Contribution : LE MAL POLITIQUE ALG�RIEN
Ou le Boumedi�nisme rattrap� par l�histoire


Par Kamel Khelifa, auteur (2e partie et fin)
La lourde responsabilit� de Houari Boumediene. Un pays, une ville, un village, une maison ou une nation sont b�tis par des p�res fondateurs. S�agissant d�un pays, il vit d�autant plus longtemps qu�il a des fondations solides, connues sous le nom d�institutions de l�Etat�
Les institutions reposent sur des structures politiques et sociales �tablies dans un corpus de textes juridiques, � la t�te desquels se trouve la Constitution, loi supr�me du pays, d�finies � partir d�un choix de soci�t�, r�sultant naturellement de consensus ou de compromis� La R�publique de San Marin (voisine de l�Italie) est la plus vieille r�publique moderne, avec la Constitution la plus ancienne (�labor�e vers 1300) de six tomes et plus de trois cents rubriques, r�sultant de compromis, de trait�s, d�alliances et de consensus politiques, obtenus par une poign�e de seigneurs et de familles vers 1600 ; c�est la solidit� de ses institutions et la qualit� de ses hommes qui a fait d�un territoire de 61 km2 (peupl� aujourd�hui d�environ 30 000 habitants seulement), un Etat tellement respectable que m�me Napol�on Bonaparte n�osera pas envahir, par admiration et respect de ses lois et de ses hommes� Aux �tats-Unis, le consensus est partout dans les institutions du pays (Convention, Congr�s, S�nat�). Cette logique avait conduit � l��laboration de la Constitution des Provinces Unies en 1787, fond�e sur le principe intangible d�un gouvernement tenu par l�obligation du respect du droit des citoyens, de la s�paration et de l��quilibre des pouvoirs, etc. En France, si on fait un survol rapide des diff�rentes fondations du pays, depuis Clovis � Charlemagne, en allant vers l�Ancien R�gime, et ce, jusqu�� la R�volution fran�aise de 1789, ann�e de la D�claration des droits de l�homme et du citoyen, les nouvelles fondations sont le r�sultat d�un compromis entre les r�volutionnaires et la noblesse. Les couleurs m�mes du drapeau fran�ais sont le r�sultat d�un consensus entre le blanc, embl�me de la royaut� et de la noblesse et le bleu et le rouge (couleur de la ville de Paris), choisis par les r�volutionnaires. Si la maison Alg�rie va mal aujourd�hui, la principale cause en est l�absence de consensus depuis l�ind�pendance. Du coup, repose-t-elle au d�part sur des fondations branlantes � cause de dessins faits et de mat�riaux utilis�s in absentia : absence de deux conditions sine qua none, sans lesquelles aucune congruence n�est possible : les aspirations r�elles (pas suppos�es) du peuple et le consensus de ses composantes politiques et sociales. En l�absence de ces deux conditions, l�Alg�rie s�est dot�e d�abord d�un certain type d�institutions, inspir�es par le clan d�Oujda � sa t�te la tro�ka Benbella (qui deviendra chef de gouvernement), Khider (secr�taire g�n�ral du FLN) et Boumediene (ministre de la D�fense) ; en dehors de ces compromissions de prise du pouvoir, les compromis ou consensus historiques n�cessaires furent mis de c�t�, en m�me temps que les autres acteurs politiques n�avaient pas voix au chapitre, ne serait-ce que pour savoir o� va l�Alg�rie ? Outre de s�entendre �galement sur la d�finition de certains concepts, comme par exemple le �socialisme sp�cifique�, dont la vacuit� n�a d��gale que son insignifiance � l��preuve du terrain� sauf � rendre le beylik omnipotent et omniscient� Contre la volont� des congressistes � l�int�rieur de la salle du congr�s et du peuple � l�ext�rieur, le Congr�s d�Alger avait pondu en 1964 la Charte �ponyme, consacrant le bic�phalisme des deux premi�res institutions (Etat-Parti) plac�s sous la pr�sidence de Ahmed Benbella tout seul ; Khider s��tant d�mis du poste presqu�un an plus t�t� Benbella savourait sa victoire, mais il n�ignorait pas que ce t�te-�-t�te avec le patron de l�arm�e, son vice-pr�sident de surcro�t, sera lourd de menaces pour son r�gne� D�s lors, une course au tr�ne allait s�engager, mais l�important pour les deux protagonistes et leur clan �tait que chacun fasse en sorte que son institution puisse contr�ler sans �tre contr�l�e ni contr�lable� Pourtant, Boumediene facilitera � Benbella la transformation du parti et de l�Etat (en Parti-Etat), pour �craser avec leurs puissants d�membrements les oppositions, la soci�t�, le citoyen et dans la foul�e rendre le ra�s comptable de toutes les erreurs et faux pas, de mani�re � justifier le coup d�Etat en gestation� Mais � partir du 19 juin 1965, Boumediene, grand vainqueur du pugilat, lan�a une vaste entreprise de d�molition des hommes, des institutions de l�Etat et celles du parti, remplac�s par l�arbitraire et le favoritisme. D�ailleurs, m�me le FLN (son mythe �pargn� pour servir plus tard de faire-valoir) fut d�sacralis� et le titulaire du poste, habituellement appel� SG du bureau politique, sera rapetiss� au statut de �responsable de l�appareil du parti�, juste pour signifier � tout le monde que Boumediene �tait le seul ma�tre � bord � Avec un espace politique cadenass�, des institutions ferm�es et des �lus renvoy�s, Boumediene se servira un temps du pseudo Conseil de la r�volution, qui ne s�est r�uni qu�en quelques rares occasions, objet de la ruade de Tahar Zbiri et la tentative de coup d�Etat de 1967. En parall�le, il se reposera sur certains corps de l�administration pour penser et �laborer les lois et r�glements, etc. Sous d�autres cieux, l�administration ex�cute les lois et sert de relais entre l�Etat et le citoyen� En Alg�rie, elle grignotera de tels espaces de pouvoirs qu�elle finira en bureaucratie (pouvoir des bureaux), exer�ant ses t�ches avec m�pris du citoyen et dans l�impunit�, ce qui en fera la branche ex�cutive du gouvernement la plus honnie du pays. C�est le privil�ge de ce pouvoir in�dit de rester impuni, en compensation de tous les services rendus : chiffres statistiques tronqu�s, �lections truqu�es avec des pourcentages qui donnent le tournis, par exemple des 98% et 99% de OUI� Les fonctionnaires dignes de ce nom, et l�auteur en conna�t une foultitude pour avoir servi � leurs c�t�s, furent mis dans des voies de garage et remplac�s � des postes-clefs par certains sbires �au garde-�-vous et sans mot dire�, pour recevoir des injonctions et ob�ir au leitmotiv : �C�est une d�cision politique, on ne discute pas.� Mais le pouvoir et les interdits aidant, la bureaucratie rencontrera en chemin la corruption ( chipa), inaugur�e � grande �chelle en 1967 avec l�av�nement de l�autorisation de sortie du territoire, suivant un bar�me, variant selon les villes, les circonstances et la dur�e de l�autorisation de 500 � 3 000 DA, repr�sentant beaucoup d�argent � l��poque, quand on sait que le Smig �tait de 450 DA. Mais v�ritablement, la cur�e commencera le jour o� Boumediene pronon�a du haut de son �minbar� l�absolution des dignitaires du r�gime et de leurs sbires d�nonc�s par la presse internationale pour ivresse avanc�e par exc�s de pots-de-vin, en d�clarant : �Quoi de plus naturel que celui qui travaille dans le miel, trempe son doigt dans le pot.� Au fil des ans, arbitraire et chipa n�ont fait que grossir inexorablement, n��pargnant plus personne, m�me pas le simple appariteur, dont la mission de recevoir des gens, pour les renseigner seulement, se permet de faire admettre dans un bureau ou renvoyer � sa guise les citoyens sans autre forme de proc�s ; les bureaucrates derri�re leurs bureaux et guichets interpr�tant ou cr�ant dans l�impunit� leurs propres lois et r�glements. N�a-t-on pas vu des circulaires neutraliser des ordonnances ou bien des lois promulgu�es et jamais appliqu�es pour certains et exacerb�es pour d�autres ? Pourquoi s�en priver quand le pays est dirig� sans institutions et sans �lus, sans contrepouvoirs ni de lieux o� se plaindre� Donc, au lendemain de la disparition de Boumediene, la situation �tait d�j� inextricable(*), dans tous les domaines.(*) Dans les Aur�s et dans l�est alg�rien, on invoquait un personnage mythique, � la force et � l�intelligence hors du commun, du nom de Amar Bouzzouar, pour dire que �l�entreprise restera vaine�� Qui est responsable de cette d�confiture totale ? Mis � part un bref interm�de de trois ans o� Benbella �tait co-dessinateur muni d�un petit crayon, le grand architecte du syst�me, le ma�tre d�ouvrage et tout � la fois fut, sans conteste (et le restera pour la post�rit�), Houari Boumediene� Passons sommairement au bilan �conomique et social de cet homme dont il nous est vant� la vision et la strat�gie. L�Alg�rie �tait d�j� exsangue �conomiquement � la mort de Boumediene. En effet, apr�s avoir �t� le premier exportateur des produits de la terre du bassin m�diterran�en dans les ann�es 60, avec des chiffres qui d�passaient le million de tonnes, dont une part importante � l��tat de primeurs (chiffres atteints par le Maroc seulement au milieu des ann�es 2000), les recettes en devises de l�Alg�rie n�ont fait que d�cliner d�ann�e en ann�e pour atteindre aujourd�hui 2% hors hydrocarbures. Les chiffres sont l� pour montrer qu�en 1978, l�Alg�rie �tait d�j� mono-exportatrice du p�trole ; produit gr�ce auquel elle vivait d�j� sous perfusion gr�ce � la situation de rente provoqu�e par le premier choc p�trolier (1973) et le deuxi�me en 1976� Les errances ne se r�sument pas seulement � l��chec des �trois glorieuses r�volutions�, mais elles furent marqu�es par d�autres initiatives malheureuses, dont je n�en �voquerai que les situations les plus criantes : la pr�tendue r�volution agraire vit de nombreuses parcelles enlev�es de force � leurs propri�taires, pour voir in fine leurs terres abandonn�es en jach�re perp�tuelle et le pays mis � terre par les p�nuries ; la fallacieuse r�volution industrielle, fond�e sur la pr�tendue �industrie industrialisante � qui a pomp� tout le g�nie, l��nergie et l�argent de l�Alg�rie, se retrouvant en train d�importer des voitures Tchilougui russes, des Polski, des Zastava yougoslaves, des Dacia roumaines, alors que le pays couvrait largement ses besoins avec la Caral Renault ; aujourd�hui notre pays cherche d�sesp�r�ment un partenaire pour re-cr�er une industrie automobile ; c�est qu��� l��poque, dira le docteur en �conomie Rachid Boudjema*, l�Alg�rie avait fait fausse route en mati�re de choix �conomiques� Elle a d�marr� dans les ann�es 1970 sur l�id�e erron�e de la possibilit� d�acheter plut�t que de construire un syst�me productif� ; au moment o� Chinois et Sovi�tiques cherchaient, dans les ann�es 1970, des ouvertures lib�rales, l�Alg�rie nationalisait obstin�ment des pans entiers de l��conomie, dans un but d�ali�nation des Alg�riens pour les rendre tributaires du seul syst�me ; la politique de cogestion (GSE), instaur�e au d�but des ann�es 70, a eu pour seul effet de mutiler les bras des travailleurs et d�emp�cher les gestionnaires de soci�t�s nationales d�avancer, neutralis�s par les cactus sem�s sur leur chemin par des cellules syndicales, avec lesquelles ils �taient constamment aux prises, d�s lors que celles-ci �taient remont�es comme des r�veils par un discours aux accents populistes, dont Boumediene s�av�rera un sophiste hors pair ; de l� sont n�es les crises de la sanction (positive et n�gative) et de l�autorit� dans la gestion du pays, en donnant l�impression �au collectif des travailleurs� qu�il �tait promu � la barre ; depuis 1973, la m�decine au rabais �tait n�e, mais en fait elle �tait aussi gratuite que l�acte lui ayant donn� le jour, d�s lors que les cotisations sociales continuaient � �tre pr�lev�es sur les fiches de paie mensuelles des salari�s et les indigents b�n�ficiaient comme auparavant de l�AMG (assistance m�dicale gratuite), instaur�e en 1947 dans tous les centres de sant� du pays ; l�exode rural, encadr� pendant la guerre par Paul Delouvier, dans le but de contr�ler les populations et de casser les liens avec les �fellaga�, � travers sa fameuse politique de regroupement qui deviendra dans le plan de Constantine �1 000 villages de recasement �, continuera sous Boumediene, lequel reprendra � son compte l�id�e du d�l�gu� g�n�ral du gouvernement fran�ais, en changeant juste l�intitul� : �1 000 villages socialistes� ; l��cole fondamentale, l�arabisation, les math�matiques modernes, la m�thode globale d�enseignement, politique men�e au pas de charge in absentia (sans que les int�ress�s et concern�s, en l�occurrence le corps enseignant et les parents d��l�ves, ne puissent dire mot), furent autant de causes du bouleversement de l�enseignement et de la soci�t� ; les dettes du pays, dont il �tait interdit de piper mot, furent de 19 milliards pour la dette civile et de 7 milliards de dollars de dette militaire, � la fin de l�ann�e 1978� Si l�histoire officielle fait l�impasse sur le bilan de Boumediene et de ses successeurs, en refusant l��laboration de �livres blancs�, de livres verts, d�audits de gestion et autres quitus, apparemment Internet a l�air de combler cette lacune avantageusement... D�ailleurs, jamais proverbe en usage dans le pays n�aura eu autant de signification aujourd�hui, comme : �Cacher le soleil avec un tamis.� Qu�on se le dise, tous les mythes et mystifications, m�me les plus m�ticuleusement �labor�s, finiront par perdre cette apparence de v�rit� et rejaillir � la face de leurs auteurs, � travers la Toile, et ce, � une �chelle plan�taire et dans toutes les langues. Si le peuple alg�rien avait sold� ses comptes en 1962, notamment avec la r�volution de Novembre et toutes ses repr�sentations, l�Alg�rie n�aurait pas attendu 50 ans pour d�couvrir sid�r�e la dilapidation et la gabegie � grande �chelle, des meurtres, des assassinats, des luttes fratricides pour le pouvoir par les fr�res de combat, notamment � travers des r�v�lations, comme celles de Mohamed Maarfia et Mahdi Ch�rif, auxquels il faut rendre un hommage appuy� pour leurs courage et probit� La seule institution qui sortira grandie de cette histoire est sans doute l�ALN, gr�ce sans doute � la suite dans les id�es de Boumediene de l���purer� de ses anciens maquisards contestant son pouvoir, en la pr�servant dans un mus�e� Si le FLN avait pu conna�tre le m�me sort, en entrant dans les vestiges de l�histoire, comme propri�t� et symbole de la lutte de tout un peuple, son nom ne serait pas devenu un instrument involontaire, ballot� entre les mains de clans, d�oligarchies et la propri�t� priv�e de gens en lice pour le pouvoir et le partage de la rente... En son nom, et pendant longtemps, la marmite �tait verrouill�e et lorsque le couvercle a fini par sauter, appara�t alors l�image d�une pauvre Alg�rie malheureuse, malade, maltrait�e, pervertie, violent�e, souill�e� N�est-il pas encore temps de suivre l�exemple de l�Afrique du Sud, pays qui a eu l�intelligence de constituer une �Commission justice et v�rit�, pr�sid�e par l�archev�que Desmon Toutou, un homme au-dessus de tout soup�on, pour solder tous les comptes en suspens et se consacrer d�sormais � son d�veloppement �conomique, social et culturel� L�Alg�rie aura-t-elle le courage, la sagesse et la volont� politique d�en faire autant, en ouvrant une nouvelle page d�histoire avec une Deuxi�me R�publique ? On demande � voir, mais a priori il est permis d�en douter !
K. K.
* Economie du d�veloppement de l�Alg�rie 1960-2010,�dition Dar El-Khaldounia

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