Chronique du jour : TENDANCES
L’écrivain ambulant
Youcef
Merahi
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Le Sila a fermé ses portes. Les éditeurs ont remballé leurs ouvrages.
Les écrivains, et autres auteurs, ont fini de signer leurs ouvrages, ils
repartent vers leurs rêves pour concocter d’autres trames, d’autres
romans, d’autres essais. Les lecteurs, ou visiteurs, venus en force
cette année, ont pour la plupart fait leurs emplettes livresques. Le
silence reprend ses droits et ne reste que la rumeur sourde des
parlottes, échanges, salamalecs, signatures, achats, rencontres et/ou
regrets d’avoir loupé l’acquisition d’un livre de l’auteur préféré.
L’Algérie a respiré les Lettres le temps d’un salon, d’un
hommage-pluriel et d’une vente-dédicace. Khouya Dahmane, le livre
chevillé à l’âme, était aussi de la partie. Comment peut-il en être
autrement, lui qui induit, expire, vit, dort, mange, rêve, caresse,
inspire et respire bouquin. Il est, à lui seul, un livre. Il faudra
songer à écrire son histoire. Ses aventures avec ce produit. Ses amours
avec le papier. Sa connaissance. Ses coups d’œil. Ses appréciations.
Même s’il n’en a pas l’air. L’air de rien, surtout. Attention, il a le
regard acéré et la critique mordante. Il sait reconnaître la qualité
d’un ouvrage, rien qu’à humer la marchandise. Son regard doucereux
masque sa profonde affinité avec ce produit d’usage et d’échange. Lui,
le livre ! Khouya Dahmane m’a surpris alors que j’animais une modeste
vente-dédicace l’avant-dernier jour de la clôture. J’essayais de
fourguer «mon» agenda de Kabylie, une plaquette de poésie et le recueil
des premiers écrits journalistiques de Tahar Djaout. L’air de rien, il
m’entreprit d’un nouveau concept : «L’écrivain ambulant». J’ai
écarquillé les yeux, tentant de comprendre l’estocade de cet ami très
cher. Je connaissais «l’écritvain » (tournure de Sénac, je crois),
l’écrivaillon, le plumitif voire. Mais, l’écrivain ambulant est une
notion inconnue pour moi qui suis revenu de beaucoup d’appellations,
littéraires ou administratives. Il me fallait une explication que Khouya
Dahmane me donna sur-le-champ, sans trop se faire prier. Gentiment. Sans
façon. Le sourire toujours doucereux. L’esprit ainsi ouvert, j’ai
compris que l’écrivain ambulant, c’était moi. Pourquoi ? Je précise
qu’il ne s’agit pas dans le geste de Khouya Dahmane d’un jugement de
valeur, même s’il a le droit de me le donner. On aime ou on n’aime pas
un livre. On aime ou on n’aime pas un auteur. Comme on peut aimer
l’écrivain et détester son écrit. Ou l’inverse. J’ai rencontré beaucoup
de personnes ayant cette attitude lors de ce Sila. Et ailleurs, lors de
mes pérégrinations livresques. Je suis l’écrivain ambulant, parce que
j’édite (et j’ai édité) chez plusieurs maisons d’édition. C’est la
réalité, en effet ! De la poésie, ici. Des essais, là. Des romans, chez
un autre. Je ne vais pas me cacher derrière le fait qu’il n’y a pas, à
ma connaissance, des contrats d’exclusivité. A moins qu’on ne me les a
jamais proposés. C’est le cas ailleurs, non ? Cette appréciation m’a
turlupiné, le temps de mon retour sur Tizi. Tant pis pour moi, j’aurais
dû me contenter d’un seul éditeur et réfréner ma fringale d’écriture.
J’ai répondu à Khouya Dahmane que je n’en ai cure. Que je suis prêt à me
faire éditer même chez les Inuits, s’il le faut. Enfin, j’ai cité une
autre région du monde. Passons. Car si pour exister, car c’est mon cas
et celui des aventuriers du verbe, je dois me faire publier chez les
Esquimaux, je le ferai, comme j’accepterais d’animer une vente-dédicace
dans un igloo, à moins cinquante degrés Celsius. Si pour exister, je
devais faire le tour des éditeurs, je le ferais. J’irais signer mes
ouvrages sur la lune, s’il le faut. Pour exister, Khouya Dahmane,
comprends-tu la portée de cette audace. Aller nu face à la voracité du
lecteur potentiel. S’insurger contre soi et contre l’ordre, n’est-ce pas
normal d’accepter d’être un écrivain ambulant. Tous ceux qui taquinent
la muse ou fomente un roman, d’Apulée jusqu’à Yasmina Khadra, en passant
par Zaoui, Bélaskri, Benmalek, Mokeddem, le jeune Mezaour… sont des
écrivains ambulants. Un éditeur m’avait avoué, dernièrement, juste avant
le Sila, que dorénavant il n’éditera que les livres d’histoire.
L’objectif est clair : la rentabilité aussi. Le succès si possible. Pour
faire plaisir à Khouya Dahmane, «j’ambulerai» encore, et toujours, des
années après si la vie m’y autorise, ici, un poème, là-bas, un roman,
plus loin, une éphéméride. Il en restera bien quelque chose : un de mes
livres dans un rayon de bibliothèque, une place dans une anthologie
poétique, une fiche dans un dictionnaire d’auteurs, pourquoi pas un de
mes textes dans un manuel scolaire. Puis, le Sila est une addition de
stands traversés par des déambulatoires qui permettent aux chalands de
repérer l’ouvrage recherché. Ou de rencontrer l’auteur préféré. Mohamed
Attaf, auteur de «Chants d’angoisse et de colère», un journal intime de
trente ans (de 1971 à 2001), m’a accompagné durant quatre jours, pour
indiquer au cœur le texte à acquérir et les noms à redécouvrir. Sage et
à l’écoute, Attaf, un régal d’homme. Puis, j’ai eu à voir Anouar
Benmalek, fringant comme à son habitude, le sourire haut, le geste ample
et la phrase acérée. Non, il n’a pas édité. Le prochain est prévu pour
septembre. Je n’ai pas eu le temps de demander des précisions, curiosité
oblige, qu’il se dirige vers Leïla Aslaoui, auteur de «Pour tout ce que
tu m’as appris», un hommage à sa mère et à toutes les mères du monde,
pour la saluer et échanger quelques amabilités. Leïla Aslaoui, le
courage en panache, réservée jusqu’au bout des ongles, le verbe
chuchoté, penchée sur ses ouvrages qu’elle signe à tour de mains. A
côté, Fadéla M’rabet, droite comme un «i», renseigne patiemment les uns
et les autres sur son parcours, ses textes, principalement le dernier-né
«Le muezzin aux yeux bleus». J’ai vu passer à côté de moi Kaddour M’hamsadji,
le premier à avoir lu mes tentatives poétiques dans son émission «Jeunes
plumes, il y a de cela plus de quarante ans. Je l’ai approché, salué et
demandé qu’il me dédicace sa pièce de théâtre, «La dévoilée». Toujours
alerte, il avait l’air d’apprécier l’affluence de cette journée. Qui
vois-je caché par un groupe de jeunes amusés par l’ambiance des livres ?
Abdelmadjid Kaouah ? C’est lui ! L’air du Che, la barbe est toujours là,
les tempes blanchies, pas trop quand même, il n’a pas beaucoup changé,
«notre» Toulousain. Après les «bousboussate», la discussion s’engage sur
(je vous le donne en mille) la poésie. Eh oui, deux poètes qui se
rencontrent ne vont pas parler sur la mercuriale. On a parlé poésie. Et
de son édition qui va à vau-l’eau. De ses activités en France. Des
miennes. Du temps de «L’Unité». De certains potes. De Djaout, le soleil
assassiné. Tahar, le pur ! Et des soleils arachnéens. De son sac à dos,
Madjid m’offre ses plaquettes de poésie. Mon dictame. Puis, à demain. A
l’année prochaine. Peut-être ! Je voulais revoir la frimousse de Malika
Mokeddem, l’écouter (me) dire «l’ici» et «là-bas», et l’écartèlement
assuré. Kenadsa. Perpignan. La mer qui la prend. Et l’écriture sur le
lit, le micro sur les jambes. Délices du vertige fœtal. Puis «La
désirante». La désirée. Les hommes. Les femmes. Et le maquis des idées,
mémoire obèse, comme un vent de sable qui enveloppe les dunes, les
subtilise, les transforme, les falsifie et leur offre une architecture
sans cesse renouvelée. Comme je désirais reposer la question à Yasmina
Khadra : «Qui êtes-vous Monsieur Khadra ?» C’est de circonstance avec
cet écrivain. Estil ambulant, lui ? Hein, Khouya Dahmane ! Turambo écume
Oran dans son dernier roman, comme cet auteur écume les scénarios
romanesques. Quel talent ! Dérangeant le bonhomme ? Assurément, oui.
Nombriliste, pourquoi pas ? Ecrivain certain, assurément ! J’ai entendu
une dame dire de Khadra qu’il est plus journaliste qu’écrivain, c’est
son droit de penser de cette façon. Mais qu’ont-ils donc les
journalistes de répulsif ? Ces bougres n’ont pas bonne presse (elle est
facile celle-là). Khadra président de la République, c’est son droit le
plus absolu de le vouloir. D’y prétendre. D’y rêver. Si les électeurs le
choisissent à d’autres, il paraît qu’il n’y a que des lièvres, il
s’installera à El-Mouradia et tentera d’écrire l’Algérie. Il a été moqué
pour cela, il n’avait pas à être un être ambulant. Qu’il écrive ! Basta
pour lui, rétorquent certains. Il confond «lecteur» et «électeur»,
disent-ils. Oh que non ! Il maîtrise la langue française, à telle
enseigne que je le vois mal faire la «confondaison». Qu’on ne se trompe
pas de cible, messieurs. Visez plutôt le énième mandat. Un écrivain qui
est traduit dans près de quarante pays, reconnu donc, à moins d’un
strabisme mondial, mérite tout de même une once de respect. Pour ma
part, le mien est total. Voilà pour ma chronique Khouya Dahmane, pardon
si tu en es la muse. Et pour enfoncer le clou, je propose une citation
de Yasmina Khadra : Le monde est ainsi fait : il y a ceux qui font la
légende, et ceux qui font du tapage puisque toutes les autres musiques
leur ont manqué» (in Les anges meurent de nos blessures, Ed. Casbah,
2013, page 147).
Y. M.
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