Soirmagazine : C�EST MA VIE
Na Sadia, centenaire : �J�ai peur de survivre � ceux que j�aime�


Par Karima
G. Au bras d�charn� de na Sadia, on s�invite � un voyage entre hier et aujourd�hui avec une empreinte de douce nostalgie tremp�e de d�solation. Cette centenaire nous esquisse un reflet de sa m�moire � travers des contes et des r�alit�s mythiques pour des g�n�rations ult�rieures d�racin�es. Une �volution contrast�e par une v�ritable fresque-m�moire.
Du haut de ses 104 ans largement consomm�s le 23 mars dernier, Guemroud Sadia, Nanouchette pour les intimes, observe, incr�dule, cette g�n�ration de jeunes Kabyles qui s�agrippent d�sesp�r�ment aux flancs du mont du Djurdjura qui l�a vu na�tre un jour de printemps 1908. D�racin�e, l�est-elle cette jeunesse que laisse entrevoir un quotidien morose auquel na Sadia ne comprend plus rien ? Sans cesse �cartel�s entre vie (in)active, traditions, f�tes et rites, tendances diffusions, les jeunes constituent un puzzle pour notre gardienne de m�moire. Na Sadia raconte puis s�interrompt pour mentionner �ces choses que l�on ne fait ou que l�on ne voit plus de nos jours�, ces choses qui ne manquent pas seulement � ceux qui les ont v�cues, c�est le retour sur une identit� g�n�tique �miett�e � travers les g�n�rations. Par la vie mais aussi par la m�diation de la m�moire, Na Sadia, m�re, grand-m�re et arri�re-grand-m�re, a travers� l�avant, la guerre et l�apr�s-guerre sans sourciller. Tant est que les yeux riv�s sur le temps, elle nous en donne une explication et un bref r�sum� de ce qui, pour nous qui �voluons dans notre petite bulle, transcende et estompe notre souvenir.
�Du temps o� nous �tions pauvres et heureux�
Remontant le temps en laissant entrevoir un sourire difficilement r�prim�, na Sadia raconte : ��Nous �tions trois fr�res et s�urs. Nous logions bien s�r avec nos parents, grands-parents, nous avions tr�s peu pour nos enfants, la rente agricole �tant notre seule et ingrate source de survie. Une figue s�ch�e, un gland ou un peu de semoule mouill�e �taient pour nous des aliments tr�s pris�s. Pourtant, nos corps ainsi que nos �mes �taient gav�s d�une satisfaction que nous ne reconnaissons pas dans les yeux des jeunes femmes et hommes des temps pr�sents. Nous nous levions tr�s t�t et, avec presque rien au ventre, nous allions labourer les lopins de terre tellement escarp�s qu�ils donnent le vertige. Nous travaillions les champs, cueillions et fauchions avec des faucilles d�lav�es. L�ombre ample par endroits, il fallait la chercher souvent sous les rochers lorsque le soleil est au z�nith. Et l� �tait notre dure raison de vivre et de survivre. Mais en m�me temps toutes nos joies d�coulaient de nos peines et toutes ces peines �taient tourn�es en d�rision et nous nous en amusions beaucoup. L�humour, dans les champs habit�s par les chants des oiseaux, prenait un sens qu�il n�y a pas dans les maisons coll�es les unes aux autres. In�narrables �taient ces moments pass�s ensemble dans l�intimit� des champs et des montagnes qui r�sonnaient de nos chants et de nos rires.
Une fois remise des rhumatismes contract�s durant les neiges de f�vrier, elle renouera avec les champs et ses promesses d�agricultrice pour retourner une motte de terre, la d�gager de certaines herbes ind�sirables, ou cueillir les fruits des quelques arbres qui ont r�sist� � la temp�te.
Marquant alors une pause, na Sadia, dans une philosophie forg�e par les ans, la mis�re et les d�fis, se livre � une v�ritable analyse et � un constat des temps actuels que seuls ses yeux et ses oreilles sont arriv�s � cerner : �Les jeunes d�aujourd�hui ont conquis des parties du monde que nous ne connaissions pas, ils ont eu le go�t de la d�couverte et ils veulent encore d�couvrir plus. Mais dans leur qu�te perp�tuelle de l�inconnu, ils en viennent � oublier l�essentiel : il faut d�abord se conna�tre pour conna�tre ce qui nous entoure.� Na Sadia nous fait remarquer que peu de gens, surtout ceux parmi les moins de quarante ans ont mis aux oubliettes les rites et traditions c�l�br�s par les a�eux. �Il n�y a aucune empreinte de ce que nous avons v�cu ou de ce pour lequel beaucoup de nobles gens se sont sacrifi�s pour le perp�tuer : notre identit� qui est aussi notre �me� (un concept retenu comme translation d�un mot kabyle qui a r�sonn� du fond de l��me de la sage centenaire).
�Les valeurs ont bascul�
�Les valeurs humaines ont vraiment bascul�, tonne na Sadia. Oui, elle l�affirme arguments � l�appui : les jeunes d�aujourd�hui sombrent dans l�alcool et la d�cadence. Avant, il �tait inconcevable qu�un fils rentre saoul chez lui. Tout simplement parce qu�ils ne buvaient pas. Aujourd�hui, ce sont des p�res de famille, tenant � peine debout, que leurs enfants ramassent dans la rue pour les conduire � la maison. Tableau d�cadent et horrible, se chagrine na Sadia outr�e. Evidemment, les enfants ne peuvent que suivre l�exemple du p�re. R�sultat, des buvettes essaiment certains villages. Reconnaissante, la famille a f�t� le 23 mars dernier l�anniversaire de na Sadia. Un 104e anniversaire c�l�br� dans la joie et l�all�gresse. Cadeaux et g�teaux ont �t� au rendez-vous pour honorer cette dame radieuse et � l�humour ardent. Tout a �t� organis� par son fils a�n� de... 87 ans ! Mais la f�te fut aussi celle de toute la famille et du village. La doyenne du village Agouni-Arous (A�t-Mahmoud) est aussi celle anonyme de sa da�ra, Beni-Douala. Les hommages ont plu pour cette dame qui, dans un hymne � la vie, a spectaculairement honor� la r�gion par son exemple, sa sagesse et sa bonhomie. T�moin de plusieurs g�n�rations, elle a tout v�cu, tout vu et entendu. De sa m�moire infaillible, les souvenirs jaillissent en un torrent imp�tueux. Et les gens auront tort de ne pas fixer pour la post�rit� tous ces tr�sors qui sortent de la bouche de l�h�ro�ne des temps qui passent. La l�gende vivante des Ath-Douala qu�est Nanouchette ne laisse personne indiff�rent. Aujourd�hui, elle se dit heureuse d��tre parmi ceux qu�elle aime. Ceux qu�elle aime ? Quel parjure ! Na Sadia aime tout le monde et tout le monde l�aime. Son sourire honn�te irradie sur tout et sur tous. Bien que ployant sous le poids de l��ge, Nanouchette est habit�e par une force int�rieure qui interagit sur tout son �tre. Et des profondeurs de son �me jaillit alors une myst�rieuse force au moment o� l�on s�y attend le moins. Et sort alors une philosophie propre � na Sadia : vivre longtemps pourquoi pas, mais le plus noblement possible. De sa philosophie elle en fait une r�alit�. Une longue vie noblement v�cue, comme toujours elle l�a souhait� : dans l�amour des siens et de tout autre cr�ature que la terre eut port�.
Vivre longtemps, pourquoi pas, mais le plus noblement possible. De sa philosophie, na Sadia en fait une r�alit�. Une longue vie noblement v�cue, comme toujours elle l�a souhait� : dans l�amour des siens et de tout autre cr�ature que la terre eut port�e.
Dans l�amour des valeurs pures et dans le respect int�gral du langage du monde et des cieux. Elle entretient depuis plus d�un si�cle une relation complice avec la nature. Il y a encore quelques mois, Nanouchette arpentait seule, car elle n�aime pas �tre aid�e, toute la longueur de son village Agouni Arous pour rejoindre les champs. Planter quelques l�gumes et arracher les mauvaises herbes est son fervent passe-temps. Tomb�e gravement malade durant les grandes neiges de f�vrier dernier, elle a pu survivre, robuste et tenace qu�elle est. Ayant repris quelques forces depuis, elle s�abstient tout de m�me, ou plut�t on le lui proscrit, de rejoindre son labeur visc�ral. �Une question de temps, nous dira-elle, juste le temps que je fasse le plein d��nergie. Avec la nature on s�est donn� une promesse : on ne se quittera jamais.� Paroles illustr�es par son regard gai et assur� sillonnant les collines voisines. Chaque jour que Dieu fait, elle vaquait � ses occupations de promeneuse curieuse de tout, canne � la main et d�une d�marche incertaine mais jamais dissuad�e. Malgr� son �ge tr�s avanc�, elle ne tient pas dans une place. Une fois remise des rhumatismes contract�s durant le froid exceptionnel de f�vrier, elle renouera avec les champs et ses promesses d�agricultrice pour retourner une motte de terre, la d�gager de certaines herbes ind�sirables, ou cueillir les fruits des quelques arbres qui ont r�sist� � la temp�te. Tant�t elle ira rejoindre ces espaces villageois discrets pour �changer et papoter avec les vieilles femmes du village dans ces endroits o� les femmes �g�es aiment � se rencontrer et ressasser le pass� sous le doux soleil du printemps. �Le pass� o� il faisait bon vivre�, comme elle se pla�t � le r�p�ter souvent d�sappoint�e, �dans un pr�sent o� le pr�sent ne dit rien aux gens qui le vivent car ils sont tout le temps press�s, d�rang�s, se chamaillant entre espoir en un avenir incertain�. Les gens ont vraiment perdu la vraie notion de la vie, rumine-t-elle dans une moue. Cependant, na Sadia, malgr� les contentieux, aime la vie et elle le dit, parce qu�elle l�a v�cue. M�me si celle-ci fut souvent am�re, elle lui avait offert l�opportunit� de la vivre loin de la maladie, et le courage d�en surmonter les durs al�as. �J�ai v�cu la guerre comme mes a�n�s et mes cadets. Au village, nous avions peur nuit et jour. Nous nous battions chacun � sa fa�on. J�ai surv�cu et je leur ai surv�cu. Mais j�avoue que je ne m�en remets toujours pas de ses dures tribulations et de ses horreurs.� Apr�s un long silence, elle nous dira enfin : �J�ai un espoir, celui que les vraies valeurs refassent un jour surface. Un regret : le bon temps et une identit� �miett�e � travers les g�n�rations. Une peur : celle de survivre � ceux que j�aime.� Alors un conseil de matriarche ? Elle esquisse un sourire timide puis lance : �Avoir une issue et un objectif mais ne jamais perdre de vue le moment pr�sent car il est le temps et son sens lui-m�me. Alors, vivez le pr�sent intens�ment comme si la vie avait besoin de vous pour se perp�tuer.�

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