Contribution : Révolutions arabes
Enfin dans le vif du sujet !
Par Nour-Eddine Boukrouh
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En un mois, l’islamisme dans le monde a vu deux de ses modèles
sérieusement remis en cause. Si l’exemple turc a été ébréché, mais sans
gravité, grâce au sens du compromis de l’AKP, l’exemple égyptien, lui, a
carrément explosé. Le modèle égyptien, père de l’islamisme mondial, est
entré dans une phase (la guerre civile) dont il ne reviendra pas s’il ne
fait pas montre de retenue.
Les évènements qui viennent d’éclater en Égypte auront, sans aucun
doute, à plus ou moins long terme, des répercussions importantes sur le
monde arabo-musulman, notre voisinage et peut-être nous-mêmes à travers
notre nébuleuse islamiste qui n’opère plus seulement dans la sphère
politique, mais a largement débordé sur la sphère sociale et médiatique
(chaînes tv privées) à la manière des «Frères musulmans» depuis 1928.
Ces évènements nous concernent au plus haut point et nécessitent à ce
titre d’être bien analysés.
Cette évolution prévisible dans les révolutions arabes (en ce qui me
concerne du moins, comme on va le voir) nous ramène au vif du sujet
ouvert mais pas tranché par ces révolutions. Elle annonce le début de la
fin de l’islamisme comme alternative politique dans les pays qui se sont
libérés du despotisme. Reste à savoir à quel prix et dans quels délais.
J’ai beaucoup écrit en 2011 sur la première phase de ces révolutions que
j’avais suivies de plus près, comme j’ai consacré en 2012 dans ces mêmes
colonnes une série de contributions proposant une lecture culturaliste
des résultats des élections qui venaient de porter au pouvoir les partis
islamistes en Tunisie et en Égypte, résultats dans lesquels j’avais vu
un «vote atavique» davantage qu’un «vote politique». Au moment où les
médias du monde entier disaient leur déception devant la mutation du
«printemps arabe» en «hiver islamique», j’affichais personnellement ma
satisfaction, écrivant : «Les révolutions arabes n’ont ni avorté ni été
volées, elles ont juste constitué un effet d’aubaine pour ceux qui
guettaient depuis plusieurs décennies l’occasion de sortir de derrière
les fagots. Ce qui arrive aux Arabes n’est ni un printemps, ni un hiver,
ni quelque chose d’autre qui peut être exprimé par les particularités
d’une saison… Les révolutions ne se sont pas terminées dans les pays où
on a voté et donné la majorité absolue ou relative au courant islamiste…
Le premier acte des révolutions arabes a été le soulèvement des peuples
dans plusieurs pays en même temps ; le deuxième, la chute du régime, et
le troisième, les élections. Le quatrième sera celui de la mise au banc
d’essai de l’islamisme… La victoire des islamistes aux élections en
Tunisie, au Maroc et en Égypte est une excellente chose. Les peuples qui
se sont libérés du despotisme sont devant un test espéré, redouté ou
différé depuis les indépendances. Le moment est venu de faire face à la
situation, quels que soient les périls encourus… C’est la grande épreuve
qui les attendait et à laquelle ils ont échappé jusqu’ici pour une
raison ou une autre. Il vaut mieux crever l’abcès une fois pour toutes
et affronter le problème, si problème il y a, plutôt que de continuer à
le renvoyer au lendemain ou à vivre avec une épée de Damoclès sur la
tête. Le moment est venu de lever l’hypothèque islamiste en donnant aux
partis qui s’en réclament l’occasion de montrer ce dont ils sont
capables. S’ils démontrent qu’ils sont respectueux des lois
républicaines, qu’ils n’engageront pas leurs pays sur des chemins
aventureux à la recherche de quelque chimère, qu’ils tiendront leurs
promesses d’apporter la justice et la prospérité, alors ils gouverneront
aussi longtemps que le voudra le suffrage populaire. Mais s’ils échouent
à améliorer le sort de leurs compatriotes ou s’ils portent atteinte aux
libertés nouvellement conquises, alors ils seront chassés de la scène
politique par une révolution…» (cf. «Le nouvel âge arabe», Le Soir
d’Algérie du 26 janvier 2012).
N’est-ce pas, exactement, une année et demie après l’écriture de ces
lignes, ce qui vient de se produire en Égypte ? Cette mise au banc
d’essai aura au total duré une année et débouché sur un «coup d’Etat
populaire». Des dizaines de millions d’Égyptiens insatisfaits des
résultats de la mise à l’épreuve étant sortis dans la rue pour réclamer
le départ du régime islamiste, l’armée avait le choix entre les réprimer
sur ordre du pouvoir légal du Dr Morsi, ou contraindre ce dernier au
départ au nom de la «volonté populaire». C’est cette deuxième option
qu’elle a choisie avec l’appui d’Al-Azhar, de l’Eglise copte, des
salafistes d’an-Nour, du Front du salut national et de trente millions
de citoyens de toutes tendances et confessions. Mais, peut-on se
demander où était cette «volonté populaire» au moment des élections
législatives et présidentielle ? Elle était aux abonnés absents, elle ne
s’était pas encore formée, elle en était au stade de «poussière
d’individus» composant la fameuse «majorité silencieuse» qui ne vote pas
lors des scrutins mais râle le reste du temps. Je disais d’elle dans
«Réveil magique, vote mécanique» (Le Soir d’Algérie du 23 janvier 2012)
: «Ceux qui ont manifesté et affronté les forces de la répression,
hommes, femmes, musulmans, coptes, jeunes, classes moyennes, artistes,
intellectuels, libéraux, gauchistes, islamistes, etc., étaient unis
autour d’un objectif unique : la chute du régime. Le but atteint, le
gros d’entre eux a regagné ses pénates heureux et comblé. Pour
l’essentiel, ils appartenaient à la jeunesse «branchée» qui a agi
spontanément et par idéalisme. Elle n’avait pas d’intérêts particuliers
à défendre, ni de programme politique à proposer, ni de pénates à
rejoindre à la fin des opérations. Les islamistes, par contre, avaient
leurs intérêts, leur «programme» et des pénates où se replier, rendre
compte et prendre les ordres. Ils ont rejoint la révolution à pas de
loup, regardant devant et derrière, avançant ou reculant en fonction des
directives, participant un jour et s’absentant un autre… C’est de la
sorte qu’ont été récupérées les révolutions là où elles ont eu lieu à
travers l’histoire. Il y a toujours eu ceux qui agissent par exaltation
et ceux qui agissent par calcul. A tous les coups, ce sont ces derniers
qui partent avec la caisse. Une fois encore, les minorités agissantes
ont fait l’histoire. En science comme en politique, c’est toujours un
petit groupe d’individus qui fait avancer l’humanité.» Ce sont
l’amateurisme, les erreurs et la tentation du totalitarisme des «Frères
musulmans» et de Morsi qui ont permis à l’ancienne minorité de devenir
la nouvelle majorité. Prédisant ce qui allait arriver aux partis
islamistes, je déclarais dans «La boîte de Pandore» (Le Soir d’Algérie
du 24 janvier 2012) : «Les islamistes ne croient pas au fond d’eux-mêmes
à la souveraineté populaire comme source du pouvoir, ni à la démocratie
comme cadre de vie institutionnel, ni à la citoyenneté comme ensemble de
droits et de devoirs de l’individu, ils composent avec ces idées qui
vont à l’encontre de leurs principes fondamentaux tant qu’ils n’ont pas
le choix, autrement, c’est vers le califat et le modèle taliban qu’ils
marcheraient d’un pas vaillant…» Dans «La lampe d’Aladin» (Le Soir
d’Algérie du 25 janvier 2012), j’ajoutais : «La «solution islamique»
qu’ils brandissaient comme une lampe d’Aladin, ils vont devoir la mettre
en place et en démontrer rapidement l’efficacité, sinon, personne ne les
croira plus et eux-mêmes peut-être cesseront d’y croire. Car grande sera
leur déconvenue lorsqu’ils s’apercevront que la lampe mirifique est
vide, qu’il n’en sort aucun «djinn» faiseur de prodiges, qu’il ne tombe
rien du ciel et qu’ils devront tout faire eux-mêmes… C’est de problèmes
d’emplois, de logement, de dette extérieure, de rentrées en devises et
autres «patates chaudes» que les islamistes ont hérités. Or, leur
savoir-faire en matière de gestion des affaires publiques est modeste.
Prêcher la bonne parole, raconter en boucle les merveilleuses histoires
d’un passé mythifié et momifié, exhorter les gens à l’observance des
prescriptions religieuses et aux signes extérieurs de religiosité ne
suffira pas et ne pourra pas tenir lieu de programme de gouvernement.
Les opérations caritatives ponctuelles, l’aide aux nécessiteux, les
actions de bienfaisance ambulatoires et intermittentes ne rimeront plus
à rien, sauf à en faire bénéficier toute la nation. Le background de
secouriste n’est plus de mise, il faut déployer de véritables aptitudes
opérationnelles pour faire face aux urgences brûlantes et aux attentes
pressantes. L’attirail de charité devra être remplacé par une batterie
d’instruments de gouvernement efficients, sinon, c’est l’échec assuré et
peut-être une nouvelle révolution…»
C’est ce qui vient d’arriver dans la populeuse Égypte et arrivera
immanquablement en Tunisie où existe une société civile d’une certaine
consistance. Je poursuivais dans le même article : «Ayant placé la barre
trop haut en laissant croire à des masses crédules qu’Allah allait
regarder de leur côté et multiplier ses bénédictions sur elles pour
avoir voté en faveur de l’Islam, les nouveaux dirigeants vont devoir à
tout le moins faire mieux que l’ancien régime… Les islamistes
prétendaient incarner la troisième voie entre le socialisme et le
capitalisme et être une alternative à l’Occident. Voici que
l’opportunité d’en faire la démonstration devant leurs peuples et
l’humanité leur est offerte… Arrivés au pouvoir par la voie des urnes,
ils ne pourront pas espérer retirer l’échelle après s’en être servis
pour grimper. Ils ne pourront pas vouloir abolir la démocratie sans voir
se soulever contre eux les autres partis, les citoyens qui n’ont pas
voté pour eux, les instances internationales et l’opinion publique
mondiale. Ils se trompent ceux qui, parmi eux, pensent qu’ils pourront
rester au pouvoir par la force. Ils l’auraient gardé s’ils l’avaient
conquis de haute lutte. Or, ils ne l’ont pas conquis, ils n’ont pas
vaincu le despote, c’est “le peuple facebook” qui l’a vaincu et le vote
atavique qui leur a confié les clés du pays dans l’espoir d’une vie
meilleure, voire de résultats miraculeux. Ils auront juste été les
premiers bénéficiaires de l’alternance. Ils céderont la place un jour…»
Deux années et demie après la chute de Moubarak, la «minorité» qui a
fait la révolution sans être alors en état de prendre le pouvoir a
réussi le tour de force de recueillir 22 millions de signatures en
faveur de la pétition exigeant le départ de Morsi, confirmant les
prévisions que je faisais dans «Le nouvel âge arabe».
Il a fallu tout ce temps pour que la «jeunesse internet», les libéraux,
les nassériens, les laïcs, les coptes et des personnalités nationales en
vue trouvent les compromis nécessaires à une action de cette ampleur.
Voici ces prévisions : «La phase postrévolutionnaire ne s’arrêtera pas
avec l’investiture des partis qui ont gagné les premières élections. On
n’est qu’au début d’une nouvelle ère qui verra s’installer une véritable
vie politique qui clarifiera au fur et à mesure les idées et les choses.
Au fil du temps, des expériences et des leçons tirées, de nouveaux
partis vont se former, des alliances se nouer, une société civile
apparaître, le corps électoral s’instruire des conséquences de son vote
et les esprits crédules se désensorceler.
Le courage qui a soulevé des centaines de milliers de personnes et la
liberté de pensée et d’expression arrachée dans la foulée ne
disparaîtront pas parce que des courants politiques religieux ont été
portés au pouvoir. Ceux qui se sont soulevés contre la dictature et fait
face à des moyens de répression impressionnants le referont le cas
échéant. Ils étaient des milliers à échanger sur la Toile, ils
deviendront des dizaines et des centaines de milliers…Ceux qui ont
trouvé le courage de s’insurger contre le despotisme séculier trouveront
celui de se soulever contre le despotisme religieux ou l’Etat
totalitaire. Ils n’accepteront pas que le père qu’ils ont tué soit
remplacé par un beau-père autoproclamé. Les médias, jaloux de leur
nouvelle liberté, défendront la liberté éditoriale et le pluralisme
télévisuel. Les syndicats de magistrats qui se sont investis dans la
révolution exigeront et obtiendront l’indépendance de la justice. Dans
l’opposition, les partis démocrates se feront connaître en harcelant le
gouvernement, en mettant en avant ses contre-performances en ne lui
concédant rien qui puisse remettre en cause les acquis de la démocratie…
Petit à petit, ils trouveront le répondant nécessaire auprès de leurs
concitoyens, toucheront en eux des fibres nouvelles et finiront par en
attirer un certain nombre dans leurs rangs.
Dans cette nouvelle vie politique libérée de la peur et de la censure,
les masses s’intéresseront au débat politique, croiront en ce qu’elles
verront, formeront leur jugement et se libéreront progressivement de la
culture théocratique. Les intellectuels, les journalistes, les artistes
et les cinéastes mettront en branle leurs capacités et leur génie pour
contribuer à cette prise de conscience et à l’œuvre de rationalisation
des masses. Il en sortira que la religion est une foi et la politique un
art de gérer, que Dieu n’est pour rien dans les actes des hommes
politiques, qu’il n’en a missionné aucun et qu’ils n’engagent
qu’eux-mêmes. Telle est la dynamique intellectuelle et politique dans
laquelle vont rentrer les peuples arabes, même ceux non touchés par la
révolution…
Les pays concernés passeront peut-être par une période d’instabilité, de
tensions, voire de violence, mais s’il faut en passer par là, ils
gagneront à le faire le plus tôt possible. Lorsque la mise à l’épreuve
de l’islamisme aura été menée à son terme, ses effets, qu’ils soient
positifs ou négatifs, libéreront l’esprit musulman, et c’est de cette
libération que dateront les efforts réels et profonds d’adaptation de
l’Islam au monde moderne. Si les nouveaux gouvernements déçoivent leurs
peuples, l’islamisme disparaîtra de l’esprit des gens comme panacée
capable de remédier aux problèmes des musulmans…»
Tout indique que l’Égypte qui s’était unifiée dans le combat contre le
despotisme est désormais divisée en deux camps rassemblant chacun des
dizaines de millions de citoyens prêts à s’étriper. Ces deux peuples
sont aujourd’hui aux portes de la guerre civile comme deux ennemis
n’ayant rien en commun et résolus à en découdre jusqu’à la dernière
goutte de leur sang.
En fait, il y avait deux peuples dès le début, ils s’ignoraient
seulement. Le même phénomène peut être observé dans n’importe quel pays
arabo-musulman. J’avais traité aussi de cette dualité dans «La boîte de
Pandore» : «Par la suite, il est apparu que le ‘’peuple’’ qui a lancé la
dynamique révolutionnaire et le “peuple” qui a donné la majorité aux
islamistes formaient deux populations distinctes. Dans un premier temps,
il y a eu la révolution suivie de la chute du régime, et dans un
deuxième, les élections. Les deux temps se sont succédé mais ne
découlent pas l’un de l’autre et ne sont pas de même nature. Ceux qui
ont fait tomber les despotes ne sont pas ceux qui ont hissé sur leurs
épaules les islamistes pour les porter au pouvoir. Dans les deux étapes,
nous avons eu affaire à deux catégories d’acteurs, à deux ensembles
différents, comme si dans ces pays, il y avait deux peuples dans chacun.
Le peuple qui a fait la révolution était formé de la “jeunesse facebook”
et de membres de la classe moyenne (intellectuels, avocats, magistrats,
artistes, etc.) auxquels s’est joint par la suite un peu de tout, tandis
que celui qui a voté pour les partis islamistes était formé des
militants islamistes mais aussi et surtout de la frange conservatrice de
la société.
Les premiers étaient acquis aux idées modernes, et les seconds attachés
aux idées traditionnelles. Le dénominateur commun qui les unissait ne
valait que pour la première étape, le rejet du pouvoir, autrement,
chacun avait plus ou moins son idée sur ce qu’il ferait de sa liberté
recouvrée… Les premiers figurent ce que pourrait être une société
démocratique arabe composée de musulmans ouverts, modernes et tolérants
comme l’étaient les musulmans de Cordoue et de Chine au XIIIe siècle, ou
d’Inde au XVIIe siècle. Les seconds seraient plus heureux dans quelque «chariâland»,
vivant entre eux, rassemblant salafistes, djihadistes, modérés et
conservateurs.
Ces regroupements s’effectueraient d’eux-mêmes s’il était possible de
permuter les populations et les nationalités, ou d’échanger les
territoires…» Les révolutions arabes ont commencé en Tunisie, mais la
Tunisie n’a pas l’importance humaine, intellectuelle, culturelle,
historique, politique et géostratégique de l’Égypte. Elle n’a pas la
même résonance dans le monde et le monde arabo-musulman en particulier.
Mais elle a une société civile qui est consciente d’avoir été flouée par
les islamistes qui n’ont pas déclenché la révolution mais en ont empoché
les bénéfices. Plusieurs centaines de milliers de Tunisiens ont déjà
signé «Tamarod Tunisie», une pétition demandant le renvoi de l’Assemblée
constituante et du gouvernement d’Ennahda. C’est en Égypte que
l’histoire du monde musulman est en train de se faire, que le problème
resté en suspens depuis l’entrée en décadence du monde musulman au XVe
siècle va devoir trouver une réponse : «Que faire de l’Islam ?» Les
révolutions arabes en sont arrivées à l’essentiel, aux vrais enjeux, au
cœur du problème. Ce qui s’est passé jusque-là n’était qu’un préalable :
le départ du despotisme et la remise de la souveraineté au peuple.
Celui-ci s’est avéré divisé au moment du choix de ce qu’il fallait faire
de la liberté retrouvée. Quel régime ? Quelle démocratie ? Elles sont
enfin entrés dans le vif du sujet : «islamisme ou démocratie ?» à défaut
de «Islam et démocratie», une équation qui n’a pas été résolue.
Le premier tour (élections) a été remporté par l’islamisme. Une année
après, les perdants islamistes. Une finale doit donc être jouée pour les
départager. C’est un match de coupe du monde (musulman). Si celle-ci se
joue tous les quatre ans, le match qui va commencer durera, lui, des
années et n’a jamais été joué entre une armée et la moitié de son
peuple, ou entre deux moitiés à peu près égales d’un même peuple. Il
s’était joué à un niveau inférieur, peu pléthorique et sans violence, au
niveau des élites, entre réformateurs religieux et modernistes au siècle
dernier. L’histoire, selon Hegel et Marx à sa suite, avance grâce à la
dialectique entre une thèse et une antithèse. Une synthèse doit naître
de cette contradiction, de cet affrontement. On appelle cela le
«dépassement dialectique d’un conflit». En Égypte, le conflit est entre
l’islam des «Frères musulmans», d’un côté, et l’Islam d’Al-Azhar et des
dizaines de millions de musulmans qui les ont renversés avec le soutien
de leurs compatriotes coptes, de l’autre. C’est un conflit entre deux
conceptions de l’Islam, l’une traditionnelle, l’autre moderne ; entre
l’islamisme théorisé par Sayyed Qotb, le penseur des «Frères musulmans»,
et la démocratie ; les deux camps maîtrisent l’éloquence, savent
chauffer les masses et possèdent des arguments non négligeables. Le
gagnant ne pourra pas être l’islamisme ; il ne pourra pas être l’armée
toute seule ; le gagnant sera la synthèse, le compromis historique,
l’adoption et la complète consécration de la démocratie en tant
qu’esprit et non en tant que pures formes et simples urnes. Ce sera
difficile, long et même sanglant. Si l’Égypte ne le règle pas, il se
reposera ailleurs, demain, plus tard encore, jusqu’au jour où l’islam
aura réglé son problème avec les musulmans.
C’est à cette condition que l’histoire des pays arabo-musulmans se
remettra en marche. J’écrivais dans «Le nouvel âge arabe» : «Les
révolutions en cours ont signé le réveil de la conscience
arabo-musulmane dans les proportions révélées par les élections. Les
peuples qui les ont faites ne sont pas entrés en démocratie, mais dans
un nouvel âge qui peut les mener à la démocratie. Ce nouvel âge
commencera avec la confrontation entre les tenants de la culture
théocratique et les tenants de l’Etat démocratique et se confirmera avec
la définition d’une vie institutionnelle qui prenne en compte les
valeurs musulmanes, mais aussi la diversité des croyances, des opinions
politiques et des ethnies… Le «Nouvel Age» c’est une ère, une étendue de
temps durant laquelle il faudra réunir l’une après l’autre les
conditions nécessaires à l’établissement d’une vie nationale pacifiée et
civilisée»… Chaque expérience en cours dans le monde arabo-musulman sera
une source d’inspiration, chaque expérience aboutie deviendra un
précédent, chaque précédent tendra à devenir une norme, et le tout
donnera aux musulmans une nouvelle conception du monde. Cette évolution
mènera à la pratique d’un Islam éclairé, tolérant, comme celui qu’ont
connu leurs ancêtres. L’important est que le chemin soit pris, que l’on
se mette dans l’axe, qu’on regarde loin devant soi, par-dessus l’épaule
des despotes et des ulémas obscurantistes... Ce sera, à long terme,
l’acquis le plus extraordinaire de ces révolutions, quand elles auront
réconcilié l’homme arabe avec la modernité, la citoyenneté et le reste
de l’univers. La promesse de cet acquis est infiniment plus importante
que le renversement des régimes dictatoriaux. C’est ce qu’il faut déjà
comptabiliser comme gain historique. Le Nouvel Age s’imposera, le cours
de l’histoire le dicte, et l’exemple de pays musulmans non arabes comme
la Turquie, la Malaisie et l’Indonésie, qui ont beaucoup avancé sur la
voie de la modernité et de la démocratie le montre. Il résultera de la
convergence de trois évolutions : celle du courant moderniste, celle du
courant islamiste et celle de la conscience populaire. Elles ont
commencé il y a un siècle, surtout dans les républiques, mais elles ont
été retardées et contrariées par le despotisme intéressé par leur
immobilisme…»
Dans un autre écrit, «Avant et aujourd’hui» (Le Soir d’Algérie du 19
février 2012), je disais : «Le problème de l’islamisme appelle d’autres
solutions que les coups d’Etat et la répression, il attend des réponses
éducationnelles, culturelles, intellectuelles et économiques. Il ne
s’agit pas de chercher à refermer la boîte de Pandore sur lui, cela a
déjà été fait en pure perte, mais d’améliorer le niveau d’éducation et
de développement socioéconomique des masses. Comment sortir de la
culture théocratique, comme en sont sortis les pays de tradition
chrétienne, comme sont sortis du communisme les peuples qui y étaient
asservis : par l’aspiration à la liberté, par la libération de la pensée
et de l’expression, par une rénovation du fonds mental. L’Occident est
passé par là, il a attaqué le despotisme de droit divin à la base, sapé
ses fondements culturels en lui opposant la raison, la philosophie, la
critique, les sciences humaines et le droit des gens, avant de l’achever
par les révolutions politiques. Ensuite, il a mis à sa place la
souveraineté populaire, le droit positif, la liberté de culte et
d’expression, et le couronnement de tout cela, l’Etat de droit. C’est
ainsi que la culture théocratique a été progressivement remplacée par la
culture démocratique. La religion n’a pas été supprimée ou interdite,
mais éloignée de l’exercice du pouvoir qui est la somme des
délibérations, décisions et actes pris au quotidien pour gérer au mieux
et sur la base de ces valeurs les intérêts de tous. En quelques
décennies, les peuples arabo-musulmans peuvent réaliser ce que les
Occidentaux ont mis un demi-millénaire à réaliser parce qu’ils n’avaient
pas à leur disposition le savoir, le potentiel économique et les
technologies de communication d’aujourd’hui. Les idées circulaient à la
vitesse du cheval, alors que de nos jours, elles vont à la vitesse de
l’éclair, du clic d’une souris d’ordinateur.» J’ai cité des écrits
remontant à l’année dernière. J’aurai pu en citer d’autres remontant à
plusieurs décennies comme «Coups d’Etat» paru il y a vingt ans dans
l’hebdomadaire algérien La Nation (du 25 août 1993), où j’écrivais :
«Les musulmans sont confrontés à une atroce contradiction : ils
n’arrivent pas à s’insérer dans l’évolution historique et ils ne
parviennent pas à définir un mode de vie social, économique et politique
compatible avec leurs croyances. Les citoyens de la plupart des Etats
musulmans sont indifférents à leurs régimes politiques car ils ne leur
semblent conformes ni à l’original, dont ils ont une vue idéalisée ni
aux modèles contemporains auxquels ils reconnaissent une grande
efficacité. L’inné islamique en eux est en grave conflit avec l’acquis
moderne autour d’eux…
Le dispositif d’idées avec lequel les musulmans de tous les pays
abordent le XXIe siècle est en grande partie erroné et les expose par
conséquent à de nouvelles déconvenues… Il faut rompre avec cette logique
de l’échec. Les quelques années qui restent d’ici à la fin du siècle
constituent la dernière chance de nouer des rapports nouveaux avec la
pensée moderne et les institutions mondiales qui se mettent doucement en
place ; faute de quoi, nous rejoindrons les précolombiens au cimetière
des civilisations définitivement révolues.»
N. B.
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