Contribution : LES QUESTIONS ÉTHIQUES SOULEVÉES PAR LA
TRANSPLANTATION RÉNALE EN ALGÉRIE
Quelles solutions pour réduire la longue attente des dialysés ?
Par F. Haddoum
Service néphrologie, transplantation, plasmaphérèses,
CHU Hussein-Dey, Alger
Introduction
Les aspects éthiques sont nombreux et divers en néphrologie, ils
évoluent parallèlement aux progrès de la discipline. Pour le clinicien,
c’est au moment de la prise en charge des patients en insuffisance
rénale chronique terminale (ceux qui vont nécessiter un traitement de
suppléance à vie par la dialyse et/ou la transplantation rénale) que
vont se poser les délicates et difficiles questions éthiques. Il s’agit
de malades qui ont perdu l’usage de leurs deux reins.
De nombreuses affections chroniques ont un retentissement rénal et sont
à l’origine de multiples complications rénales. La complication la plus
grave étant l’insuffisance rénale chronique terminale (IRCT).
Les problèmes thérapeutiques et les questions éthiques soulevés par la
mort rénale de nos patients sont complexes et bien souvent difficiles à
résoudre. Il y a d’abord le contexte spécifique des maladies rénales
chroniques : la destruction des reins est progressive, elle est très
souvent cliniquement silencieuse et elle est toujours indolore, les
patients ont donc de la peine à comprendre (et surtout à accepter) ce
qui leur arrivent brusquement, lorsqu’on leur annonce qu’ils souffrent
d’une insuffisance rénale terminale.
Pour tous les patients, leur vie est tout simplement bouleversée et
leurs espoirs complètement brisés. Leur réaction face à la maladie (face
au verdict médical) est très différente d’un cas à l’autre, allant de
l’incrédulité, au déni pur et simple, à l’abattement, au refus des
soins, à la résignation et enfin, plus rarement, à la coopération. On
leur parle alors de traitement de suppléance à vie par «une machine» (la
dialyse), du don d’organes dans la famille, de transplantation rénale,
de médicaments à prendre à vie, etc. En Algérie (c’est la même chose
ailleurs), encore aujourd’hui, lors de la première consultation en
néphrologie, plus de la moitié des patients qui nous sont confiés nous
disent qu’ils ignoraient totalement (ou presque…) qu’ils souffraient
d’une maladie rénale chronique ancienne. Si pour les patients déjà
suivis en néphrologie, le retentissement psychologique à l’annonce de la
mort rénale est moindre car ils ont déjà été «préparés» à l’avance à
cette difficile échéance, l’impact est extrêmement douloureux pour tous
les autres patients que l’ont peut qualifier de «naïfs» et
«d’innocents». Leur entourage subit le même «choc» qui les amène, pour
beaucoup, à multiplier les avis, les consultations et à «visiter» toutes
sortes de charlatans et guérisseurs qui font «profit» du désarroi des
familles. Une fois les «choses» dites, commence alors pour le malade et
pour son entourage un véritable «parcours du combattant» avec les
interrogations : quelle technique de dialyse : hémodialyse ou dialyse
péritonéale à domicile ? Quelle sera ma future position et mes droits
vis-à-vis de l’assurance-maladie ? Vais-je garder mon emploi ? Puis-je
être greffé du rein ? La greffe rénale, c’est mieux que la dialyse ?
Puis-je me marier ? Est-ce que je peux avoir des enfants ? Ma famille
peut-elle me donner un rein ? D’autres personnes peuvent-elles me faire
don de leur rein ? Est-ce possible en Algérie avec un rein de cadavre ?
Tous les soins sont-ils «gratuits» ? Tous les nouveaux médicaments
sont-ils disponibles ?, etc.
Le «décor» est planté !
Dans ce qui suit, nous ne traiterons que des questions éthiques liées à
la transplantation rénale. Les problèmes éthiques et moraux soulevés par
la dialyse chronique sont très différents et méritent d’être traités
séparément (lors d’une autre occasion ?)
Avant d’aborder les enjeux éthiques de la transplantation rénale dans la
deuxième partie de ce document, nous ferons un exposé, en première
partie, sur l’état actuel de la transplantation rénale en Algérie.
Première partie :
La transplantation rénale : le cap bonne espérance
Dans la majorité des cas, les insuffisants rénaux cherchent une solution
à leur drame personnel et vont tenter de se rapprocher des équipes de
transplantation rénale qui existent en Algérie. Quelques dialysés
chroniques vont s’adresser, directement, à des équipes étrangères : en
France, Jordanie, Pakistan, Arabie Saoudite, Cuba, etc. C’est ainsi que
chaque année, entre 20 et 30 dialysés chroniques, vont «réussir» à être
greffés dans ces différents pays, avec presque toujours un donneur
vivant, exceptionnellement avec un donneur-cadavre. Ces «happy-few», que
l’ont peut qualifier «d’exilés thérapeutiques», arrivent à surmonter
toutes les barrières à la transplantation (barrières financières,
administratives et médicales). Ils réussiront à bénéficier d’une greffe
rénale réalisée par une équipe étrangère dans un pays étranger,
quelquefois très lointain. Ils reviendront en Algérie, habituellement
avec un compte-rendu opératoire succinct, plus rarement un compte-rendu
médical détaillé et toujours avec le sourire enfin retrouvé. Ils vont
systématiquement bénéficier d’un suivi médical spécialisé et de
l’entière gratuité des très coûteux médicaments immunosuppresseurs. Une
démarche et «une victoire» personnelles dont ils tirent une grande
satisfaction...Pour tous les autres, leur «destin médical» va se jouer
en Algérie. Au cours des premiers mois de la mise en dialyse, au plus
fort de l’émotion de la famille et des proches, les démarches pour la
greffe rénale en Algérie se multiplient. Cependant, l’accès à la greffe
étant encore très limité, beaucoup resteront en dialyse pour de
nombreuses années. Certains ne seront jamais greffés, la chute de la
«fièvre émotionnelle» chez les proches et les complications qui vont
apparaître, inévitablement en dialyse, feront du chemin et mettront un
terme définitif à leurs projets de greffe rénale... Pour exemple, les
transfusions sanguines «sauvages» non contrôlées, encore trop nombreuses
dans nos centres de dialyse, sont à l’origine de la plus importante des
barrières immunologiques à la greffe rénale et sont directement
responsables de nombreux échecs post-greffes.
Ceci est regrettable à l’ère de l’érythropoïétine et du fer injectable,
deux médicaments disponibles en Algérie, et entièrement pris en charge
ou remboursés par notre pays depuis 2007. Dans tous les autres pays qui
disposent, comme chez nous, de ces deux traitements, le recours aux
transfusions sanguines est devenu tout à fait exceptionnel chez les
dialysés et il est très fortement encadré.
L’offre de transplantation rénale en Algérie ?
Le lecteur veut sûrement connaître l’offre de soins actuels en matière
de transplantation rénale en Algérie. Le nombre de greffes rénales
réalisées annuellement dans notre pays reste très faible. Depuis ses
débuts en 1986 et jusqu’en 2006, seule une dizaine de greffes rénales
annuelles était réalisée (moins de 250 greffes rénales en 20 années, par
seulement 2 centres de transplantation). A partir de 2007, un léger saut
quantitatif a été enregistré, puisque la barre des 100 greffes rénales
annuelles a été franchie. Nous réalisons annuellement, en Algérie, entre
100 et 130 greffes rénales depuis 2007. La plupart des greffes rénales
sont faites à partir de donneurs vivants. Pour les greffes rénales à
partir de donneurs en Etat de mort encéphalique (EME), seules deux
grandes «expériences» ont été menées (avec succès) en Algérie. La
première en 2002 à Constantine et la seconde en 2011 puis 2012 à Blida.
Elles totalisent toutes les deux, cinq donneurs «cadavres» soit 10
greffons rénaux.
Malgré ce formidable élan réalisé par des équipes de transplantation
multidisciplinaires très engagées et très motivées, la greffe rénale à
partir de donneurs en EME est tout à fait marginale et reste très
confidentielle pour le moment.
En 2012 en Algérie, 95 dialysés ont bénéficié d’une greffe rénale par
donneur vivant et 2 dialysés ont été greffés avec un rein de cadavre.
Toujours en 2012, 22 dialysés ont été greffés à l’étranger. Ainsi, en
2012, seuls 119 dialysés chroniques ont eu accès à la greffe rénale,
soit moins de 1% de l’ensemble des dialysés pour la même époque. Pour
mieux nous situer et pouvoir comparer l’offre de transplantation rénale
en Algérie avec celle d’autres pays de la région méditerranéenne et du
Moyen-Orient, voici quelques données pour l’année 2012 en nombre de
greffes rénales déclarées : Tunisie 127 greffes, Syrie 366, Palestine
34, Egypte 985, Jordanie 138, Arabie Saoudite 706, Turquie 2 416, Iran 2
279.
La demande en matière de transplantation rénale en Algérie ?
Le nombre de patients en IRCT traités par des méthodes de dialyse, en
Algérie, s’élevait en 2012 à un peu plus 16 000 malades. Au minimum, un
tiers d’entre eux sont des candidats à une transplantation rénale ;
ainsi plus de 5 000 dialysés chroniques sont des receveurs potentiels.
La demande reste très forte et elle est bien loin d’être satisfaite à
l’heure actuelle. La dialyse qui devait être pour tous ces patients, au
début, juste une «salle d’attente» avant une greffe rénale, va se
transformer progressivement, en une «prison à vie» pour des centaines de
patients. A cela, chaque année, de nouveaux patients viennent «grossir»
les rangs des anciens dialysés chroniques, qui vont connaître, eux
aussi, le même sort.
Les moyens financiers dont dispose notre pays permet, actuellement, de
prendre en charge tous les patients qui nécessitent un traitement
régulier par dialyse. Ceci a, évidemment, un coût qui est devenu
croissant, au fil du temps, et ce coût risque de peser lourdement sur
les finances publiques, dans les années à venir.
Le faible nombre de greffes rénales en Algérie, les raisons ?
Les équipes algériennes de néphrologie se sont engagées tardivement dans
le domaine de la transplantation rénale. C’est aux néphrologues qui sont
confrontés, au premier chef, par la souffrance et la détresse des
dialysés, que revient la «mission» de convaincre leurs autres collègues
impliqués dans le programme de greffes rénales (chirurgiens,
immunologistes, réanimateurs, radiologues, etc.) de la nécessité absolue
de poursuivre l’effort de transplantation. Les néphrologues, à travers
leurs organisations, ont le devoir médical, moral et «citoyen», de
«plaider» pour plus de transplantations rénales en Algérie. Les
néphrologues doivent également convaincre les autorités politiques de la
santé d’inscrire la transplantation rénale comme priorité nationale pour
les décennies à venir. Certes, beaucoup a été fait ces dernières années
mais beaucoup reste à faire pour réduire le temps d’attente des patients
et pour promouvoir la greffe rénale auprès de la société médicale et
civile. La transplantation rénale est considérée comme le meilleur
traitement possible de l’IRCT. Elle doit donc être envisagée et proposée
chez tout patient atteint d’IRCT. Un programme national de développement
des greffes rénales, avec un «modèle algérien», est une des voies
possibles avec comme objectif initial la promotion du donneur vivant et
à terme la greffe par donneur cadavérique.
La barre des 200, puis 300, puis 400, puis 500 greffes rénales annuelles
en Algérie à franchir tous les 3 ans, est du domaine du possible, en
alliant la volonté politique au dynamisme des équipes de transplantation
rénale.
Les greffes rénales totalisent régulièrement 75% des
greffes d’organes dans le monde, tant et si bien, que les modèles de
développement des greffes rénales deviendront dans de nombreux pays les
«gold standards», l’exemple à suivre, pour le développement des autres
greffes d’organes….
Le faible nombre de greffes rénales, quelles conséquences pour les
dialysés ?
L’espoir d’être greffé, un jour, reste immense chez tous les dialysés
chroniques, quels que soient leur âge, leur sexe, leur condition
sociale, leur niveau d’instruction. C’est une aspiration légitime. Les
listes d’attente pour greffe rénale s’allongent dans tous nos services
de néphrologie et nos centres de dialyse. Un grand nombre de dialysés
attendent, depuis des mois et des années, avec leur donneur, avec
l’espoir d’être greffés un jour dans nos structures (du moins ceux qui
ont la chance d’avoir un donneur motivé et très patient).
Cette longue attente est extrêmement préjudiciable pour le receveur. Il
risque, avant tout, de perdre son donneur par démotivation. Ce dernier
commence par s’éloigner, il finit par changer d’avis dans les cas
extrêmes et refuser le don. Des barrières à la transplantation rénale
peuvent apparaître durant cette période d’attente, si elle est trop
longue, chez tous les receveurs.
Ces barrières peuvent être de nature médicale (affection
cardiovasculaire), de nature infectieuse (hépatite virale), chirurgicale
(athérome vasculaire) ou le plus souvent d’ordre immunologique (par
développement d’anticorps après des transfusions sanguines non
contrôlées), pour ne citer que ces quelques contraintes !
Deuxième partie :
L’éthique en transplantation
Le lecteur aura pris bonne note de l’impérieuse nécessité de développer
l’offre de soins en transplantation rénale afin de satisfaire à la
demande croissante. Les néphrologues ont la lourde tâche, le devoir et
la responsabilité de dynamiser cette voie thérapeutique.
La situation que connaît notre pays dans le domaine de la
transplantation rénale nous interpelle et nous renvoie directement aux
nombreuses questions politiques, organisationnelles, culturelles,
cultuelles, sociétales et éthiques qui sont liées à la transplantation
d’organes. Nous ne pouvons aborder ici tous ces aspects qui ont un
rapport direct avec la greffe rénale.
Nous nous contenterons d’examiner et d’analyser, dans ce qui suit,
l’éthique de la transplantation rénale, dans le contexte de notre pays
et de notre médecine. La transplantation d’organes, qui revient à
«soigner l’homme par l’homme», est certes différente (mais
complémentaire) de la médecine conventionnelle. Bien que «moderne» et
efficace, elle reste une médecine transgressive, ce qui peut soulever
l’émoi et des craintes fondées au sein de l’opinion médicale et
publique. La communauté médicale reste particulièrement attachée au
principe antique du «primum non nocere» !
Ici, plus qu’ailleurs, les avancées techniques interrogent la morale et
tous les principes éthiques fondamentaux !
Le développement harmonieux et durable de toute politique ambitieuse de
transplantation rénale (fortement souhaitée) va se heurter
inévitablement aux questions éthiques et au respect de la dignité
humaine. Nous allons les passer en revue. La transplantation à partir de
donneurs en EME (donneurs décédés) n’étant pas réalisée de façon
régulière, pour l’heure, en Algérie, nous aborderons essentiellement
l’éthique de la transplantation rénale par donneur vivant.
Éthique de la transplantation par donneur vivant
Support de la personne, le corps humain est en principe inviolable et
indisponible. Pourtant, les progrès (immenses) de la médecine de
transplantation des dernières décennies ont conduit à multiplier et à
diversifier les prélèvements et utilisations du corps humain et de ses
éléments à des fins thérapeutiques. Le don d’organes de vif à vif
représente un aspect de ces possibilités techniques nouvelles. Des
enfants, des femmes, des hommes peuvent être sauvés par une
transplantation d’organes. Cette technique ne concerne que les organes
doubles (reins) ou les organes clivables (foie) selon une structuration
anatomique précise. Le rein est l’organe double le plus prélevé dans le
monde pour une transplantation entre vifs. Si louable que puisse être le
don d’organes d’un père à son enfant, d’un frère à une sœur... cette
pratique n’en soulève pas moins d’importants problèmes éthiques.
Le prélèvement d’ organes représente en effet un acte mutilant et
violent à l’encontre du corps humain et de la personne ainsi visée.
Conscient de cette violence et des risques liés à la situation
passionnelle du don de vif à vif, le législateur a réglementé cette
pratique en l’encadrant et en la soumettant à quelques grands principes
éthiques reconnus.
C’est la loi sanitaire de 1985 qui autorisera, en Algérie, les
transplantations rénales à partir de donneurs vivants appartenant à la
famille du receveur. Cette loi sera complétée par la suite pour
permettre les prélèvements d’organes sur personnes décédées, à des fins
thérapeutiques.
De plus, les hautes autorités religieuses de notre pays ont déclaré
licites et hallal les prélèvements d’organes, sur donneur vivant, au
sein de la famille d’un patient, ainsi que les prélèvements d’organes
sur personnes décédées, à des seules fins thérapeutiques.
La transplantation rénale peut, dès lors, s’ appuyer sur ces deux socles
juridiques et religieux pour se développer et permettre ainsi aux
nombreux dialysés de retrouver une vie normale, loin de la servitude à
laquelle ils sont soumis, régulièrement, par les techniques de dialyse.
Questions éthiques soulevées par le don de rein entre vifs
L’encadrement juridique et éthique du don de rein s’appuie sur la loi
sanitaire promulguée en 1985. Le donneur doit avoir la qualité de membre
de la famille du receveur. Donneur et receveur sont clairement
identifiés.
Le prélèvement est par ailleurs assigné à une finalité thérapeutique
directe chez le receveur et à la gratuité du don. Dans ce cadre précis,
la licéité éthique est subordonnée à deux grands principes : la règle de
proportionnalité et la règle du consentement libre et éclairé.
Selon la première règle, le prélèvement d’organes ne doit pas
occasionner de risques démesurés pour le donneur. La justification
médicale doit être vérifiée. Les risques du traitement proposé doivent
être en rapport avec les effets thérapeutiques escomptés et prévisibles.
La seconde règle veut que le donneur vivant dûment informé des risques
(physiques et psychologiques) encourus par lui-même, mais aussi des
échecs possibles chez le receveur et des conséquences possibles du
prélèvement consente librement et expressément. L’Islam ne dit pas autre
chose : dans le respect de ces règles, la religion musulmane approuve
les homo-transplantations, y compris de vif à vif, au nom du principe de
solidarité qui unit les êtres humains et conformément à la sunna qui
invite au don envers les souffrants. Il est écrit dans le Saint Coran :
«Qui a sauvé une vie a sauvé l’humanité.»
Les autres religions monothéistes adoptent la même position que la
religion musulmane.
Si ces règles sont relativement claires en théorie, leur application
pratique s’avère pourtant plus laborieuse. En effet, comment évaluer des
risques qui concernent non seulement la santé physique mais aussi l’état
psychologique et mental du donneur ? L’ exercice est très délicat,
l’ablation d’un organe peut exposer ce dernier à des aléas non
négligeables pour sa santé et même pour sa vie. Quant aux conséquences
psychologiques, comment les apprécier alors que par essence, elles
s’étalent dans le temps, parfois sur de longues années, voire toute une
vie, spécialement en cas d’échec de la transplantation ? Le consentement
lui-même, cette composante essentielle du contrat médical est soumis aux
pressions de la situation pathologique (l’émotion dont on parlait plus
haut), au pouvoir du corps médical (incitation pressante ou l’inverse),
à la coercition intrafamiliale (chantage affectif et/ou sentiment de
culpabilité), pour ne citer que ces facteurs. Le rôle du néphrologue est
ici primordial et l’exercice est très délicat. Le corps médical détient
son propre capital symbolique dans son pouvoir sur la santé des
individus. Il occupe une position dominante, y compris sur la famille et
dit ce qui est «bien» pour chacun. Le néphrologue va indiquer, par
conséquent où se situe le «devoir familial» à remplir par un
«biologiquement» désigné ou un affectivement choisi. Certains avancent
l’opinion suivante : sous des apparences de recherche de compatibilité
tissulaire, sous la forme du dialogue et de l’information, la médecine
désigne donc quelqu’un à qui elle prescrit en quelque sorte son devoir
familial (sa mission morale) et peut ainsi exercer sur lui, in fine, une
pression psychologique. La question éthique majeure du don d’organes,
entre vifs, s’interroge finalement moins sur les règles à suivre que sur
le discernement à opérer. Nous essayerons de repérer quels éléments ou
quels critères sont susceptibles d’éclairer la pratique de la
transplantation rénale de vif à vif ?
De façon schématique, le difficile discernement éthique est appelé à
prendre en compte trois repères essentiels lors des consultations
pré-greffes :
-
Le premier repère est lié à la relation de
pouvoir : plus le sujet est en situation de dominé plus le geste
transplantatoire de vif à vif sera «violent» (aussi bien pour le
donneur que pour le receveur) et plus le consentement sera aléatoire
et l’autonomie du sujet compromise.
-
Le second repère évalue le capital symbolique au
sein de la famille, susceptible de neutraliser ou de fortement
réduire «la violence» du geste transplantatoire. Pour le choix du
donneur, on tiendra compte de sa position au sein de la famille :
les parents sont ainsi mieux placés que les enfants, les aînés que
les cadets, l’homme que la femme, le frère que la sœur, etc. Enfin,
l’âge constitue le troisième repère. Plus on est jeune, plus on est
fragile et plus on est menacé par le pouvoir des personnes ayant
autorité. Le discernement éthique implique la prise en compte des
rapports de force engagés, de la fragilité du consentement selon la
position dans la structure familiale et appelle donc à une prudence
d’autant plus grande que l’on s’éloigne de la position dominante.
Transplantations entre vifs et situations
particulières
Le don contribue à justifier le donneur dans sa propre existence. Et pas
de n’importe quelle façon puisqu’il le conforte et le confirme dans l’
ordre du mérite : un père ou une mère méritants, un frère ou une sœur
généreux, un fils ou une fille reconnaissants, un conjoint exemplaire.
Le donneur se replace en somme dans l’espace social et familial comme un
membre digne, ayant rempli honorablement son devoir : parental,
fraternel, conjugal, affectif ou altruiste. Nous allons, ici, passer en
revue de façon succincte quelques situations entrant dans le cadre du
don de rein entre vivants :
Don de parents à enfants :
La symbolique du devoir parental demeure très fortement ancrée dans
notre société. Le devoir parental est un devoir sacré auquel on
n’échappe pas sous peine d’y perdre son honneur, son identité même (si
je ne donne pas mon rein, je ne mériterai plus d’être appelé
père/mère). Ce geste les valorise et leur pouvoir
d’autorité sur l’enfant se double d’un pouvoir de vie. Par leur
compatibilité biologique, ils donnent de la vie à leur enfant une
seconde fois. En revanche, l’enfant qui a reçu devra manifester plus de
gratitude qu’un autre...
Don d’ enfants aux parents :
Ce don demeure celui d’un dominé à un dominant dans le cadre de
l’honneur à rendre à ses parents. Mais sans doute est-il moins évident
que dans la situation précédente. De nombreux médecins voient d’un
«mauvais œil» ce don filial et ne l’ encouragent pas. Quand les parents,
et spécialement le père dans sa position de «patriarche», contraignent
psychologiquement l’enfant, en vertu du devoir sacré d’obéissance à ses
parents, à faire don de son rein, la pression symbolique peut-être trop
forte et donc contraire à l’éthique.
Don entre conjoints :
Entre conjoints, un fort capital affectif peut permettre d’ assumer
complètement l’acte de donner un rein malgré tous les risques. La
pression affective atteint ici un summum, au point de devenir une
véritable obligation morale. Le don peut être vu également comme une
preuve d’amour supplémentaire envers son conjoint. Les mariages entre
cousins de 1er degré ou de 2e degré augmentent les «chances» de
compatibilité HLA entre conjoints et peuvent ainsi faciliter grandement
le don. Les épouses sont plus souvent donneuses que receveuses. Cela
peut paraître à première vue lié au statut de la femme et très
rapidement mis sur le compte de la logique de domination masculine. En
réalité, l’explication est à chercher du côté de l’ immunologie de
transplantation. Les épouses vont développer au cours des grossesses des
anticorps dirigés contre les antigènes HLA du mari. Ces anticorps vont
malheureusement interdire le don de rein provenant du mari. Il s’agit le
plus souvent, en réalité, d’ une «inégalité immunologique» et c’est elle
qui pénalise les épouses.
Don entre cousins, oncles, neveux :
Il s’ agit ici de don de rein entre personnes génétiquement apparentées,
au sein de la «grande famille» au sens coutumier de notre culture. En l’
absence d’autres donneurs, dans la famille nucléaire, de nombreux
médecins n’ hésitent pas à nous proposer ce type de don intrafamilial
lorsque c’est l’unique solution thérapeutique.
Don en dehors des liens génétiques :
Nous avons limité notre propos au cadre législatif algérien, mais
peut-être que demain les dons d’organes de vif à vif seront généralisés,
comme c’est déjà le cas légalement dans certains pays (aux Pays-Bas,
dans les pays scandinaves). Un donneur vivant pourrait, dans certaines
conditions, faire don de son rein anonymement ou non, à un ami cher, à
un collègue, à un voisin ou à toute autre personne dans le besoin. Le
«don altruiste» fait par des donneurs de rein vivants sont de plus en
plus acceptés et pratiqués dans les pays d’Europe du Nord. Ils sont
naturellement très encadrés et permettent à ces donneurs «militants» de
s’accomplir dans ce qu’ils considèrent comme un acte de foi. Ils
viennent tout simplement et bénévolement au secours de leur prochain.
Ethique de la promotion du don de reins entre vifs
Dans le monde, malgré la pénurie d’organes et les excellents résultats
des transplantations rénales réalisées à partir de donneurs vivants,
cette pratique (le don entre vifs), connaît un développement très
hétérogène selon les continents et selon les pays. Cette hétérogénéité
souligne la persistance de tensions éthiques, les très fortes suspicions
morales, auxquelles se sont ajoutées l’émergence d’un large trafic
d’organes sous la forme d’ un véritable tourisme de transplantation
organisé. Toutes ces données renforcent la nécessité d’ un encadrement
strict du don entre vifs, garant du respect de la loi.
L’ Algérie reste «frileuse» vis-à-vis de l’ élargissement du cercle
légalement autorisé des donneurs vivants, préalable indispensable à l’
expansion de cette pratique déjà courante en Europe du Nord où elle est
maintenant encadrée.
Les programmes de transplantation à partir de donneurs vivants se sont
développés inégalement d’un pays à l’autre, le plus souvent de manière
inversement proportionnelle au développement de programmes de
transplantation à partir de donneurs décédés (en EME).
Depuis quelques années, la pénurie croissante d’organes remet en cause
la légitimité de ces choix et a imposé la nécessité de développer
simultanément les deux programmes. La transplantation rénale à partir de
donneurs vivants offre aux receveurs une meilleure garantie de recevoir
un rein de très bonne qualité.
De plus, les résultats des greffes rénales à partir de donneurs vivants
sont très nettement supérieurs à ceux obtenus avec les donneurs en EME.
Ces considérations sont, bien entendu, à mettre en regard des
conséquences d’une néphrectomie pour les donneurs vivants. En effet, à
côté des questions médicales et scientifiques, la promotion du don de
rein entre vifs va se heurter aux questions éthiques fondamentales déjà
citées. Dans le contexte actuel de notre pays, qui doit développer son
offre de soins en transplantation rénale, la mission du législateur sera
d’autant plus délicate que le cadre juridique se doit d’être évolutif
pour prendre en compte, à la fois, l’avancée des connaissances
scientifiques mais également nos besoins en termes de transplantation.
Il doit naturellement tenir compte des choix de la société civile et de
la communauté médicale dans ce domaine. La future loi sanitaire de notre
pays saura certainement tenir compte de toutes ces évolutions et elle
permettra peut-être, pour les années à venir, la promotion et
l’élargissement du cercle légal des donneurs de rein.
Elle déclarera la transplantation rénale : priorité nationale de santé
publique. Les professionnels de la greffe rénale espèrent un
élargissement du cadre légal qui leur permettra de travailler en toute
légalité et en toute légitimité. Les dialysés, qui continuent de
souffrir en silence, espèrent, eux aussi, à la mise en place d’un futur
socle juridique incitatif à même de leur permettre de sortir de cette
prison à vie, j’ ai nommé : la Dialyse chronique.
Conclusion :
Le don d’organes de vif à vif n’est pas un geste anodin, loin s’en faut.
Il pose des questions redoutables et appelle à la grande prudence. Il ne
peut être assumé que dans une relation authentique où les sciences de
l’éthique tiendront toute leur place.
La transplantation sans éthique n’est que ruine de l’âme «un programme
national de transplantation rénale est aujourd’hui nécessaire, la
formation des futurs professionnels de la greffe rénale est hautement
stratégique, le renforcement et la motivation des équipes actuelles de
transplantation rénale sont devenus nécessaires, comme est indispensable
l’attribution de fonds spéciaux pour doubler, puis tripler, puis
quadrupler, l’activité annuelle de greffes rénales dans notre pays.
F. H.
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