne manquait jamais le rendez-vous. Puis l�Alg�rie est entr�e dans la phase d�mentielle des ann�es 1990- 2000. On ne parlait plus de Fanon. Pourtant, il e�t fallu citer au moins cette phrase de lui, proph�tie la�que : �Le colonialisme se poursuit par la lutte des anciens colonis�s entre eux.� En plein dedans. Nuance : cela ne veut pas dire qu�il faille accabler le colonialisme de tous les maux dus � nos propres carences, voire � nos turpitudes. J�allais �tre amen� � croiser de nouveau le chemin de Fanon dont une, plus marquante, � l�occasion d�une visite rendue � Francis Jeanson dans sa maison de la petite ville de Claouey-sur-L�ge, non loin de Bordeaux. Entre autres sujets de conversation, il avait �voqu� Fanon. Dans les ann�es 1950, il cr�e et dirige aux �ditions du Seuil, � Paris, la collection �Ecrivains de toujours�. C�est dans ce contexte qu�il voit arriver un jour dans son bureau un jeune Martiniquais qui lui avait envoy� par la poste, quelques mois auparavant, un manuscrit qu'il avait trouv� int�ressant. Il s'agissait de Franz Fanon. Il le convia � une rencontre. Les deux hommes engag�rent la conversation quand Jeanson lui dit qu�il �tait pr�t � publier le livre mais que le titre ne collait pas. C�est � lui qu�on doit Peaux noires, masques blancs. Puis il fait l��loge de l�analyse d�velopp�e par Fanon. Ce dernier le taquine, un peu provoc : �C�est pas mal pour un Noir, non ?� C�est le genre de plaisanterie que Jeanson ne go�te gu�re. Il lui r�pond du tac au tac : �Si vous pensez que je suis capable de tenir un tel propos, autant vous en aller tout de suite.� Je n�en suis plus tr�s s�r, mais il me semble bien que c'est Jeanson qui a dit que Fanon n'�crivait pas mais dansait ses textes. Il expliqua qu'il les dictait en dansant et que ce mouvement se ressentait fatalement dans ses phrases. Tiens ! Une id�e� comme �a� et si on rappait les Damn�s de la terre.
A. M.
Ce texte a �t� publi� par un num�ro sp�cial de revue Alg�rie Litt�rature Action intitul� �Frantz Fanon et l�Alg�rie, Mon Fanon � moi�. Num�ro coordonn� par Christiane Achour.

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