Contribution : 1962-2012 : O� EN SOMMES-NOUS CINQUANTE ANS APR�S ?
7 et fin - L�avenir


Par Nour-Eddine Boukrouh
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Nous sommes arriv�s au terme de cette s�rie sur le cinquantenaire de l�Ind�pendance. Le retour au pass� �tait n�cessaire pour tenter de trouver un sens � notre histoire lointaine et r�cente et se faire une id�e de ce que pourrait �tre notre avenir. O� en sommes-nous donc cinquante ans apr�s ? Nous sommes toujours suspendus entre une trag�die qui n�est pas tout � fait termin�e et un avenir dont on peut deviner les lignes dans la lecture du pr�sent et l�observation et l�analyse des tendances qui le dominent.
Dans la premi�re partie de cette s�rie, j�ai cit� des extraits d��crits publi�s en 1984 � l�occasion du trentenaire du d�clenchement de la R�volution du 1er Novembre 1954 o� je posais la question de savoir si nous avions un avenir et ce que serait l�Alg�rie dans les trente prochaines ann�es en d�signant express�ment l�ann�e 2014. Nous ne sommes pas encore en 2014 mais les �v�nements ont d�j� largement justifi� ma question : une dizaine d�ann�es plus tard notre pays frisait la mise sous tutelle de l�ONU, et des centaines de milliers de nos compatriotes ont laiss� leur vie dans ce qu�on appelle pudiquement la �trag�die nationale�, sans parler de ses incidences financi�res qui p�seront longtemps sur le budget pr�caire de la nation. Je repose cette m�me question aujourd�hui en ayant � l�esprit les cinquante prochaines ann�es. Beaucoup d�entre nous ne seront plus de ce monde, � commencer par moi-m�me, mais notre pays, lui, fera-t-il partie du monde de ce temps-l�, et dans quel �tat ? L�avenir �radieux� par d�finition est une parabole, une figure de rh�torique dans la bouche des po�tes ou des d�magogues. Il peut m�me �tre pire que le pass� ainsi que nous l�avons vu il n�y a pas longtemps. L��-venir n�est pas le produit du hasard, il est la banale cons�quence du pass�, la suite logique du pr�sent, une suite qui peut �tre sa perp�tuation avec les m�mes pratiques et les m�mes r�sultats ou, et c�est aussi possible, son am�lioration avec de nouvelles id�es et de meilleurs r�sultats. Or, nous nous rappelons du pass� et voyons de quoi est fait le pr�sent. Dans le pass� lointain, nous n�aurions pas �t� colonis�s si nous avions �t� unis par une conscience collective, si nous portions un sentiment national, si nous avions form� un pouvoir central, d�velopp� des modes de production socialis�s et contribu� aux d�couvertes techniques et scientifiques qui ont ponctu� ailleurs l��volution de l�homme. Non seulement nous n�avons pas tendu vers le stade social malgr� l��coulement de plusieurs mill�naires, mais nos anc�tres n�ont pas tir� de le�ons de la premi�re colonisation ni de la deuxi�me ni de la troisi�me� Je me demande m�me si nous, les contemporains, avons tir� les le�ons de la toute derni�re. Dans le pass� r�cent, nous aurions pu avoir un autre avenir si, en 1962, des hommes de la trempe de Ferhat Abbas avaient �t� plac�s � la t�te du pays au lieu d��tre jet�s en prison et r�duits jusqu�� leur mort au silence et � l�interdiction de sortie du territoire national au motif qu�ils �taient des �r�actionnaires� et des �bourgeois�. Le populisme socialiste l�ayant emport� sur la rationalit� et l�intelligence, nous avons eu la crise de 1988. Le populisme, faut-il pr�ciser, n�est pas l�amour du peuple ou l�attachement � ses int�r�ts, mais son utilisation sans scrupules � des fins id�ologiques et politiciennes. Nous aurions pu avoir un autre avenir apr�s octobre 1988 si le populisme d�essence religieuse n�avait pas capt� la ferveur populaire, si Raspoutine ne s��tait pas pr�sent� pour prendre la place de Staline comme aujourd�hui un cheikh de la confr�rie des Fr�res musulmans a pris en �gypte la place du dernier pharaon. Nous avons eu le terrorisme, la d�cennie rouge et leur cort�ge de morts et de destructions. Les attentats du 11 septembre 2001 et la hausse des prix du p�trole � partir de 2002 nous ont sauv�s in extremis, et c�est gr�ce � ces deux facteurs ind�pendants de notre volont� que nous tenons actuellement. On sait donc en principe o� ne pas chercher l�avenir : dans le populisme, qu�il soit celui du despotisme ignare ou du maraboutisme f�tichiste. Or, nous y sommes toujours : quand ce n�est pas l�un, c�est l�autre. Notre pr�sent est marqu� par une forte tendance au retour � l�Orient de la d�cadence, de l�obscurantisme et des contes et l�gendes. Il ne manquait que la �ringuila� ; c�est maintenant chose faite : elle a conquis caf�s publics et foyers. Le peuple alg�rien de la R�volution du 1er Novembre et des ann�es 1960 et 1970 n�est plus. Je ne parle pas de ceux qui sont morts, mais de ceux qui sont encore en vie. Il n�en reste que quelques �chantillons � �tre rest�s conformes � ce qu�ils �taient durant et apr�s la R�volution. Ce peuple a �t� remplac� par un autre, celui du trabendo, de l��conomie parall�le, du nihilisme, de la bigoterie, de l�anarchie et de la laideur. Il a chang� de culture, de mentalit�, de langage, d�habillement, de mod�le et de cap. Il n�est plus int�ress�, en dehors de la possession des gadgets �lectroniques, par la modernit�, il veut revenir au maraboutisme, � la �roqia� et � la �hidjama�. Il se talibanise � vue d��il, chaque jour un peu plus. Il n�est pas jaloux de la Cor�e du Sud, de la Chine, de l�Inde ou du Br�sil, mais de l�Arabie bigote et commer�ante, quand ce n�est pas de Ghaza, de l�Afghanistan ou de l��gypte du �Dr Morsi� comme on parlerait du �Dr Panac�e � ou de �M. Miracle�. On n�a plus, comme il y a quelques d�cennies, un peuple de citoyens aspirant � un avenir moderne et ayant gard� de son contact avec l�Occident quelques bons principes de comportement, de raisonnement et d�organisation, mais une masse de plus en plus importante de �croyants� s�autog�rant � coups de hadiths et de fetwas, invoquant le �halal� et le �haram� � la place du �l�gal� et de �l�ill�gal�, se souciant de la construction de la �demeure de l�au-del� plus que de celle d�ici-bas, c�est-�-dire l��dification d�un �tat, d�une soci�t�, d�une nation, d�une Histoire. Les notions de droit, de lois, d��tat, de civisme, de culture ont �t� expurg�es de l�esprit public et ensevelies sous un fatras de r�f�rences mystiques de toute provenance ; elles ont disparu du vocabulaire o� tout est ramen� � Dieu et � la �tradition�, chacun y ajoutant son improvisation, son �ijtihad� personnel. L�islam, qui a �t� pendant des si�cles un facteur unitaire et un rempart contre la d�personnalisation, a �t� remplac� par l�islamisme import� de l��tranger qui a vite fait de diviser notre peuple et de l��loigner de l�id�e de nation, de soci�t� et d�universalit� au nom d�un Dieu qui serait hostile aux institutions et aux r�gles de vie mises en place par l�homme. Au temps de Ben Badis, les Oulama �taient parvenus � concilier dans la vie sociale, intellectuelle et politique l�islam et la modernit�, l�islam et la la�cit�. Les �lites �taient bilingues et seul le rite mal�kite avait droit de cit�. Aujourd�hui, les modernistes sont une esp�ce en voie de disparition r�duite � la portion congrue et au statut de m�cr�ants. Elle est abrit�e dans les organes de presse, principalement francophones, mais leur extinction est inscrite dans le processus d�involution dans lequel est pris notre pays. Cette presse est elle-m�me en voie de disparition : le tirage quotidien de l�ensemble des journaux francophones n�atteint pas celui du premier journal arabophone. Je suivais, il y a quelques jours, sur une cha�ne satellitaire alg�rienne le point de vue d�Alg�riens pris au hasard dans la rue sur la corruption. Tous la condamnaient parce qu�elle �tait �haram� et tous citaient le fameux hadith sur le corrompu et le corrupteur, mais personne n�a eu la pens�e de la condamner au nom de la loi ou de l�int�r�t public. Propos de �croyants� qu�ils sont devenus et de �citoyens� qu�ils ne sont plus. Mais si tout le monde est tant attach� � l�observance des pr�ceptes sacr�s, pourquoi y a-t-il autant de corruption �tant donn� que quiconque d�tient une fonction derri�re un guichet, dans un service administratif ou au nom d�une parcelle d�autorit�, la pratique sans retenue et l�impose aux autres ? Cette attitude n�a rien � envier � celle du premier responsable du parti qui a remport� la derni�re �lection l�gislative et qui a d�clar� que c�est Dieu qui a donn� cette victoire �clatante � son parti, faisant implicitement de Lui un militant partisan. Que devraient dire alors les partis islamistes et l��lectorat islamiste qui n�a pas vot� ? Que Dieu les a sanctionn�s, pour les premiers, et remplac� dans les urnes, pour les seconds ? A-t-elle un avenir la nation dont la moiti� des membres au moins n�a aucun �gard pour les lois de la R�publique et se pr�occupe uniquement du �halal� et du �haram� ? Peut-on parler d�avenir � un peuple qui a rompu toute attache avec son �tat et le monde moderne et qui n�est int�ress� que par le paradis et les faveurs du ciel ? Le seul avenir auquel il peut pr�tendre est celui des pays en voie de d�-modernisation comme l�Afghanistan, le Pakistan, l�Iran, la Tunisie et l��gypte. Un tel peuple, si on le laisse faire, accrochera le wagon alg�rien � la premi�re locomotive califale qui se pr�sentera, se lib�rant une fois pour toutes du pensum d�avoir � construire une soci�t�, une �conomie et un �tat. Les Raspoutine pullulant, il confiera notre sort au plus mauvais d�entre eux, quelque cheikh aveugle au sens propre et figur�. Deux ans avant que n��clate la crise grecque, j�avais pr�lev� d�un article du magazine Le Point ces propos d�un observateur grec qui d�crivait son pays comme �un pays dont la mentalit� est celle du contournement de la r�gle, de l��vasion fiscale, de l��conomie souterraine et de la corruption qui a p�n�tr� chaque recoin de notre vie quotidienne��. C�est parce que j�avais reconnu mon propre pays dans cette description. Peut-on parler d�avenir quand on d�pend du cours du p�trole sur les march�s internationaux � l�initiative des nations qui se d�veloppent, et que l�essentiel des produits et services que nous consommons fr�n�tiquement proviennent de l��tranger ? Peut-on envisager un avenir avec une majorit� de citoyens convaincus d��tre des victimes de leur �tat et le regardant comme la cause de leurs malheurs, de leurs privations et de leurs frustrations et n�attendant que l�occasion de le lui faire payer ? Les Alg�riens non encore pris dans le tourbillon du populisme socialisant ou charlatanesque et qui croient toujours � la mission de construire l�Alg�rie selon les id�aux proclam�s par la D�claration du 1er Novembre 1954 n�ont pas beaucoup de temps devant eux pour reprendre leurs esprits et r�agir � la d�rive mentale qui a affect� la nation. Ils ne sauraient reporter au lendemain cette t�che ou s�en remettre aux g�n�rations futures, des g�n�rations qui pourraient avoir perdu tout rep�re en dehors du charlatanisme. C�est maintenant qu�il faut agir, car nous sommes au point o� tout peut basculer. La t�che de mener cette �uvre de r�novation doit revenir � un Etat qui aura d�abord corrig� sa perception de lui-m�me, de ses limites, de ses possibilit�s, de ses droits et de ses obligations. Il doit viser des objectifs r�alisables comme une croissance sup�rieure � l�inflation et au taux de progression d�mographique et des �quilibres constamment surveill�s, et �liminer ce qui est utile � quelques-uns mais n�faste au plus grand nombre. Son r�le ne doit pas �tre celui d�un entrepreneur mais d�un r�gulateur et d�un contr�leur qui incite et impulse par des mesures fiscales, financi�res, budg�taires et mon�taires l�action des agents �conomiques. Il doit s�attacher � cr�er les conditions d��change, d�investissement, de production et d�emploi qui �limineront progressivement les circuits parall�les et le march� informel. C�est de l� que viennent les disparit�s, la corruption et les gains faciles, sources de tensions sociales et de m�contentement. L� o� peut se former une opportunit� de gain illicite ou d�enrichissement sans cause, il doit intervenir pour l�emp�cher ou l��teindre. C�est seulement de cette fa�on que s�instaureront l��galit� et la justice, lesquelles ne sont pas l��galitarisme, le nivellement et l�uniformit�, mais l��galit� des chances et la sanction de la faute. Cette �uvre de r�novation n�est concevable qu�avec l�implication directe des Alg�riens de bonne volont� qui auront � leur tour rectifi� leurs id�es sur leur r�le, leurs droits et leurs devoirs. Le peuple n�est pas dans cette s�mantique la quantit� d�individus m�les et femelles formant la communaut� mais un corps civique, un ensemble de citoyens conscients de leurs droits et remplissant leurs devoirs, une arm�e d�agents �conomiques productifs et industrieux. Ce n�est ni une mase d�individus attendant tout de l�Etat, ni une masse de croyants aspirant � �tre directement gouvern�s par Dieu. Les nouvelles g�n�rations ont des possibilit�s que n�avaient pas leurs a�n�s, que n�avait pas l�humanit� il y a vingt ans, notamment celles ouvertes par les technologies de l�information. Le monde du savoir, de l��change d�id�es, de la communication leur est ouvert sans m�me qu�elles sortent de chez elles. Pour organiser son insertion dans l�histoire contemporaine et s�assurer une place honorable dans le monde, l�Alg�rie est dans le besoin d�un nouveau d�part. Elle en a les moyens. L�unit� nationale a �t� r�alis�e par l��pop�e de Novembre, nous avons une administration et une arm�e, nous disposons de richesses consid�rables et la technologie nous est accessible. Il faut passer de l�id�alisation des principes � leur r�alisation effective. Les Alg�riens doivent �tre li�s � leur pays par des liens objectifs et mat�riels et non fictifs et sentimentaux, et l�Alg�rie devenir concr�tement le bien des Alg�riens. Mais pour parvenir � cela, beaucoup de nos id�es doivent �tre rectifi�es, dont celles relatives � l�ind�pendance, la dignit� et la libert�. Il y a la libert� de s�exprimer, de manifester et d��lire dont jouissent effectivement les citoyens des pays libres mais il y a aussi, dans les pays anarchiques, la libert� d�en faire � sa t�te en ne consid�rant que ses int�r�ts personnels, de n��couter que son humeur, de ne pas accomplir ses devoirs civiques, sociaux, fiscaux et militaires, de se livrer au march� noir, de ne pas respecter le code de la route... La libert�, ce n�est pas �tre autonome des autres et se soulever sous le moindre pr�texte contre l�ordre, mais entrer de plain-pied dans la trame sociale et s�astreindre au respect des r�glements et des normes. Ce n�est pas se soustraire � la contrainte sociale, ce n�est pas se singulariser par des actes excentriques, mais se mettre de son propre gr� au service de la loi, de la soci�t� et de l�int�r�t commun. Beaucoup croient qu�il y a plus de libert� dans les d�mocraties que dans les pays non-d�mocratiques. Cette id�e re�ue ne correspond � aucune v�rit�. En effet, qui est traqu� par les lois et les r�glements, puni pour la moindre faute, pers�cut� par le fisc, verbalis� pour avoir mal gar� son v�hicule, jet� ses d�tritus sur la voie publique ou fait du bruit ? L�Alg�rien ou le Suisse ? Qui a peur du gendarme, du concierge, de l�huissier, du contr�leur de m�tro ? L�Alg�rien ou le Fran�ais ? Qui peut squatter un espace public impun�ment, construire sur la voie publique sans risquer la prison, ou faire brouter son mouton dans les jardins publics ? L�Alg�rien ou l�Allemand ? C�est dans les pays non-d�mocratiques que se trouvent les v�ritables �hommes libres�, libres comme des primates s��gayant dans la nature. C�est dans les pays anarchiques qu�il n�y a pas de sanction, que tout peut arriver et que nul n�est inqui�t� pour ses m�faits. C�est dans les pays d�mocratique qu�on compte ses sous, paye son imp�t, arrive � l�heure � son travail, qu�on ne peut s�enrichir que licitement et que nul ne peut se mettre hors la loi sans encourir ses rigueurs. C�est l� qu�on a souffert des si�cles durant avant d�acc�der au repos hebdomadaire, au cong� pay�, � la s�curit� sociale et au droit de vote. Nous, nous les avons trouv�s au berceau le 5 juillet 1962. C�est dans ces pays qu�on peut se retrouver � la porte de son travail pour la moindre v�tille, qu�un patron d�entreprise se suicide par suite d�une faillite et que le ministre peut �tre jet� en prison en cas de pr�varication. Dans ces pays-l�, on n�est libre que de faire le bien, de circuler � l��troit dans les d�dales de la loi et de respecter les convenances. Dans les autres, on est libre de faire tout le mal qu�on veut, et la loi n�oblige r�ellement � presque rien. La dignit�, ce n�est pas la fiert� injustifi�e, le culte de la virilit� et de la moustache, l��loge de ses propres tares, mais l�affirmation de ce qu�il y a de positif en soi, de sa valeur humaine, de son rendement social et de ses r�alisations historiques. Ce n�est pas se d�rober � ses devoirs, zigzaguer entre les r�glements, mais accomplir ses obligations civiques et les percevoir comme les pr�alables � ses propres droits. C�est �tre convaincu que l�ind�pendance de tous ne peut �tre acquise qu�au prix des interd�pendances particuli�res, et qu�hors du groupe, il n�y a point de salut. La dignit�, enfin, c�est ne pas exporter ses nuisances, ne pas r�pandre ses tares � travers le monde, ne pas forcer les portes closes de l��tranger. J�ai conscience qu�il manque � la vision du pass�, du pr�sent et de l�avenir expos�e dans cette s�rie une conclusion sugg�rant des �solutions �. Ce pourrait �tre l�objet d�une autre s�rie de contributions. Celle-ci �tait la 41e depuis le 23 mars 2011.
N. B.



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