Contribution : �vocation
BOUGUERA EL OUAFI
M�daill� d�or, mais oubli� de tous


Par Mhand Kasmi
Que de ressemblances entre le tout nouveau m�daill� d�or des Jeux olympiques version 2012 de Londres, le d�sormais h�ros national Taoufik Makhloufi, et le premier m�daill� du genre aux Jeux olympiques d�Amsterdam de 1928 : Ahmed Bouguera El Ouafi, le vainqueur inattendu de l��preuve reine du marathon ! M�me coup de tonnerre et surprise g�n�rale � l�arriv�e, tous les deux victimes de sanctions des instances olympiques (avant la victoire pour Makhloufi et apr�s pour Bouguera), un m�me patrimoine g�n�tique commun de rus�s fennecs bien de chez nous sachant instinctivement n�gocier de bout en bout leur course, et surtout un identique sourire narquois et malicieux au fond des yeux pour faire face � toutes les adversit�s que leur succ�s surprenant a provoqu�es.
Au-del� des fortes affinit�s, une diff�rence quand m�me et elle est de taille : � Amsterdam, c�est la Marseillaise qui a retenti pour saluer l�exploit solitaire de l�indig�ne des contreforts de l�Atlas saharien, alors qu�� Londres, c�est un Kassamen symphonis� par la garde royale de Sa Majest� qui a cr�pit� dans les immenses sonos du stade olympique, histoire de prendre sa revanche sur ses d�tracteurs anglais qui l�ont d�cr�t� hymne aux relents racistes ! Racistes vous-m�mes !

De Ouled Djellal � l�Olympe d�Amsterdam
Ahmed Bouguera El Ouafi est n�, selon les services de l��tat civil, � Ouled-Djellal, dans la wilaya de Biskra, entre 1898 et 1903. La maman d�El Ouafi racontait que son enfant �tait tr�s ch�tif, car sa famille �tait tr�s pauvre comme celle de tous les Alg�riens de ce d�but du XXe si�cle. Les enfants toujours nombreux se nourrissaient le plus souvent de dattes, de galette d'orge et de lait de ch�vre. Les l�gumes frais ou secs �taient un luxe pour la familles. Mais Bouguera El Ouafi avait une pr�f�rence pour le lait de ch�vre, le �borr� : un m�lange de farine de dattes de la vari�t� �mech-degla�, de farine de bl� et parfois un peu de son avec. Ce r�gime, tr�s riche en calcium vitamines, donna beaucoup de force � notre bonhomme. Cette force �tonnait plus d'un, car on raconte que Bouguera parcourait d�j� et pieds nus � la mani�re d�Abebe Bikila, l�autre champion olympique �thiopien des ann�es soixante, quotidiennement malgr� son jeune �ge. Il n'avait que 14 ann�es, et se pr�sentait d�j� comme un futur grand marathonien. C�est durant son service militaire en Allemagne, au 25e r�giment de tirailleurs alg�riens, qu�un officier, Vaquier, remarqua les dispositions athl�tiques du jeune homme. En 1923, il l�envoie en France pour participer � des championnats militaires d�athl�tisme. Les qualit�s du jeune Ahmed sont telles qu�il est retenu par la F�d�ration fran�aise d�athl�tisme, pour participer aux s�lections des 1924 qui sont organis�es � Paris. Le grand gar�on prit ainsi go�t � l�athl�tisme et � sa discipline f�tiche : le marathon. Ses qualit�s certaines d�endurance lui permirent, lors du marathon olympique de Paris en 1924, de une belle 7e place en 2h 54�19��. Une performance qui ne le sort pourtant pas ni de l�anonymat ni de sa mis�re mat�rielle d�indig�ne. Comme il faut bien vivre, Ahmed se fait embaucher � l�usine automobile Renault de commence en tant que man�uvre, puis d�colleteur, comme des centaines d�autres salari�s �indig�nes� de m�tropole, et d�j� comme de nombreux �migr�s. Malek, son fils lui aussi employ� plus tard � la r�gie, se souvient de l�histoire p�re : �Apr�s ceux venus d�Italie, ce sont ceux d�Afrique du Nord qui commencent � arriver � cette �poque. Des hommes, chass�s par la mis�re qui r�gne en Alg�rie. Ils montent � Paris, s�installent du c�t� de la porte de Bastille. Ils ne savent ni lire ni �crire. Ils s�emploient aux t�ches les plus rudes, les plus ingrates, et vendent leur sueur au capitalisme en plein essor.� Une fois ses heures de travail termin�es chez Renault, c�est sur les pistes Ouafi offre, lui, en prime, sa sueur � la France coloniale m�tropolitaine. Il devient soci�taire du CO Billancourt, le club de l�usine. Pour lui, les d�placements sont autant d�instants de bonheur, de pr�texte � d�couvrir le pays. La ouvrit tout d�abord le chemin de Paris, puis elle le mit en contact avec des camarades dont il appr�ciait la compagnie, au cours des d�placements sportifs du dimanche. Il savourait le bonheur de redevenir un �tre humain. Il son visage un l�gendaire sourire qui ne le quittera plus jamais, sauf � la fin douloureuse de sa triste vie. Ce sourire et son ind�niable talent le projet�rent de l�ombre et de l�enfer des cha�nes de montage des ateliers de Billancourt radieuse du podium olympique. Ahmed El Ouafi devint tr�s vite champion de France du marathon en 1927. Pr�par� par un ancien crossman, Louis Corlet, il se qualifie pour la seconde fois pour les Jeux olympiques d�Amsterdam de 1928.

De l�Olympe d�Amsterdam � l�enfer de la plaine Saint-Denis
En ce matin du 5 ao�t 1928, l�athl�te frapp� du dossard n�71 ne fait pas partie des favoris. Prudent et point� � mi-parcours vers la vingti�me place, il compte 2�30�� de retard sur les hommes de t�te qui se livrent une �pique bataille. Les favoris sont pendant ces jeux de 1928 les Finlandais, les Kenyans de l�athl�tisme de l��poque pr�sents en force dans la course. Une lutte qui joue en faveur du fennec de Ouled Djellal. Faisant preuve d�une grande r�gularit�, il refait son handicap pour franchir la ligne d�arriv�e en vainqueur. A l�issue d�une chevauch�e de 2 h 32� 57��, il coupe le ruban de la ligne d�arriv�e, comme � l�accoutum�e, un large sourire aux l�vres. ll devance Miguel Plaza (Chili) 2 h 33�23�� et Martti Marttelin (Finlande) 2 h 35�2��. Au sommet de l�Olympe, c�est curieusement le plus souvent sous le patronyme raccourci d�El Ouafi, qu�il prend place dans la l�gende du sport fran�ais. Une l�gende qu�on prend soin de ne pas trop afficher. La raison : El Ouafi reste un �Arabe�. Qu�on en juge ! Le Dictionnaire des m�daill�s olympiques fran�aisde St�phane Gachet lui consacre une dizaine de lignes et trouve les mots justes qui trahissent l�embarras d�un monde sportif fran�ais fondamentalement raciste : �Ahmed Bouguera Ben Abdelbaki : un des plus grands athl�tes fran�ais de la premi�re moiti� du XXe si�cle est aussi l�un des moins connus.� Dans son �dition du 6 ao�t 1928, m�me le journal l�Humanit� d�ob�dience pourtant progressiste titrait sa colonne de r�sultats consacr�e aux jeux d�Amsterdam : �Enfin une victoire fran�aise ! C�est� � ironie !� celle de l�Arabe El Ouafi dans le marathon.� Pas une ligne de plus, ni sur l�athl�te ni sur sa performance. Dans le journal l �Auto (devenu par la suite l�Equipe) du m�me jour, les photos sont consacr�es (� ironie !) � quatre m�daill�s allemands (ennemis h�r�ditaires pourtant) et le titre du papier clame : �El Ouafi (France) enl�ve de haute lutte le marathon olympique devant le chilien Plaza.� Mais seules quelques lignes sont consacr�es � la course. Ce dont s�excuse au demeurant le journaliste. �La presse sportive fran�aise m�ayant fait le grand honneur de me d�signer pour suivre cette importante �preuve de grand fond, je me promettais de vous en conter tous les d�tails. Mais il faut aujourd�hui faire vite et court !...� D�cid�ment !� Pourtant, cette m�daille d�or ne fit pas le bonheur de Bouguera El Ouafi lui-m�me, ou du moins ne l�extirpe pas de sa mis�re ! Mal entour�, mal conseill�, abandonn� � lui-m�me, le nouveau champion olympique n�est pas pr�par� � cette gloire toute relative et soudaine. Il c�de quelques mois plus tard aux offres d�un patron de cirque am�ricain. El Ouafi franchit l�Atlantique � la veille de la grande d�pression de 1929 et participe � des exhibitions face � des athl�tes locaux dans des courses de foires, mais aussi face � des chevaux et d�autres animaux. Il y fait des rencontres m�morables, s�en souvient sa fille : �Son voyage en Am�rique demeurait l�aventure de sa vie et il racontait qu�il avait rencontr� Chaplin, Mistinguett, Maurice Chevalier.� Mais le r�ve am�ricain ne dure gu�re. R�mun�r� au rabais pour ses prestations, ce qui est interdit par le comit� olympique, il est radi� � vie, et la comp�tition lui est proscrite. A jamais. La punition est lourde et injuste. Elle laisse beaucoup d�amertume au jeune sportif qui redevient anonyme. Priv� des joies de la course � pied, il ach�te, gr�ce � ses maigres �conomies, un caf� dans le quartier de la gare d�Austerlitz. Mais il est vite rattrap� par le mauvais sort ; il se fait d�trousser par ses �associ�s�. D�s lors et pendant pr�s de vingt-cinq ans, ce sera l�inexorable descente aux enfers. Il faudra attendre 1956 et la victoire d�un autre Fran�ais d�origine alg�rienne, Okacha Alain Mimoun lors du marathon des Jeux de Melbourne, pour que Bouguera El Ouafi revienne sous les projecteurs de l�actualit�. Son fr�re de sang naturalis� fran�ais jouit, quant � lui, des faveurs des m�dias fran�ais de l��poque. Originaire de Sidi Bel Abb�s, Alain Mimoun s�est en effet pleinement assum� en se convertissant au catholicisme et en clamant publiquement � qui voulait bien l�entendre qu�il devait sa victoire au marathon de 1956 � l�intercession favorable de Sainte Th�r�se du Petit J�sus. Fort de sa notori�t� et de ses entr�es dans le s�rail, il invite m�me El Ouafi � une r�ception � l�Elys�e ! Sur les �crans de la t�l�vision, la France �olympique� d�couvrit alors, toute honte bue, un vieillard �finissant� de cinquante-sept ans, chauve, �dent�, un visage de bouffon bouffi, qui avait remis� d�finitivement de sourire. Donn� pour mort deux mois plus t�t, il ne d�t sa survie qu�� la pitance que lui accorda une s�ur charitable et ressassait pitoyablement le souvenir de sa victoire olympique. M�me la fin pitoyable de notre m�daill� olympique est entour�e d�un halo de brouillard olympien : la th�se la plus r�pandue parle d�une mort accidentelle due aux d�g�ts collat�raux d�une descente d�un commando FLN sur un bar fr�quent� par des activistes contre-r�volutionnaires. Bouguera El Ouafi y aurait trouv� la mort avec sa s�ur. Une autre th�se soutient que ce seraient ces retrouvailles avec sa s�ur, dont le fils �tait propri�taire de trois petits h�tels � Saint-Denis, qui vont �tre � l�origine de sa fin tragique. Les d�tails sont plus pr�cis. Au d�but de l�ann�e 1959, son neveu d�c�de. Le 18 octobre, dans une chambre du 10, rue du Landis, � la Plaine-Saint- Denis, une querelle de famille �clate � propos du partage du modeste h�ritage. Trois personnes sont tu�es, dont Ahmed Bouguera El Ouafi et sa s�ur. En raison de l�enqu�te de police, la d�pouille du m�daill� d�or d�Amsterdam est conduite � l�institut m�dico-l�gal, avant d��tre enterr�e furtivement et pr�cipitamment au cimeti�re musulman de Bobigny dans l�anonymat le plus complet.

Que reste-t-il du li�vre-fennec d�Ouled Djellal ?
Entre gloire et trag�die, l'homme que pensait �tre finalement devenu Bouguera El Ouafi avec son titre olympique arrach� de haute lutte et seul, souriait toujours ! Sauf quand il apparut � la fin de sa vie aux Fran�ais en cette ann�e 1956, exhib� � la t�l�vision par un ex-compatriote � l�Olympe de la gloire� olympique ! Il avait, contrairement � Alain Mimoun, r�int�gr� le statut infra-humain qui �tait fait par la France coloniale � tout Arabe, fut-il momentan�ment de service. Sinon, comment expliquer que pendant une colonisation de peuplement de pr�s d�un si�cle et demi, seuls deux athl�tes indig�nes ont atteint les plus hautes marches du podium olympique : Alain ex-Okacha Mimoun et Bouguera El Ouafi. Le premier exhib� comme mod�le de r�ussite et le second vou� aux g�monies. Qui se souvient aujourd�hui du destin olympique d�Ahmed Bouguera El Ouafi ? Certainement pas les instances olympiques fran�aises toutes f�brilement occup�es � faire la comptabilit� des m�dailles qui la s�parent de la moisson des grandes et vraies nations, obtenues pour la plupart par des athl�tes �fran�ais� fra�chement �francis�s� portant des noms �arabes� ou ceux de ressortissants de ses anciennes colonies. Et l�Alg�rie ? Quel statut pour un athl�te victime et jusqu�au bout du code de l�indig�nat le plus abject, y compris quand il est hypocritement assaisonn� � des valeurs olympiennes remises au gout du XXe si�cle par un aristocrate fran�ais : le baron de Coubertin. Sa mort dans des conditions non �lucid�es � un tournant d�cisif de la guerre d�ind�pendance est bien �videmment sujette � tous les �tiquetages d�favorables sur sa conduite r�volutionnaire, lui l�ancien tirailleur. En France, le nom de Bouguera El Ouafi a finalement fini par �tre tardivement appos� � un bout de rue conduisant au stade France de Saint-Denis et � un gymnase � la Courneuve, par des municipalit�s communistes, suite � un �mouvant article qu�a consacr� en 1997 � El Ouafi un journaliste de l�Humanit�, Patrick Pierquet. Ce sont aujourd�hui les rares et uniques traces de cette personnalit� au destin olympique exceptionnel et peu commun, qui traversa toutes les �preuves du si�cle dernier avec son l�gendaire et attachant sourire. Son engagement, il le paya au prix fort. Verdun, Amsterdam, New York ? Sa premi�re transhumance, lui le vrai nomade de Oued Djellal, il l�a faite, contraint, dans une tenue militaire plus ample que son corps squelettique sous-aliment�. Sa d�couverte de la France correspondit � la fin des combats de la Premi�re Guerre mondiale, particuli�rement vorace en hommes, toujours en premi�re ligne comme tous les tirailleurs venus des colonies fran�aises et qui furent de v�ritables r�serves strat�giques de chair � canon. Charleroi, Verdun, l�Artois, voici les premi�res pages de g�ographie que d�couvre en direct le jeune indig�ne alg�rien. Si des centaines de milliers de ses fr�res sont sacrifi�s, Ahmed Bouguera El Ouafi s�en sort toujours miraculeusement. Son deuxi�me voyage le conduisit dans les arm�es d�occupation en Allemagne. De Verdun � l�Allemagne, de Paris � New York, de Chicago � Saint-Ouen, le jeune natif d�Ouled Djellal, au sourire l�gendaire, aura en tout connu un conflit mondial, le colonialisme, l�usine, les lauriers �vanescents, la gloire fugitive, la solitude meurtri�re, la pauvret� permanente et l�hypocrisie d�un monde olympique qui daigna quand m�me payer au moins ses obs�ques, bien longtemps apr�s l�avoir interdit de comp�tition. C�est au bout de l�all�e principale, au carr� n�5 bis du cimeti�re musulman de Bobigny que repose depuis la fin de l�ann�e 1959 Ahmed Bouguera El Ouafi, un authentique li�vre doubl� d�un fennec bien de chez nous, qui a cr�� la plus �norme surprise des Jeux olympiques d�Amsterdam en 1928, exactement comme Taoufik Makhloufi aujourd�hui. C��tait le premier m�daill� vermeil �pur sang� alg�rien. Nous esp�rons que Makhloufi ne sera pas le dernier et qu�il fera des petits, � la vitesse de procr�ation des li�vres crois�s bien s�r � des fennecs� bien de chez nous ! Mais l� est une autre affaire !
M. K.

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