Voxpopuli : Le planteur de queues de ch�vres

Le silence, cet ab�me imprenable envahit le petit hameau et l�esprit du derviche du douar. Le silence est bris� par la cohue engendr�e par le souk � chaque fin de semaine, les cris des quelques marchands, les b�lements et les braillements des �nes se m�lent pour remplir l�espace.
Le Derviche s�abreuve de cette animation, il traverse la placette d�un pas lent, il passe d��talage en �talage, il regarde les gens, admire les rares ustensiles que proposent ces commer�ants venus des villes voisines. Il prend soin de ne bousculer personne, de ne contrarier ni les voyageurs ni les gens de la cit�. La discr�tion dont il fait montre oblige tous les habitants du hameau � le respecter. Derviche n�ayant aucune notion du temps sauf peut-�tre une abstraction du pr�sent, du pass� et du futur qui se confondent dans un mouvement continu sans d�but, sans fin. Un mouvement o� les unit�s, les dizaines et l�incalculable ne font que donner au vague une vague forme dans cette incommensurable partie o� les aiguilles calendaires s�entrechoquent afin de situer une partie de l��ternit� qui englobe et l�espace et l�esprit. Le derviche n�a plus son esprit, son espace ne d�passe pas les contours du petit hameau o� il passe le clair de son temps. C�est dans ce hameau qu�il vit, c�est dans cette bourgade de quelques maisonn�es qu�il �volue parmi les siens. Il s�arr�te un moment pour regarder, palper les objets expos�s : les marchands ne disent rien ; il sait leur sourire, il sait �tre affable. Toujours placide, il traverse la placette tout en marquant une pause devant chaque �ventaire. Il est innocent, enfantin dans sa s�r�nit�, dans sa mani�re d�aborder la vie, dans son comportement avec les autres. Il continue sans mot dire son chemin ; il se rend chez l�unique boucher : il prend ce que lui remet depuis des mois ce brave qui ne prend pas ombrage et ne s��meut point. Le derviche est content, il est heureux, il rentre chez lui en sautillant suivi du regard par les notables, le chef du douar et tous les riches de cette partie des confins du d�sert. Ils ont remarqu� ses all�es et venues le jour du souk : il est constant, il ne d�vie jamais du chemin qu�il emprunte. Les mois passent, le derviche ne faillit aucunement au rituel hebdomadaire, il est � l�heure, il parcourt le m�me trac� sans la moindre faute. Le derviche sort de chez lui un sac � moiti� plein sur le dos, une b�che, un r�teau et un seau rempli d�eau. Le derviche se rend au centre de la placette suivi de notables spectateurs, taquins comme souvent, ils lui posent la question � laquelle il ne r�pond pas, pas dans l�imm�diat. Ils le voient creuser, b�cher, passer le r�teau, s��chiner, ramasser un � un les petits cailloux. La terre est meuble, elle est b�ante, attentive � tous les gestes de cet homme dont le front en sueur l�abreuve. La terre s�ouvre g�n�reuse, elle se donne en offrande � la f�condation ; elle est toute chaude, humide et houri pour cet homme qu�elle sent. L�ins�mination se fait attendre, elle est impatiente et le prouve en lan�ant ses vapeurs langoureuses � la face du derviche. Elle l�entoure de lancinantes fl�ches odorantes, envo�teuses et pleines de promesses. La terre, cette terre des confins du Sahara est fin pr�te, elle attend de recevoir onction et le noble inf�re qu�elle allaitera de son sein. D�ception, le derviche vide le sac, les notables �clatent de rire : ils le traitent de fou. Notre ami ne r�agit point aux acerbes taquineries. Le derviche plonge plus profond�ment dans son silence, dans l�univers de calme et de s�r�nit� con�u par son propre vouloir : il n�entend rien car sourd autant qu�il le veut � cela rien n�est impossible. Les railleries ne le touchent aucunement, il est dans cet espace sur une orbite dont les lois �chappent au commun des mortels. Il vogue, il est dans son �l�ment, dans l�ab�me des strates, dans les limbes profondes et les �cumes. Il est l�aigle vertueux, la gazelle fragile et fine annonciatrice de l�aurore absolue. Le derviche est aux limites de son �uvre, accomplie malgr� la vente des z�phyrs et des aquilons. Les notables soufflent sur la braise, ils d�signent le fou � qui veut bien le voir, la foule grossit et la r�probation prend de l�ampleur. Parmi la foule, les plus z�l�s veulent attenter � l�ouvrage si l�intervention du sage du village n�a reconnu dans cette �uvre un certain message. Le carr� b�ch�, aplani, amorti, affin�, nettoy� de toutes impuret�s re�oit enfin l�onction supr�me : il est couvert de queues, de belles queues de ch�vres. Il se retire enfin, prend du tabac, se roule une cigarette, il l�allume, tire un bon coup, rejette la fum�e et se tournant vers cette foule h�t�roclite, il dit : �Que croyez-vous que j�ai plant� ?� Le plus bravache r�pond : �Tu es fou, que crois-tu avoir plant� ? Tu ne le vois pas ? Ce sont des queues, fou, et des queues de ch�vres� Le fou aspire une autre bouff�e de cette cigarette de thym, regarde ce grand dadais, aussi born� que les autres mais qui a re�u en prime un manque de discernement flagrant, l�intelligence lui fait d�faut quand l�arrogance v�n�neuse lui paralyse les sens emprunt�s � une linotte. Le derviche clame haut et fort que ce qu�il a plant� n�est autre qu�un paquet de queues de ch�vres. Il questionne l�assembl�e qui l�entoure : �J�ai plant� des queues qui germeront, qui monteront haut, qui grandiront par la volont� d�une passade du temps. Elles couvriront le ciel et toucheront les nuages de leurs cimes, elles feront de l�ombre aux futures g�n�rations, du fruit je ne peux m�avancer : je ne sais s�il y en aura.� Le derviche part comme il est venu dans le silence, le m�me silence qui l�a toujours pouss� vers l�impalpable. L�immat�riel est son monde, l�abstrait sa r�alit� et la pr�monition un fait proph�tique.
Miloud Chorfa

(Le monde ! tu le vois du bas ou du haut du palmier ?)

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