Voxpopuli : ALBERT CAMUS
Entre morts et m�moires


�Oui, c�est vrai. Des hommes et des soci�t�s ont marqu� ce pays avec leur civilisation de sous-officiers. Ils se faisaient une id�e basse et ridicule de la grandeur et mesuraient celle de leur empire � la surface qu�ils couvraient.
Le miracle, c�est que les ruines de leur civilisation soient la n�gation de leur id�al. Car cette ville squelette, vue de si haut dans le soir finissant et dans les vols blancs des pigeons autour de l�arc de Triomphe, n�inscrivait pas sur le ciel les signes de conqu�te et de l�ambition. Le monde finit toujours par vaincre l�histoire.�
(Albert Camus, Le vent � Djemila,p.31.3.)

Entre ces passions de part et d�autre des deux rives que reste-t-il aujourd�hui aux lecteurs alg�riens de cet homme et de son �uvre ? La question est pertinente et se pose avec acuit� chaque fois qu�il est question de Camus et de son �uvre qui porte l�Alg�rie dans ses moindres interstices. Car que serait cette �uvre si on lui �tait sa terre nourrici�re, sa s�ve m�me ? Le poids du silence sur Camus, ici, a bien une cause : c�est cette conviction que se sont faite, depuis l�ind�pendance de l�Alg�rie, certains de nos compatriotes parmi les plus instruits qu�Albert Camus reste un �crivain fran�ais, un colonialiste de la premi�re heure. Ses �crits d�peignent le colonisateur et sa conscience d�h�g�monie sur les autochtones et autres Arabes qui constituent juste un �l�ment du d�cor. Or, cette position est-elle indemne de parti-pris politique et id�ologique ? Un parti-pris � la peau dure puisqu�il a r�sist� cinquante ann�es durant sans m�me qu�il ait �t� soumis � la critique scientifique. Le peu de travaux universitaires ou autres contributions, d�ailleurs, ne font que reconduire cet �tablissement d�finitif. On se rappelle alors le num�ro sp�cial de la revue de l�ILE de 1990, Albert Camus au pr�sent, qui, dans son pr�ambule, affichait cette volont� d�une �lecture alg�rienne�[1] celle justement de consacrer l��tablissement d�finitif. A la veille de la c�l�bration du cinquantenaire de l�ind�pendance, ne sommes-nous pas appel�s � revoir cette lecture d�finitive de l��uvre camusienne qui nous dit, qui nous �crit ? Cette entreprise rel�verait alors du d�passement m�me des pr�jug�s et autres �go�smes car elle appellera � la pertinence scientifique, � la lecture productive, celle qui �largirait l�horizon de l��uvre et l�inscrirait dans de nouveaux contextes puisque ceux qui ont vu l��criture de l��uvre sont largement consomm�s et largement d�pass�s ! Cette entreprise de renouvellement de la lecture des textes de Camus doit conc�der, au moins, ce qui a �t� admis par les lecteurs, et qui reste la pr�occupation fondamentale de Camus, � savoir : l�homme aux prises avec son destin. Du coup, la question de la r�ception de l��uvre camusienne reste d�actualit�. Il est �vident, � en croire Paul Ric�ur[2], que l��uvre reste ouverte et soumise � son lecteur � qui elle appartient et � qui revient le devoir d��largir et/ou de renouveler son horizon en fonction de ses propres attentes. Cette perspective arracherait l��uvre de l�horizon qui l�a vu na�tre et l�inscrirait dans un horizon nouveau celui du pr�sent du lecteur. Il s�agit, pour dire simple, de d�contextualiser l��uvre et la recontextualiser en permanence ce dont d�pend, fondamentalement, la conscience de la lecture. Car, au demeurant, l�Alg�rie d�aujourd�hui n�est pas celle d�il y a cinquante ans ! Un constat : si les lecteurs d�aujourd�hui ont conscience de ce fait, ils auront conscience certainement que l��uvre les interpelle� ! Le probl�me encore est que notre m�moire de Camus est vou�e au silence et que toute tentative de se le rem�morer s�av�rerait vaine du fait que des gardiens de la conscience sont l� veillant � ce que cette m�moire camusienne soit vou�e aux oubliettes, aux silences. Le paradoxe est que la m�moire qui travaille l��uvre de part en part et nous travaille, refuse tout enfermement dans le pass� au profit du pr�sent m�me s�il faut cr�er des morts conscientes : �Cr�er des morts conscientes, c�est diminuer la distance qui nous s�pare du monde � jamais perdu, et entrer sans joie dans l�accomplissement, conscient, des images exaltantes d�un monde � jamais perdu.�[3] C�est bien cette �pre le�on de la terre d�Alg�rie que Camus a commenc� � apprendre d�s sa tendre jeunesse. S�il faut s�en apprivoiser, il suffit de parcourir ses premiers �crits commis entre 1933 et 1935 et publi�s entre 1937 et 1939, � savoir L�envers et l�endroit et Noces. Ecrits dans lesquels Camus, il le dit dans la pr�face de la r��dition de L�envers et l�endroitde 1958, n�a pas beaucoup march�. Il est rest� le m�me. Ces essais sont d�finitifs, embl�matiques m�me, dans l�ensemble de l��uvre. Ils racontent les tribulations d�un jeune homme aux prises avec son destin qu�il essaye d�apprivoiser en cherchant des �vidences dans la contemplation de la terre d�Alg�rie et de sa lumi�re ; o� le jeune homme empoignant ses angoisses errait et allait � la rencontre du monde avec sa conscience lucide : �A cette extr�me pointe de l�extr�me conscience, tout se rejoignait et ma vie m�apparaissait comme un bloc � rejeter ou � recevoir. J�avais besoin d�une grandeur. Je la trouvais dans la confrontation de mon d�sespoir profond et de l�indiff�rence secr�te d�un des plus beaux paysages du monde. J�y puisais la force d��tre courageux et conscient � la fois.�[4] Ne trouve-t-on pas ces traces dans le Premier homme puisque cette errance conduit l��crivain, le jeune homme, vers cet immense oubli, vers la patrie des hommes de sa race, le lieu de l�aboutissement d�une vie commenc�e dans ses racines ; le lieu m�me de la lecture si, toutefois, la lecture acc�derait � la conscience de l��uvre ! Toute conscience d�une �uvre est conscience de lecture, nous dit encore Ric�ur. L�Alg�rie de Camus telle qu�il l��crit tout au long de son �uvre se concentre dans ses premiers �crits forg�s dans ces �images simples et �ternelles�, source unique que l��crivain a gard�es au fond de lui. Pour Camus de cette �poque, et m�me pour celui de l�apr�s-Nobel, cette source unique irrigu�e des senteurs et des odeurs de la terre ocre de son enfance alg�roise, son ciel bleu �cru et la mer argent�e, et de loin en loin encore le d�sert qui se r�v�la une nuit � Janine� l�a forg� comme homme et comme artiste et lui a donn� sa mesure profonde ce sur quoi, en effet, il revient dans la pr�face de 1958 : �Pour moi, je sais que ma source est dans L�envers et l�endroit, dans ce monde de pauvret� et de lumi�re o� j�ai longtemps v�cu et dont le souvenir me pr�serve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction.�[5] Il y a dans l��uvre de Camus une conscience r�elle de sa terre natale. N�est-elle pas d�ailleurs la force unique qui le travaille chaque fois qu�il se mettait � �crire ? Oui, cette conscience est aigu� chez ce petit pauvre de blanc de Bab-El- Oued que Jean Grenier, le ma�tre et le tuteur incontestable, avait bien orient� vers des r�flexions profondes. C�est lui encore qui l�orienta vers Saint Augustin et Plotin dans ses d�buts universitaires. Son m�moire de DES traitait d�j� de ces deux philosophes de cette rive-ci, deux hommes du Sud, comme lui, m�diterran�ens et nord-africains ! L�homme Camus, et l�artiste aussi, �tait obscur�ment, comme il le dit, rest� attach� � ses racines du Sud, comme Faulkner, � jeter de la lumi�re sur cette partie obscure en lui que la critique fran�aise de l��poque, et m�me d�aujourd�hui, a oubli�e. Ni L�Etranger, ni La Peste, ni L�Exil et le royaume ni encore moins Le Premier homme n�ont fait l��conomie de l�Alg�rie. Elle est cette conscience aigu� de l��uvre qui la ferait acc�der � l��ternit� de la lecture ! Il n�y a point de risque d�s lors de dire que cette terre natale tant aim�e est celle-l� m�me qui dessine cette g�ographie de l�absurde, quand on sait que l�absurde est ce dur face-�-face de l�homme avec son destin ; elle serait alors la terre de la r�volte, la r�volte m�me faible de l�esprit ! S�il est question, pour le lecteur aujourd�hui, de saisir la profondeur du questionnement absurde n�est-ce pas la terre d�Alg�rie qui lui apporterait des r�ponses ? Non seulement des r�ponses mais les �vidences m�mes sur une r�flexion profond�ment humaniste et franchement orient�e vers l�universel. S�il est en effet un sens auquel pourrait acc�der l��uvre, et de ce fait de sa lecture, ce serait cet universel humain car au demeurant que serait l�Alg�rie sans cette aspiration � l�universel ? Le travail de renouvellement de lecture qu�il nous appartient aujourd�hui d�effectuer � propos de Camus devrait d�gager notre m�moire des clivages id�ologiques pour l�inscrire dans l�ordre universel du monde : �Ce pays est sans le�ons. Il ne promet ni ne fait entrevoir. Il se contente de donner, mais � profusion. Il est tout entier livr� aux yeux et on le conna�t d�s l�instant o� l�on en jouit. Ses plaisirs n�ont pas de rem�de, et ses joies restent sans espoir. Ce qu�il exige, ce sont des �mes clairvoyantes, c�est-�-dire sans consolation. Il demande qu�on fasse un acte de lucidit� comme on fait un acte de foi. Singulier pays qui donne � l�homme qu�il nourrit � la fois sa splendeur et sa mis�re !�[6] Au-del� de la guerre des m�moires, comme le dit si bien Mohamed Harbi, ces mots retentiront comme un cri de gr�ce et d�livreront l��uvre et son lecteur des jougs id�ologiques de circonstance. Ce qu�il faut au travail de renouvellement de lecture, � la d�contextualisastion et recontextualisation de l��uvre c�est de donner parole � notre m�moire sourde, interdite de parole, victime alors d��go�smes qui n�apporteraient rien aux aspirations universelles de l�Alg�rie d�aujourd�hui. Camus reste un �crivain de chez nous, un �crivain d�ici. Il m�rite la place qui est la sienne parmi nous, sans pr�jug�s ni �go�smes, car au moins, il nous ouvre les yeux sur notre pr�sent, sur un pr�sent imp�rissable�!
Messaoud Belhasseb, Universit� 8-Mai-45 de Guelma, le 30 janvier 2012

[1] Albert Camus Au pr�sent, revue de l�ILE d�Alger, OPU, 1990.
[2] Paul Ric�ur, Temps et R�cit, TIII, particuli�rement le chapitre IV, le monde du texte et le monde du lecteur, Seuil, Paris, 1986.
[3] Albert Camus, Le Vent � Djemila, p., 31.
[4] Albert Camus, La mort dans l��me, p.,94.
[5] Pr�face de la r��dition de 1958, p., 2.
[6] Albert Camus, L��t� � Alger, p.,34.

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