Chronique du jour : Ici mieux que la-bas
Yamina Mechakra, regrets


Par Arezki Metref
[email protected]
Le 10 avril dernier, je recevais un email d'une parente qui disait en substance : Yamina Mechakra est gravement malade. Elle est hospitalisée. Elle a besoin d'amitié, de solidarité, d’affection. Il ne faut pas attendre qu'elle décède pour les lui donner. C’est maintenant, tout de suite, tant qu’elle est encore en état de les recevoir !
Oui, c’est tout ce qu'on déteste : la compassion post-mortem, le concert du conclave des pleureuses, priver d’une datte quelqu’un de son vivant et, une fois parti, submerger sa tombe de régimes. Mais voilà qu’on se fait piéger par le temps qu’on ne maîtrise pas et qu’on finit par tomber dans ce qu’on abhorre !
Comme j’ai beaucoup d’admiration pour elle, et que j’ai eu l’occasion de le lui dire, j'ai été touché, très touché, ému d'apprendre que Yamina avait émis le souhait que je lui rende visite sur son lit d’hôpital. ça vient de Yamina Mechakra, la magicienne, la source d’eau cristalline, la poétesse aux semelles de vent ! Le message d’une proche de Yamina m’est parvenu à travers ma parente. Il disait que je pouvais «venir lui rendre visite, elle se rappelle de lui (moi) vaguement».
Etant alors loin d'Alger, il n'était pas possible de réaliser ce vœu sur le champ. J'ai écrit à cette proche de Yamina que j'étais vraiment peiné de la savoir si malade, et surtout si isolée, si j'en crois les articles de presse. Des informations parues dans certains journaux faisaient état en effet de la solitude de Yamina. Si sa famille s’est, dans les limites de ses possibilités, bien occupée d’elle, Yamina n’a pas eu le privilège d’un Ouettar hospitalisé longtemps en France à l’aide évidemment d’une prise en charge. Mais elle, Yamina, même du temps de sa validité, avait refusé de s’expatrier. Elle faisait corps avec sa terre.
Spontanément, j’ai ajouté que Yamina souffre beaucoup, la sensibilité aiguë, mais n'est-ce pas l'apanage du génie ? Consolation ? Kateb Yacine a souffert, Issiakhem a souffert, Yamina souffre...
Je me rappellerai toujours d'elle comme d'une source d'irradiation. Là où elle se trouvait, une lumière brillait. Elle avait quelque chose de magnétique.
J'étais littéralement bouleversé de savoir qu'elle se portait si mal. Je demandai à sa proche d'être mon interprète auprès d'elle : «Dites-lui que nous l’aimons, Nous, la tribu, des hommes libres, la sienne— et que nous pensons à elle très fort.»
Je me promettais naturellement d'aller la voir dès que possible. Je reçus une réponse qui m'informait que l'état de santé de Yamina était au plus bas, son pronostic vital mauvais. Elle souffrait, depuis trois ans, d'une grave maladie. Elle avait alors été admise, sur intervention du ministère de la Culture, au service des urgences de l'hôpital de Kouba. Mais elle devait quitter ce service et comme il n'existe pas de «service pour prendre les patients en fin de vie, nous sommes pétrifiés devant le vide».
Aller où ? Elle avait postulé à un logement AADL. La lettre de refus de l'administration lui parvint à un moment où elle se portait au plus mal et où elle devait, quittant l'hôpital, être quelque part recueillie. Motif de ce refus : Yamina Mechakra avait un logement à Meskiana, dans les Aurès. «Il est occupé par un cousin, ce qui fait un citoyen de moins demandeur de logement», m’écrivit avec bon sens sa proche. Elle poursuivait : «Je suis juste indignée par cet abus, sachant que cette série de textes cités péremptoirement sont appliqués abusivement ! Les cumulards de logements dans les grandes villes doivent être intouchables, et ne sont poursuivis et punis que les plus faibles ! Yamina ne peut se défendre, car extrêmement diminuée par deux maladies.» La décision de l’organisme s’appuyait sur une batterie de textes de loi qui, ma foi, ne sont pas mauvais s’ils étaient appliqués de la même façon pour tout le monde. Ma correspondante précisait que Yamina «ne bénéficiera même pas de ce fameux logement, ses jours sont plus que comptés, mais que les actes abusifs et efficaces contre les plus faibles soient confondus et pointés du doigt». C’était un de ses combats : défendre les plus faibles ! Comme Kateb Yacine !
Je me promettais de rendre publique cette nouvelle tant que Yamina était encore vivante. Mais des perturbations dans la sphère personnelle ont tout brouillé. Puis un jour, je reçois, glacé, ce message laconique : «Yamina Mechakra n'est plus, elle s'est éteinte ce matin à 7h 30, elle sera inhumée demain à 13h.»
Faire quoi, maintenant ? Un peu tard pour dire tout ça ? Sans doute ! Mais, disons-le, pour la mémoire de celle qui valait son pesant de poudre.
Et répétons lui, même un peu tard, que sa parole, ce cri, ce cantilène, ce thrène, ce chant général, cette chaîne de mots qui, par sa plume, nous vient du plus loin des femmes qui se battent et chantent, cette Grotte éclatée reste comme une brûlure vive et vivifiante sur la peau d'une littérature algérienne qui se couche de plus en plus devant le people et l'exotisme. Yamina Mechakra est d’abord cette fillette sur la rétine de laquelle s’est gravée à tout jamais la souffrance d’un homme écartelé sur le canon d’un char de l’armée française, exposé dans la rue. Yamina Mechakra, enfant, a vu son père torturé, mourir… Souffrance qui se fera chair et qui deviendra un brandon, mot-brandon !
Psychiatre, Yamina Mechakra a vu au plus loin et au plus clair de ce pays. Poétesse, ce qu’elle a écrit, ce qu’elle a crié, ne ressemble à rien d’autre de connu jusque-là. Elle était peinée de savoir qu’on la classait dans le rayon littérature féminine algérienne, standardisée, normalisée et définie, contenue forcément à l’étroit dans un genre. Elle n’y avait absolument rien à voir ! Inclassable !
Peut-être, au fond, que nous ne la méritions pas, Yamina Mechakra ! Oui, nous ne la méritions pas, je crois.
A. M.





Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2013/05/26/article.php?sid=149351&cid=8