Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
DIEUDONNÉ ET AUTRES ÉNIGMES
Par Arezki Metref
[email protected]
Le mercredi 27 mars 195, Dalton Trumbo monte sur la scène du RKO
Pantages Theatre, à Hollywood, où se déroule la 29e cérémonie des Oscars
du cinéma. «The Brave One»(1) , le film d’Irving Rapper, reçoit l’Oscar
de la meilleure histoire originale. L’auteur en est un certain Robert
Rich, inconnu au bataillon. Dans le micro qui lui est tendu par Jerry
Lewis, maître de la cérémonie, Dalton Trumbo fait la déclaration
lapidaire suivante : «J’accepte cet Oscar au nom de Robert Rich qui a
écrit ce scénario et ne peut malheureusement être parmi nous.» Tonnerre
d’applaudissements.
Dans cette petite bulle hollywoodienne, tout le monde savait que si
Robert Rich n’était pas présent, c’était tout simplement parce qu’il ne
le pouvait pas. Cause ? Il n’existait pas ! C’était l’un des pseudonymes
de Dalton Trumbo lui-même. Et tout le monde, ou presque, avait une
sympathie plus ou moins contenue à son égard. Blacklisté par la
commission Mac Carthy (2), il n’avait plus le droit de travailler à
Hollywood. Scénariste (3) brillant, surdoué, il était connu pour la
qualité de ses scripts et surtout pour sa rapidité d’écriture et fut,
pour toutes ces raisons, parmi les mieux payés du cinéma américain. Son
ascension dans le firmament de l’usine à rêves fut brisée. Dalton Trumbo
fait partie des «10 de Hollywood», ce groupe de professionnels du cinéma
qui avait refusé de témoigner devant la chambre du Comité des activités
anti-américaines qui, en 1947, enquêta à Hollywood sur «les influences
communistes dans l’industrie cinématographique».
Trumbo ne se contenta pas de refuser de répondre, comme ses neuf autres
camarades, aux questions des Savonarole yankees. Il poussa la résistance
ou l’audace jusqu’à nier la légitimité de la commission qui prétendait
débusquer en lui un subversif communiste à la solde de Moscou. Il fit
encore plus fort en comparant la situation de peur, de délation, de
terreur, créée par la commission, à l’incendie du Reichstag en 1933,
première marche de l’ascension d’Hitler.
Membre d’un syndicat de gauche, de la Ligue antinazie, du Comité de
défense des droits des Noirs, du Comité contre la guerre et le fascisme,
ce scénariste d’exception invoqua le premier amendement de la
Constitution devant les inquisiteurs, droit de tout citoyen américain à
la liberté d’expression. En guise de réponse, on lui passa les menottes.
Séance tenante. Un an de prison !
Après quoi, on assura à son égard une sorte de service après-vente :
interdiction de bosser. Mais son talent le rendit si indispensable que
les studios prenaient le risque de contourner l’interdiction en
l’employant clandestinement. Cela donnait des situations parfois
cocasses comme celle rapportée ci-dessus.
Alors qu’il est encore sous le coup de l’interdiction, en 1960, Dalton
Trumbo s’attelle à l’adaptation d’un roman de Howard Fast. Sollicité par
Kirk Douglas, producteur du futur film, il écrit le script de «
Spartacus», qui deviendra le célèbre péplum que l’on sait racontant
l’histoire d’un esclave thrace qui conduit une révolte contre le
despotisme de Rome. A la réalisation, Stanley Kubrick perfectionne
l’œuvre en en faisant une petite merveille. Mais, car il y a un mais, le
futur réalisateur de «Orange mécanique» ne semble pas très franc du
collier avec les collègues en difficulté. Pour contourner l’interdiction
dans laquelle se trouvait le scénariste de signer de son nom, il lui
propose rien moins que ce pseudonyme : … Stanley Kubrick. Heureusement
que la parole de Kirk Douglas avait un certain poids. Il décida de
braver l’interdiction et de porter le nom de Dalton Trumbo au générique
(4).
Le rappel du destin d’un scénariste dans ce qui se targuait d’être la
plus grande démocratie du monde aidera-t-il à rafraîchir les mémoires ?
L’évidence est là : il n’y a pas que dans les pays socialistes que la
censure et l’interdiction sévissaient, ainsi que l’emprisonnement pour
délit d’opinions.
Et qu’est-ce que ça a à voir avec l’affaire Dieudonné qui fait le ramdam
que l’on sait sur l’autre rive ? Eh bien, rien ! Ou tout ! Rien : autres
temps, autres mœurs. Tout ? En tout cas, deux ou trois choses en commun.
D’abord, et certes indirectement, cette histoire de quenelle ! Oui ! Ce
n’est évidemment ni Dieudonné, ni ses supporters, ni les deux jeunes
lycéens pris en flagrant délit de quenelle, qui l’ont inventée. Ce n’est
pas non plus Coluche, qui l’a utilisée dans quelques-uns de ses sketchs.
Qui en a, si on peut dire, les droits d’auteur ? Eh bien, c’est… Stanley
Kubrick.
Dans «Docteur Folamour», classé en 2000 comme le troisième meilleur film
humoristique américain, un scientifique transfuge, nostalgique du régime
nazi, n’arrivait à refréner le salut nazi automatique de son bras droit
qu’en le retenant de sa main gauche. C’est exactement la quenelle.
Deuxième chose en commun : le recours à l’interdiction. Difficile
d’intégrer, dans une démocratie, une telle censure. Et à cette vitesse !
C’est la deuxième fois en cinquante ans qu’en France, le Conseil d’Etat
rend un avis aussi rapidement. Dieudonné devait donner son spectacle Le
Mur à Nantes. Le préfet de Loire Atlantique prend un arrêté
d’interdiction du spectacle pour risques de troubles à l’ordre public,
atteinte à la dignité humaine. Saisi par les avocats de Dieudonné, le
tribunal administratif de Nantes suspend l’arrêté préfectoral. Débouté,
le ministre de l’Intérieur, qui s’est engagé personnellement dans ce
bras de fer, fait appel de la décision devant le Conseil d’Etat qui se
range derrière le gouvernement.
Il est indéniable que la dernière saillie de Dieudonné à l’encontre du
journaliste Patrick Cohen est ouvertement antisémite : «Moi, tu vois,
quand je l'entends parler, Patrick Cohen, j'me dis, tu vois, les
chambres à gaz… Dommage.» On n’en est plus là à cette cause légale et
légitime qui s’appelle l’antisionisme. Cependant, n’est-ce pas curieux
que tout un gouvernement, empêtré dans la crise et l’impopularité,
entraîné par son ministre de l’Intérieur, Manuel Valls pour ne pas le
nommer, se mobilise avec une telle vigueur pour interdire un humoriste ?
Le journaliste Eric Nauleau, effaré par la disproportion, a utilisé pour
caractériser la riposte cette image du bulldozer écrasant un moustique.
Et, pendant que la France entière a le nez sur l’affaire Dieudonné, le
chômage augmente, la crise creuse encore les inégalités, l’horizon
social et économique s’assombrit pour la grande masse des Français. Mais
l’honneur est sauf : Dieudonné est interdit de spectacle.
Tout cela est bien inutile. Le procès, la censure, Dieudonné en tire
profit au lieu de se laisser bâillonner. Les journalistes qui ont
observé que Manuel Valls joue l’agent artistique de l’humoriste n’ont
pas tort. Interdit ? Il a plus de réservations. Poursuivi ? Les jeunes
se pressent dans son théâtre où il fait salle comble à chaque séance.
Chaque scandale, chaque polémique lui attire de nouveaux spectateurs. Il
s’en repaît. Pourquoi ce succès ? Sans doute parce qu’en lui se
reconnaissent tous les « antisystème » qu’il prétend incarner. Alors
qu’au fond, il est en plein dans le système. En plein ! Fric et
compagnie ! La radicalité qu’il affiche schlingue fort le fonds de
commerce destiné à ramasser le vague à l’âme des jeunes lassés des
discours formatés. Mais, comme le Front National vu jadis par Laurent
Fabius, Dieudonné apporte de mauvaises réponses à de bonnes questions.
A. M.
(1) - «Les clameurs se sont tues» est le titre français de ce film.
(2) - La fin de la chasse aux sorcières lancée par le sénateur Mac
Carthy s’est terminée d’une façon pour le moins étonnante. Et assez
piteusement pour lui. Invité à l’une des premières émissions de la
télévision américaine, le sénateur inquisiteur paraît, face au
journaliste qui l’interroge, brutal, violent, vitupérant, insultant,
fulminant, la bave aux lèvres, éructant. Les Américains, qui le voyaient
pour la première fois dans leur living room, furent effarés de
découvrir, à la place du patriote honnête, calme, posé qu’ils
attendaient, un homme habité par la haine et le désir de détruire. La
télévision lui a été fatale.
(3) - Jacqueline Monsigny et Edward Meeks racontent dans Le Roman de
Hollywood (Editions Du Rocher) que Dalton Trumbo «travaille la nuit dans
sa baignoire, sa machine à écrire posée sur un plateau devant lui,
cigarettes aux lèvres (il fume 6 paquets par jour) et sur son épaule un
perroquet lui picore l’oreille tandis qu’il écrit à une vitesse
vertigineuse.»
(4) - Kirk Douglas, connu pour sa pugnacité et sa franchise, relatant
cet épisode dans son autobiographie intitulée «Le fils du chiffonnier»
écrit ceci : «Il n’est nul besoin d’être estimable pour avoir du talent.
On peut être un sale con et avoir du talent, et inversement être
quelqu’un de délicieux et en être parfaitement dépourvu. Stanley Kubrick
est un sale con qui a du talent.»
|