Chronique du jour : A fonds perdus
La capitulation du travail
Par Ammar Belhimer
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Dans une publication de 2011, Paul Jorion nous livre de précieuses clefs
pour analyser les rouages du capitalisme contemporain (*).
Critiquant le traitement de la crise des subprimes, il redoute qu’il ait
porté un coup fatal à l’Etat et à la régulation, dans un contexte de
préservation, voire d’optimisation de l’activité spéculative. Il relève
à ce propos : «Le secteur bancaire s’est écroulé, l’Etat s’est porté à
son secours et est tombé à sa suite. La banque a alors grimpé sur les
épaules de l’Etat, ce qui lui a permis de sortir du trou. L’Etat, lui, y
est resté.»
A ses yeux, la «vague ultralibérale libertarienne» conduit à «un excès
dans la déréglementation capable de tuer le système capitaliste lui-même
bien plus sûrement qu’une intervention excessive de l’Etat, en obligeant
celui-ci à intervenir au-delà de ses moyens financiers».
Les juristes lui seront par ailleurs reconnaissants pour sa
rétrospective du droit des produits dérivés au 19e siècle.
Il rappelle que jusqu’en 1885, les paris sur les fluctuations de prix
étaient interdits en France, les ventes à découvert (quand le vendeur ne
possède pas ce qu’il vend) étant appelées «ventes fictives».
Concrètement, «le perdant (pouvait) invoquer l’exception de jeu pour
tenter d’échapper à ses obligations», freinant le développement de ces
«ventes fictives». L’origine de cette règle est ancienne : il faudra
remonter jusqu’à 1629 pour retrouver une ordonnance déclarant «toute
dette de jeu nulle (…) est déchargée de toutes obligations civiles et
naturelles». Le capitalisme semble être plus moral à son stade
mercantiliste originel qu’il ne l’est de nos jours !
Au milieu du 19e siècle apparaît «la Coulisse», une Bourse illégale qui
va siphonner plus de la moitié des transactions du fait de ses coûts
inférieurs. Mais le krach de 1882 pousse le législateur français à
accepter les ventes à découvert pour les faire rentrer dans la légalité.
A cet espace sont associés les coulissiers qui ont d’abord été «des
courtiers officieux, qui avaient émergé, après la création par Napoléon
en 1805, de la Compagnie des agents de change, et avaient pris une
certaine importance, en particulier, en commençant la négociation de
titres de mines d’or. «Ainsi, au début, leur spécialité était la
négociation de valeurs étrangères, parfois exotiques, et les placements
«à risques», surnommés les «valeurs des pieds humides» car échangées sur
la Place de la Bourse, sans protection de la pluie», nous dit Wikipedia.
Depuis, leurs descendants des temps modernes, les traders, règnent en
maîtres absolus les pieds au sec.
Paul Jorion recense trois acteurs sociaux du capitalisme contemporains :
les capitalistes (actionnaires), les dirigeants d’entreprise et les
salariés. Les deux premiers acteurs entreprennent une sorte de fusion
dans une dynamique spéculative qui a transformé les salariés en simple
facteur de coût, du fait du chômage de masse.
Se référant à Marx pour qui «l’armée la moins affaiblie par les bagarres
internes remportera la victoire», il s’appuiera sur l’explosion des taux
de profits des grandes entreprises, notamment dans les banques et
l’industrie pharmaceutique), et l’aggravation des inégalités, comme
jamais auparavant, pour confirmer ses dires.
Notre monde d’aujourd’hui est fortement marqué par l’élargissement du
fossé entre les riches et les pauvres. Les premiers affichent des
fortunes astronomiques. Ainsi, dans la première puissance économique du
monde, les 400 Américains les plus riches accumulent à eux seuls 2 000
milliards de dollars de fortune. C’est 17 % de plus que l’année
précédente et rien ne semble arrêter cette infernale spirale
inégalitaire.
A une échelle plus large, les 300 personnalités les plus fortunées du
monde disposaient de 3 700 milliards de dollars à la fermeture des
marchés le 31 décembre 2013. C’est 524 milliards de dollars de plus que
l’année précédente.
La nouvelle «cartographie» sociale n’est pas sans implications
politiques graves. Aux Etats-Unis toujours, l’équation politique est
rréduite à «Un dollar une voix» et non plus «Un homme une voix». Dans ce
pays où la pauvreté touche un Américain sur six, 268 des 534 membres du
Congrès américain sont millionnaires. «Une proportion jamais atteinte
dans l’histoire des Etats-Unis (…) C’est la première fois dans
l’histoire américaine que les millionnaires sont majoritaires au
Congrès», relève le quotidien Les Echos.
Les inégalités sociales et l’insécurité économique n’épargnent cependant
aucun autre pays et les pauvres y sont menacés jusque dans leur
existence.
En Europe, l'aide alimentaire européenne destinée aux plus pauvres a été
sauvée in extremis. Un accord conclu fin novembre dote le nouveau Fonds
européen d'aide aux plus démunis (FEAD) d'un budget équivalent de 3,5
milliards d'euros pour la période 2014-2020.
Pour rappel, l’ancien mécanisme, appelé PEAD, a bénéficié à 18 millions
d'Européens (dont 4 millions de Français) en 2013, confirmant ainsi
l’extension continue des espaces de pauvreté. Créé en 1987 par la
Commission européenne sous l'impulsion du socialiste Jacques Delors,
alors Commissaire européen, le PEAD redistribuait par l’intermédiaire
d'associations caritatives les stocks excédentaires des produits
agricoles (blé, riz, lait…).
En Chine, le nombre de milliardaires en dollars a passé cette année pour
la première fois le seuil symbolique des 300.
La fortune moyenne des 1 000 Chinois les plus riches s'établit à
1,04 milliard de dollars. L'immobilier est la principale source
d'enrichissement des milliardaires chinois, souvent rattrapés par des
scandales de corruption. Une hausse excessive des prix de la pierre,
nourrie par des mécanismes malsains, rend impossible l’accession des
classes moyennes à la propriété dans les grandes villes où la
spéculation prospère. La Chine vit à l’âge du «shadow banking», un
système de sociétés de crédit qui permettent aux exclus du crédit de
leur trouver, via leur entremise, des prêts classiques à des taux
cependant exorbitants.
Sombre tableau en perspective.
L’abdication du travail devant le capital est la plus grande tragédie de
notre temps. Elle l’est d’autant plus que comme le craignait Hegel,
rapporté par Paul Jorion dans son introduction «l’expérience et
l’histoire nous enseignent que les peuples et gouvernements n’ont jamais
rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes
qu’on aurait pu en tirer».
Heureusement que l’histoire n’est pas qu’un éternel recommencement.
A. B.
(*) Paul Jorion, Le capitalisme
à l’agonie, Fayard, Paris juillet 2011.
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