Contribution : ALBERT CAMUS Faire-valoir et/ou symbole d�une r�conciliation ?
Par Ahmed Tessa,
p�dagogue
La contribution, pertinente � plus d�un titre, du professeur Nasser
Djidjelli m�a encourag� � intervenir � modestement, n��tant ni
philosophe et encore moins critique litt�raire � sur le d�bat qui oppose
les anti-Camus et le philosophe fran�ais Michel Onfray. De mani�re mesur�e et sans tomber dans la c�cit� id�ologique
caract�ristique des militants de la pens�e unique de triste m�moire �
mais qui demeurent actifs sous tous les cieux, y compris en Alg�rie �
notre professeur a vertement tanc� le philosophe fran�ais. Il d�busque
�la mauvaise foi et l�absence d�objectivit� avec lesquelles Onfray prend
la d�fense de Camus�, allant m�me � �s�interroger sur les v�ritables
raisons d�une telle attitude�. Tout est dit quant � la manipulation
faite de l�h�ritage intellectuel de Camus par ses thurif�raires. Qui
trop embrasse mal �treint, dit l�adage populaire. Onfray a trouv� en
Camus le pr�texte pour r�gler ses comptes avec les partisans de
l�existentialisme dont Jean-Paul Sartre est le pionnier. Dans son
interview � El Watan, il a commis une faute impardonnable pour un
philosophe. Il a touch� � la dignit� d�un peuple et au sacro-saint
devoir patriotique que la R�volution fran�aise de 1789 a pourtant
sanctifi� en d�logeant l�absolutisme royal de son pi�destal. Toutefois,
une question s�impose : est-ce que les camusiens int�gristes par
opportunisme (il existe des camusiens mod�r�s et r�alistes) sont les
seuls � brandir le nom de l��crivain � des fins autres que litt�raires �
� l�instar de Michel Onfray ? S�rement pas. Sur l�autre versant de ce
conflit d�id�es, le Nobel de litt�rature 1957 constitue une belle proie
pour d�autres fanatiques afin de faire avancer des id�es politiques qui
servent � maquiller l�histoire du pays. En effet, les prises de
positions reproch�es � Albert Camus autour de la nation alg�rienne, de
la lutte arm�e pour l�ind�pendance ne diff�rent en rien de celles
revendiqu�es publiquement par des personnalit�s prestigieuses du
Mouvement national ? Dans la logique des d�tenteurs du label du
patriotisme, ces personnalit�s doivent �tre destinataires du m�me sort �
l�accusation d�antipatriotisme � r�serv� au c�l�bre �crivain. Et dire
que des fanatiques de la pens�e unique sont all�s jusqu�� se fourvoyer
dans cette excommunication, leur sport favori !
Les reproches � Camus
D�abord sur la lutte arm�e pour l�ind�pendance. Que Camus ne se soit
pas affich� avec enthousiasme pour la lutte arm�e contre le colonisateur
est une r�alit�. Peut-on exiger � un �crivain humaniste ayant �une
vision pu�rile des r�alit�s historiques de l�Alg�rie� (Pr Djidjelli)
d�afficher un engagement militant � la hauteur d�un Didouche Mourad ou
d�un Mohamed Belouizdad ? Camus rejetait la violence d�o� qu�elle
vienne, c�est peut-�tre une erreur ; encore que ! Il r�vait d�une
Alg�rie plurielle avec un statut particulier � l�instar des
assimilationnistes de souche musulmane mais que l�on ne saurait accuser
d�antipatriotisme. Une id�e que les Alg�riens rejetaient � l��poque.
Mais cinquante apr�s l�ind�pendance, cette id�e d�Alg�rie plurielle
prend forme puisque de nos jours des centaines de milliers d�Alg�riens
(et la saign�e continue de plus belle, jusqu�� quand ?) traversent la
M�diterran�e pour adopter la bi-nationalit� et faire all�geance au
drapeau fran�ais. La majorit� appartiennent � l��lite du pays �
universitaires, m�decins, ing�nieurs et autres cadres de talent.
Certains d�entre-eux sont d�authentiques anciens moudjahidine ou fils et
filles de chahid. Pour ne pas dire plus. Ses d�tracteurs peuvent-ils
cacher ou gommer ses id�es progressistes ? En toute conscience, Camus
les a transcrites noir sur blanc. Nous citerons sa d�nonciation des
massacres du 8 Mai 1945 en tant qu�envoy� sp�cial � sur sa demande
express � du journal Combat.Ce sont ses articles qui ont alert�
l�opinion internationale. Par la suite, au d�but des ann�es 1950, en
qualit� de journaliste � Alger R�publicainen reportage en Kabylie, il a
donn� � voir et � ressentir la mis�re impos�e aux populations
�indig�nes�*. En 1936, il a �t� l�un des rares alg�riens � avoir d�fendu
Cheikh El Okbi accus� d�avoir particip� au meurtre du muphti d�Alger
alors que des personnalit�s musulmanes se muraient dans le silence. Il
est aussi connu pour sa lutte contre la torture et la peine de mort �
l�encontre des militants du FLN historique, comme l�a rappel� si
justement le Pr N. Djidjelli. En ne reconnaissant pas la r�alit� d�une
nation alg�rienne, Camus ne fait que reprendre une th�se d�fendue en son
temps par Ferhat Abb�s, un homme qui l�a marqu� politiquement (pendant
les ann�es 1930) et des militants du PCA, musulmans de souche. Cette
id�e a �volu� avec le temps et personne aujourd�hui ne peut retirer au
pharmacien de S�tif et aux communistes alg�riens la reconnaissance
m�rit�e du peuple pour leur apport � la lutte anticoloniale. Dans leur
haine aveugle de Camus, ses d�tracteurs tentent de cacher des v�rit�s
historiques qui nous apprennent que seule une poign�e de jeunes
militants � parmi les plus politis�s, anciens de l�OS � ont os�
planifier et lancer la grandiose �pop�e de la lutte arm�e. Gr�ce soit
rendue aux 22 historiques et au groupe des six qui a coordonn� le
mouvement. Au m�me moment, le PPA-MTLD en ses deux fractions � les
l�galistes de Messali et les centralistes (dont Benkhedda, Yazid, Mehri
) � l�UDMA de Ferhat Abb�s, le Parti communiste alg�rien et les Oul�mas
de Cheikh El Ibrahimi, Larbi Tebessi) �taient loin de souscrire � cet
�lan r�volutionnaire. Aucun d�entre eux n�a soutenu ouvertement l�appel
du 1er Novembre � son lancement. Dans leurs d�clarations publiques,
aucun d�entre eux n�a soutenu les premiers attentats de la Toussaint.
Ces partis respectables et patriotes n�ont rejoint le FLN historique et
le combat lib�rateur qu�en 1956 apr�s l�inlassable travail de fond
r�alis� par Abane Ramdane et Larbi Ben M�hidi. Mais l�Histoire retiendra
qu�ils ont particip� avec c�ur � la lutte pour l�ind�pendance. A
l�exception des messalistes dont le cas pose encore probl�me. Ces
derniers sont-ils pour autant d�pourvus du sentiment patriotique ? Un
rapport �tabli par le Congr�s de la Soummam en 1956 nous donne une id�e
pr�cise du nombre d�Alg�riens qui ont r�pondu � l�appel de la patrie.
Sur une population de 9 millions de musulmans, seule une infime minorit�
a pris le chemin du maquis ou de la clandestinit�. Au 1er Novembre 1954,
ils �taient 1010 combattants face � des dizaines de milliers de soldats
fran�ais. Deux ans apr�s le d�clenchement de la guerre de lib�ration, en
1956, le nombre a augment� pour atteindre les 8 000 moudjahidine. Nous
l�avons vu, la ti�deur des id�es pour la lutte arm�e et l�ind�pendance
peuvent se muer en ferveur. Chez tout patriote dot� du sens critique,
d�intelligence et de courage, la mentalit� est sujette � �volution
positive. Camus est mort en 1960. Qui dit qu�il n�aurait pas �volu� lui
aussi et rejoindre Sartres et ses amis dans l�Appel des 120 et
manifester avec eux � Paris contre l�oppression coloniale ? Avant de
mourir, Sartre avait �voqu� cette possibilit� en rendant hommage au
d�funt. La liste est longue des �crits d�Albert Camus qui viennent
temp�rer un tant soit peu la fameuse phrase �entre ma m�re et la
justice, je choisis ma m�re�. Il faudrait chercher � conna�tre sa
version qui existe dans une intervention t�l�vis�e donn�e de son vivant.
Il a replac� cette phrase dans son vrai contexte, une suite d�id�es
qu�il avait d�velopp�e. Ses d�tracteurs se sont content�s de ce morceau
pris hors de son contexte, pour tenter de le d�molir. Cette phrase
justifie-t-elle la vaine tentative � vaine au regard de l�Histoire �
pour le classer dans le camp des ultras de l�Alg�rie fran�aise, lui qui
a souffert de leur haine ? En 1956, � Alger, lors d�une conf�rence de
presse publique destin�e � lancer son appel pour une paix civile, Camus
a �t� la cible de violences verbales de la part de ces m�mes
int�gristes. A Paris, il a essuy� les sarcasmes des intellectuels
parisiens jaloux de son statut d�auteur � succ�s et aur�ol� du Nobel de
litt�rature. Des quolibets lui sont tress�s dans la presse acquise au
colonialisme. Ils lui reprochaient ses origines modestes, lui le fils
d�une famille pauvre, t�t orphelin de p�re avec une m�re sourde et
muette pour laquelle il vouait un amour profond. Devant ce d�ferlement
de haine int�griste des ultras de l�Alg�rie fran�aise, il avait pens� au
suicide. C�est dire la fragilit� �motionnelle de l��crivain. Au lieu de
focaliser uniquement sur ce choix corn�lien, la m�re ou la justice, il
serait judicieux de conna�tre son appr�ciation du personnel politique du
FLN de l��poque. Pourquoi ses d�tracteurs n�ont-ils pas rapport� son
t�moignage d�livr� vers les ann�es 1957/1958 concernant les orientations
id�ologiques du FLN historique qui �taient loin d��tre homog�ne. Un
t�moignage �difiant !
Camus et l�Alg�rie
Dans sa contribution, le Pr Djidjelli a eu la bonne id�e de
reprendre des d�clarations concernant Albert Camus. Il a cit� Kateb
Yacine Edward Sa�d qui n�ont pas �t� tendres avec l��crivain. Dommage
que d�autres t�moignages personnes illustres soient oubli�s. En voici
quelques uns. Dans une �mission radiophonique, Mohamed Dib disait :
�L��uvre de Camus a toutes les caract�ristiques des �uvres alg�riennes.
Camus est un �crivain alg�rien.� Dans ses �Carnets � Paris 1955/1956�,
le po�te et militant nationaliste Jean S�nac dit Omar El Wahrani
t�moigne : �Apr�s une longue discussion que j�ai eue avec lui, Camus
accepte rendre publiquement et de fa�on pr�cise en manifestant sa
solidarit� avec Ferhat Abb�s. Joie la plus noble de ma vie !� En mai
2012, sur un plateau d�une cha�ne de t�l�vision fran�aise, Malek Chebel
rendait un hommage appuy� � Albert Camus. Dans l�une de ses
correspondancesp avec Camus, suite � son reportage sur la mis�re en
Kabylie, Mouloud Feraoun �crit : �A cette �poque, nous avions conscience
de notre condition de vaincus et d�humili�s. Lorsque vous vous en �tes
rendu compte, vous, Albert Camus, le cri path�tique que vous avez pouss�
et qui vous honore � jamais n�a pas �t� entendu. Non seulement on a rien
voulu entendre, mais on vous a chass� du pays qui est le v�tre, parce
que vous �tiez devenu dangereux. Plus dangereux que les vaincus. � Ses
�crits d�montrent le contraire de ce qu�affirment ses ennemis. La place
de son pays natal dans l��veil � sa vocation, il la confirme dans un
�crit datant de 1956 : �L�Alg�rie est pour moi la terre du bonheur, de
l��nergie et de la cr�ation. Je n�ai jamais rien �crit qui ne se
rattache de pr�s ou de loin � la terre o� je suis n�. En Alg�rie, il y a
la beaut� et les humili�s. Quelles que soient les difficult�s de
l�entreprise, je voudrais n��tre jamais infid�le ni � l�une, ni aux
autres.� Dans un article paru en mai 1945, dans le journal
anticolonialiste Combat, l�enfant de Belcourt d�nonce : �Il convient
d�abord de rappeler aux Fran�ais que l�Alg�rie existe. Je veux dire par
l� qu�elle existe en dehors de la France (�) Le peuple alg�rien n�est
pas cette foule anonyme et mis�rable o� l�Occident ne voit rien �
respecter ou � d�fendre. Il s�agit au contraire d�un peuple de grandes
traditions et dont les vertus sont parmi les premi�res.� A-t-on le droit
d�affirmer que Camus n�aimait pas l�Alg�rie ? Pour paraphraser Sacha
Guitry, on doit dire qu�il n�y pas de patriotisme de la salive mais
seulement des preuves tangibles de patriotisme. En cette p�riode
cruciale dans la vie des deux peuples, alg�rien et fran�ais, il y a lieu
de penser � la paix des m�moires. Cela passe �videmment par une position
courageuse de l�Etat fran�ais pour reconna�tre les crimes commis par la
colonisation avant de d�boucher sur une r�conciliation apais�e par le
biais de l�interculturalit�. Camus et bien d�autres natifs d�Alg�rie de
souche europ�enne ou musulmans n�s et/ou r�sidant en France constituent
des vecteurs tout indiqu�s pour pacifier les m�moires et construire
cette r�conciliation. Pour plus d�objectivit�, il nous faut revisiter
avec un �il nouveau l��uvre et le parcours intellectuel d�Albert Camus,
et ce, � la lumi�re de ce qu�a v�cu notre pays depuis 1962. N�en
d�plaise aux fanatiques des deux bords, le prix Nobel de litt�rature
1957 m�rite d��tre partag� entre les deux pays chers � Albert Camus.
A. T.
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