Voxpopuli : 50e ANNIVERSAIRE DE L�IND�PENDANCE
SI MOHAND OUL KENDI
LE MARCHEUR VISIONNAIRE
Par Khaled Lemnouer


Autrefois, rarement aujourd�hui, la plupart des villes et des villages d�Alg�rie avaient leur vaticinateur, leur devin ou leur augure qu�on qualifiait souvent d�exalt�, de fanatique ou m�me de fou.
Mais quand les pr�dictions invraisemblables du visionnaire s�accomplissaient, on consid�rait alors autrement le personnage, et d�sormais on lui t�moignait un respect m�l� de crainte et d�admiration. Pendant la colonisation fran�aise, ces �tres inspir�s �merg�rent partout dans le pays. A Cap-Aokas, les septuag�naires se souviennent de Si Mohand Oul Kendi, figure originale faisant partie int�grante du paysage de la charmante localit�. D�une stature moyenne, arborant un collier de barbe, il portait en permanence une blouse bleue � manches longues, sans boutons, au col en V, qui lui descendait jusqu�aux chevilles. Une cigarette qu�il enroulait lui-m�me �tait presque toujours coll�e � sa l�vre. Avec son ch�che enroul� autour de sa t�te et le b�ton pastoral qu�il tenait toujours � la main, il avait l�allure noble d�un p�lerin en route vers les terres saintes. Plaqu�e sur sa poitrine, port�e en bandouli�re, une gibeci�re qui ne le quittait jamais contenait une tondeuse et une paire de ciseaux. La plupart du temps, il se rendait au petit pont non loin de la place du march� ; l�, il interceptait tout gar�on chevelu de passage, puis, s�improvisant coiffeur, il le tondait soigneusement � l�aide de ses instruments. Personne n�a jamais su cette pr�dilection de Si Mohand Oul Kendi pour la profession de figaro. En tout cas, la plupart des gamins du village �taient g�n�reusement bien coiff�s gr�ce � la pr�venance de cet homme, d�cid�ment diff�rent des autres.
Des pr�monitions toujours av�r�es
Ses pr�monitions toujours av�r�es se transmettaient de bouche � oreille dans la contr�e. Parfois m�me, pour leur donner plus d�effet, la rumeur grossissait les faits en y introduisant quelque extravagance. En 1942, quelques semaines avant le d�barquement des Anglais sur les c�tes bougiotes, les habitu�s du caf� �Carapace� � situ� en haut de l�escalier sans rampe de deux cents marches d�o� l�on jouit d�une vue plongeante sur la mer M�diterran�e � s��taient accoutum�s � voir quotidiennement le comportement bizarre mais pour le moins amusant de Si Mohand Oul Kendi ; celui-ci, debout sur cette hauteur, les yeux fix�s sur le large, les deux mains en cornet autour de sa bouche comme pour former un porte-voix, il imitait le hululement d�une sir�ne d�alarme d�un bateau. Parfois, il allait sur la plage pour scruter l�horizon et reproduire le son du cor d�une voix plaintive. Il r�p�ta tr�s souvent ce man�ge jusqu�au jour de l�arriv�e des marins anglais. Aux pr�mices de la R�volution alg�rienne, il lui arrivait souvent de brandir son b�ton comme un fusil et, faisant semblant de tirer sur un ennemi invisible, il lan�ait bruyamment l�onomatop�e �voquant un coup de feu : �Deuf Deuf ! Deuf Deuf !� Peu de temps apr�s, la R�volution p�n�tra dans la r�gion. Un jour, � la fin d�un mois de d�cembre, il interpella p�remptoirement un jeune homme en ces termes : �H� toi, qu�attends-tu pour aller garder les loups dans la montagne ?� Quelques jours plus tard, des circonstances favorables permirent au jeune homme de monter au maquis et de participer valeureusement aux combats pour la libert�. Ce moudjahid s�appelle Kasri Abdelkader. Si Mohand Oul Kendi s�int�ressait beaucoup aux gens instruits et ne ratait aucune occasion pour les accoster et converser avec eux. Il lui arrivait m�me d��crire des lettres aux personnes qu�il aimait mais qui vivaient loin de son village par n�cessit� professionnelle. Dans ses lettres, comme dans ses paroles, il se servait de paraboles pour exprimer ses pens�es. A un ami qui venait de perdre son �pouse, il lui enjoignit dans un message �crit �de ne pas laisser ses brebis sans berger�, allusion discr�te � l�indispensable remariage du veuf dans l�int�r�t de ses enfants.
Les deux filles faillirent �tre �pingl�es par Iznar
Par ailleurs, il poss�dait le don d�amener la gu�rison chez les souffrants de tous �ges. Il suffisait pour cela qu�on lui rem�t un objet appartenant au malade ; d�embl�e, il portait la chose � sa bouche en pronon�ant des paroles sibyllines ; et, aussi incroyable que cela pouvait para�tre, neuf fois sur dix, la gu�rison totale aboutissait dans les deux ou trois jours suivants. Pendant la R�volution, depuis 1957 jusqu�� l�ind�pendance du pays, deux couturi�res cousaient clandestinement des v�tements et des drapeaux alg�riens que deux jeunes adolescentes avaient pour mission d�acheminer vers le maquis en les dissimulant au fond de paniers � provisions. Pour la petite histoire, une fois, � l�heure du cr�puscule, les deux filles faillirent �tre �pingl�es par Iznar, chef brigadier de gendarmerie, qui avait �tabli un barrage � la sortie est du village. �Que faites-vous dehors � cette heure ? Allez vite, rentrez chez vous !� les sermonna-t-il. Les deux demoiselles ne demand�rent pas leur reste et press�rent le pas pour s��loigner du danger. Heureusement qu�elles ne savaient pas qu�elles transportaient ce soir-l�, outre les v�tements habituels, un pistolet et des munitions. La connaissance de cet �l�ment d�information aurait pu �veiller leur inqui�tude et les trahir. Un autre soir, sur le chemin du retour, les deux filles furent h�l�es par Si Mohand Oul Kendi au niveau du petit pont ; il leur adressa les paroles suivantes : �Dites aux autres que demain soir il y aura un abattoir � Ansa o� quatre moutons seront �gorg�s.� Interloqu�es, les demoiselles sourirent et continu�rent leur route. Le lendemain, suite � une d�nonciation, les soldats firent une incursion nocturne dans certaines habitations pour arr�ter cinq Alg�riens soup�onn�s d�avoir des liaisons avec le maquis. Ch�rifi Ali et son fils Akli, Mameri Mohand, Ch�rifi Hmidouche et Mameri salah, un handicap� qui �tait d�tenu en prison chez le colon Tourneux, furent emmen�s manu militari dans un endroit bois� pour y �tre ex�cut�s sans autre forme de proc�s. En chemin, Ch�rifi Hmidouche r�ussit � desserrer ses liens. Arriv�s aux abords d�une bifurcation, il profita de la p�nombre pour s��chapper en �vitant de justesse les rafales des mitraillettes cr�pitant dans le noir. Vers une heure du matin, il �tait d�j� tr�s loin quand les soldats accomplirent leur macabre besogne. Cinq hommes furent arr�t�s, quatre hommes furent tu�s. Comment Si Mohand Oul Kendi avait-il pu pr�voir le nombre exact de chouhada qu�il d�signa par le terme �moutons� ? Parmi les pr�monitions de Si Mohand Oul Kendi, cette annonce �tonnante laissa tout le village dans une profonde perplexit�. Depuis ce jour-l�, on �coutait avec autrement plus de sollicitude et de curiosit� les paroles du vieil homme. Un jour, on lui demanda son avis sur le d�nouement de la guerre d�Alg�rie. Pour toute r�ponse, il d�rangea une fourmili�re avec son �ternel b�ton, puis �crasa du pied les centaines de fourmis noires qui s�en �chappaient en grouillant sur le sol. �Voyez, dit-il, je viens de tuer une grande quantit� de ces bestioles. Mais sont-elles pour autant toutes an�anties ? Regardez le grand nombre qui continue � sortir de leur habitation commune !� Si Mohand Oul Kendi naquit vers la fin du XIXe si�cle, en 1885, et mourut en 1965 � l��ge de 80 ans. Dans le cimeti�re de Sidi Mohand Aghrib d�Aokas, sa tombe continue � susciter bien des interrogations...
K. L.
1. De son vrai nom Kendi Mohand
2. Chabane Taou�s et Ch�rifi �Tagawawthe�.
3. Rahmani Djamila et Ch�rifi Zoubida.

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