Chronique du jour : LES CHOSES DE LA VIIE Si Abderrazak ne mangera pas son couscou

Par Ma�mar FARAH
maamarfarah20@yahoo.fr

D�un pas press�, l�homme avait parcouru quatre � cinq kilom�tres avant de s�arr�ter sous un arbre : un eucalyptus centenaire perdu au milieu d�un champ �cras� par le soleil rev�che d�un janvier qui ressemblait, � s�y m�prendre, aux mois des printemps oubli�s. L�ombre g�n�reuse de l�arbre donnait � ce lieu l�air d�une terrasse dominant la vall�e qui courait vers les pi�monts de l�imposante montagne.
Les rayons d�un soleil omnipr�sent l�chaient une terre g�n�reuse, abondamment arros�e ces derni�res semaines ; �� et l�, l�ocre des champs fra�chement labour�s jouait avec le vert des pr�s gard�s en jach�re. La terre respirait, et cet air si pur, � peine imbib� des effluves de l�humus, l�homme en emplissait ses poumons en grands volumes et cela l�aidait � r�cup�rer apr�s une si longue course. Il semblait bless� � la main et avait le visage rouge de sang. De loin, l�aboiement d�un chien signala � l�inconnu l�existence d�un douar qui, visiblement, �tait encore endormi� Pourtant, on se l�ve t�t � la campagne et cela intrigua davantage le marcheur. Il fit quelques efforts et parcourut encore un kilom�tre avant de tomber sur les restes d�une maisonn�e en flammes. Un gosse de quatre ann�es se tenait au milieu des pierres noircies par la fum�e. Il avait le regard perdu et tenait � la main une vieille poup�e en chiffon qui semblait �galement avoir souffert de l�incendie. Soudain, son regard fut attir� par quatre corps qui gisaient pr�s d�un bassin. Le spectacle �tait insupportable : les cadavres �taient sans t�te ! Horrible sc�ne sortie tout droit d�un film d��pouvante ! L�aboiement du chien ne s��tait pas arr�t�. L�animal semblait vouloir montrer au visiteur quelque chose qui se trouvait pr�s d�un vieux tracteur dont la carcasse tr�nait � droite de la fermette. Et l�, ce fut l�horreur compl�te : les t�tes avaient �t� tra�n�es par le chien qui ne comprenait plus rien � la folie des hommes. L�inconnu �tait plong� dans son cauchemar lorsque le bruit d�un camion crapahutant sur la piste attira son attention. L�engin s�approchait et il put distinguer une dizaine d�hommes � son bord. Lorsqu�il stationna en bout de piste, pr�s du bassin, l�homme courut tout droit vers les nouveaux venus. Il avait les yeux sortis de leurs orbites, la langue pendue, le visage livide et ensanglant�e et ses cheveux �taient dress�s comme s�il avait vu le diable en personne ! Les Patriotes, arriv�s en renfort, le prirent en charge et il re�ut les premiers soins. La blessure au visage n��tait pas bien grave mais celle qu�il avait � la main semblait beaucoup plus s�rieuse.
�Tu viens d�o� ? demanda le chef du groupe
- Je viens du douar mitoyen. Ils sont aussi pass�s chez nous ! Mais ils n�ont pas fait un pareil carnage. Ils ont pris de la semoule, du caf�, de l�huile et de l�argent puis ils sont partis.
- Et ta blessure ?
- J��tais affol�. J�ai entendu beaucoup d�histoires sur les massacres perp�tr�s par les terroristes. Je m��tais cach� dans une grange et tous mes membres tremblaient, mes dents claquaient et, lorsqu�ils p�n�tr�rent dans l��table, je fus glac� de peur�
- Pourtant, ils n�ont tu� personne chez vous l�-bas !
- Oui, c�est parce que nous avions deux ou trois gars qui les renseignaient tr�s bien sur les mouvements de la gendarmerie et des Patriotes. C��tait un douar acquis.
- Et toi ?
- Moi, je suis un enseignant et j�ai enfreint � plusieurs reprises les ordres du GIA, notamment lors de la derni�re rentr�e scolaire qu�ils nous demandaient de boycotter.
- Tu ne l�as pas fait ?
- Non ! Mais la plus courageuse, c��tait Dalal ! Les terroristes lui en voulaient terriblement car elle refusait de porter le hidjab. Ils l�auraient tu�e si le hasard n�avait pas voulu qu�elle se d�pla��t ce jour-l� en ville pour rendre visite � sa tante malade !
- Et qui t�a caus� ces blessures ?
- Dans ma folle course vers la survie, je suis tomb� plusieurs fois. Eux, ils ne m�auraient pas bless�. C��tait l��gorgement pur et simple�� Le gars fut emmen� dans le camion. On ramassa les quatre t�tes et les corps qu�on recouvrit d�une vieille couverture. On fit monter le b�b� � l�avant et le chien � l�arri�re et l�engin d�marra comme il �tait venu : dans un nuage de poussi�re qui fit toussoter le chef du groupe. Ce dernier interrogea � nouveau l�inconnu : �Nous devons t�emmener � la gendarmerie. Ce sont les r�gles d�usage.
Tu as une carte d�identit� ?
- Je n�ai pas eu le temps d�emmener quoi que ce soit avec moi. J��tais en train de sortir les b�tes lorsque le groupe terroriste fit son entr�e dans le douar. J�eus juste le temps de m�engouffrer dans la grange�
- Nous devons savoir avec pr�cision qui tu es ! Et ces collaborateurs des terroristes, tu les connais ? Ce sont des gars de ta tribu !�
L�inconnu balbutia et cela irrita le chef qui fut pris d�une col�re soudaine. Apr�s tout, l�homme pouvait mentir. S�il disait vrai, il devait n�cessairement livrer les noms de ces soutiens du terrorisme qui �coperaient de quelques ann�es de prison. Ces personnes �taient de sa tribu et m�me s�il ne savait rien d�eux auparavant, il les aurait certainement vus en train d�aider les terroristes ou de leur parler� L�homme �tait intraitable. Il ne connaissait pas ces gars et tout ce qu�il disait � propos de leur collaboration, il le tenait de la rumeur locale. Le chef du groupe lui conseilla vivement de dire la v�rit� sinon on saura le faire parler. Il pleura, hurla qu�il ne connaissait pas ces soutiens, qu�il n�avait rien � voir avec les terroristes, cela ne fit qu�attiser la col�re du Patriote en chef. D�cision fut prise de changer de destination et de se diriger vers le douar �pargn� par les terroristes. Il n��tait pas dit que leurs crimes resteraient impunis et on en saura certainement davantage sur place. Au village, Meriem et sa fille pr�paraient le couscous au mouton du vendredi, plat pr�f�r� d�Abderrezak, chef des Patriotes. Meriem y mettait tout son amour car elle adorait cet homme affable qui ne lui avait jamais dit un mot d�plac� et qui lui offrait tout ce qu�elle d�sirait sans rechigner. M�canicien, il partageait son temps entre son garage et sa maison quand il n�allait pas en mission dans les montagnes environnantes � la recherche d�un gibier sp�cial. Il avait aussi les gardes au village et les rondes de nuit. C��tait sa destin�e : il avait pris les armes contre l�occupant fran�ais dans les ann�es cinquante et se retrouvait, quatre d�cennies plus tard, � refaire la m�me chose pour s�opposer � la domination des Afghans, talibans et autres groupes arm�s qui avaient pour objectif de transformer la r�publique en �mirat. Meriem avait souvent peur en entendant les informations sur les t�l�visions �trang�res : tous les jours, les terroristes massacraient � travers tout le pays. Leurs cibles pr�f�r�es �taient les militaires, les policiers et les �l�ments de l�autod�fense. Plusieurs fois, elle fut r�veill�e en pleine nuit par des rafales de fusil automatique. En regardant la place vide d�Abderrazak sur le grand lit � baldaquins d�un autre �ge, elle tressaillit en priant Dieu d��pargner son mari. Mais pourquoi donc faisait- il cela � soixante-dix ann�es ? �C�est pour l�Alg�rie, disait-il. Pour l�honneur de ce peuple� C�est notre destin ! Tu crois que �a me fait plaisir de quitter la chaleur du foyer familial par des froids sib�riens ?� Dans le camion, l�inconnu continuait d�irriter le chef du groupe en refusant d�admettre qu�il connaissait les espions des terroristes ! Quand le v�hicule s�approcha s�approcha du douar, personne ne pouvait imaginer qu�il y avait encore une centaine de terroristes dans les lieux. Arm�s jusqu�aux dents, ils avaient vu venir le camion de loin. Au premier �Allah ou Akbar� qui retentit du fourr�, Abderrazak comprit qu�il avait fait une grosse b�tise en s�engageant aussi loin sans une couverture militaire appropri�e� L�attaque fut br�ve et meurtri�re. Les Patriotes qui respiraient encore furent achev�s au couteau. La t�te de l�inconnu fut tranch�e purement et simplement. Le chien s�en �tait approch� et continuait � se poser des questions sur la folie des hommes. Le b�b� avait re�u une balle en pleine t�te et sa poup�e en chiffon �tait toujours serr�e contre lui. A la maison, le couscous �tait pr�t. Meriem saisit le t�l�phone et appela son mari. De longues sonneries dans le vide. Sur un buisson ensanglant�, le vieux Nokia de Si Abderrazak composait un autre hymne � la gloire des martyrs de la grande R�volution des ann�es 90. Ils furent des dizaines de milliers de Patriotes � donner leurs vies pour nous, pour vous�
M. F.

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