Chronique du jour : KIOSQUE ARABE
Le tapage qatari réveille les voisins
Par Ahmed Halli
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Du temps du parti unique, nous avions des unions corporatistes pour
chaque métier, et pour chaque activité. Nous avons eu ainsi dans la
presse l'Union des journalistes algériens (UJA). Et comme la devise du
FLN de l'époque était d'unir pour mieux diviser, un petit malin tapi
dans les rouages du parti, et qui doit y être encore, a décidé que l'UJA
serait élargie aux interprètes et traducteurs. Ceci réalisé, on a
réfléchi, c'est du moins ainsi qu'on exprimait l'acte d'élaborer des
combinaisons tordues, au moyen de créer une union plus large encore. Un
journaliste qui ne savait pas tenir sa langue proposa d'adjoindre à l'UJA
l'Union des sourds et muets. Dans la foulée, on évoqua aussi le renfort
éventuel des aveugles, qui s'opposèrent avec force à un tel projet,
voyant en lui l'œuvre de dirigeants frappés de cécité précoce. Nous
avons eu aussi l'Union des écrivains algériens, où vous n'étiez pas
obligés de montrer un spécimen d'écriture, pour adhérer. Puis, il y a eu
l'union des peintres, pas ceux du bâtiment, les autres qui peignent des
tableaux, et j'en passe. Bref, tous étaient unis sous l'étendard du FLN,
pour pratiquer la critique constructive en public et l'autocritique en
boudoirs. Les femmes étaient regroupées dans l'Union nationale des
femmes algériennes (UNFA), chargée, entre autres, de faire oublier que
l'indépendance c'était aussi grâce à elles. Ayant ainsi réalisé l'union
de toutes les «forces vives», il fallait se tourner vers l'Est pour voir
ce qu'il était possible de réaliser, dans le cadre de la nation arabe.
Nous avons donc eu, dans le cadre du syndicat des potentats arabes, plus
connu sous le nom de «Ligue arabe», des organisations et des unions où
il fallait juste changer le dernier mot du sigle. Certaines unions
arabes sont même devenues des organisations à géométrie variable et à
forte sensibilité aux changements atmosphériques et aux variations
éoliennes. Je n'en dirais pas plus de cette Union parlementaire arabe,
qui est comme chacun le sait, le vivier de la démocratie triomphante,
avec des députés élus par les peuples et pour les peuples. Qui donc peut
se targuer, hors de cette sphère, de posséder l'union du fer et de
l'acier arabes, d'organiser un congrès du tracteur arabe, etc., etc. Et
toutes ces unions, toutes ces organisations tiennent congrès, en veux-tu
en voilà, dans l'un ou l'autre des pays membres, ce qui permet des
voyages et des échanges fructueux. Avec tout ce beau monde, plus besoin
d'aller jusqu'en Chine pour quérir le savoir et la connaissance, on vous
les amène jusqu'à votre porte, si vous en avez une bien sûr. Je croyais
avoir fait le tour de la question, mais j'avais oublié la meilleure de
l'année, le nec plus ultra de l'événementiel, ce fameux congrès de
l'Organisation de la femme arabe (OFA). J'avoue que j'ai suivi d'un œil
plus que distrait les péripéties de ce congrès qui s'est tenu la semaine
dernière dans nos murs. J'avais tort, parce que ce congrès était très
instructif pour quiconque voulait se convaincre définitivement que le
changement dans la continuité, ça existe. D'abord, la première surprise
: c'est de savoir qu'une certaine Madame El-Béchir participait à ce
congrès, et qu'elle y avait même joué les premiers rôles. Cette dame
n'est autre que l'épouse du président Omar El-Béchir, le chef de l'État
soudanais, responsable de la partition de son pays, entre autres
réalisations historiques. Accessoirement, puisqu'il est assuré de
l'impunité et de la sollicitude de ses pairs, Omar El- Béchir est sous
le coup d'un mandat d'arrêt du Tribunal pénal international (TPI), pour
crimes contre l'humanité. La condamnation du TPI ne concerne pas la
scission du Soudan, mais la répression au Darfour, là où des
observateurs arabes n'ont vu que colombes et amour du prochain. Pour le
plus grand bonheur du tyran soudanais, la sainte ligue et une partie de
l'opinion considèrent que le TPI est un instrument de l'impérialisme
américain. Ses jugements et ses sentences ne sont acceptables que
lorsqu'ils concernent des Serbes qui ont assassiné des musulmans
bosniaques. S'agissant du sieur El-Béchir, une fatwa l'autorise à
massacrer des animistes, des chrétiens, et même quelques musulmans, au
passage, puisqu'il n'y a rien de tel pour hâter l'avènement de l'État
islamique, infaillible et équitable. J'ignorais aussi que l'OFA comptait
des femmes entrepreneurs dans ses rangs, des entrepreneurs qui ont pris
pour modèle Khadidja, la femme du Prophète, comme l'a souligné une
participante émiratie. On peut supposer que la dame en question faisait
référence à la Khadidja de l'époque préislamique, riche veuve qui gérait
elle-même ses biens. Or, Khadidja constituait une exception, dans le
système tribal de cette période où les femmes devenues veuves pouvaient
échoir, ainsi que leurs richesses propres, à l'héritier mâle le plus
proche. La congressiste émiratie avait assurément de bonnes raisons
d'exprimer son refus de recevoir des leçons en matière d'Islam, de la
part du mouvement des Frères musulmans, ascendant dans le monde arabe.
Selon le journal Al- Itihad des émirats, l'Union des Émirats arabes, et
plus largement les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG),
auraient de sérieux motifs d'inquiétude au sujet des ambitions
islamistes. Dans un article, d'une rare clarté et visiblement inspiré,
le quotidien interpelle directement le Qatar sur son activisme qui
menace désormais ses propres alliés. Al-Itihad estime que le pouvoir au
Qatar est partagé entre deux courants, l'un coopératif et
complémentariste (dans le cadre de l'union), et l'autre, isolationniste
et belliciste. Or, c'est ce deuxième courant qui semble être en train de
l'emporter, selon le journal, qui affirme que ce courant agit en étroite
collaboration avec les Frères musulmans égyptiens. Et plus précisément
avec leur véritable chef, Khairat Al- Chater, le richissime homme
d'affaires égyptien. Al-Itihad reproche au gouvernement du Qatar d'avoir
ouvert ses coffres et d'avoir mobilisé sa chaîne Al- Jazeera, au service
de ceux qui s'autorisent ce qu'ils interdisent aux autres. Qui font de
la religion un fonds de commerce, un mouvement qui complote contre ses
frères émiratis, sous couvert de «printemps arabe». «Est-il normal que
le Qatar appuie un mouvement qui ne considère que sa propre opinion, et
estime que seule sa conception de l'Islam, excluant toutes les autres,
doit avoir force de loi ? Regardez autour de vous ! Vous reste-t-il
encore un ami qui a confiance en vous, ou un voisin que vos projets
rassurent ?», ajoute Al-Itihad, comme une injonction à changer de cap.
Comme quoi, il y a des réveils salutaires, même s'ils sont tardifs et en
soubresauts.
A. H.
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