Entretien : Ali Haroun au Soir d’Algérie
«Le plus grand mal de l’Algérie réside dans ses dirigeants»
Entretien réalisé par Brahim Taouchichet
A 82 ans, Ali Haroun a toujours le verbe haut et la lucidité du propos,
la rigueur du raisonnement. Il assume franchement ses prises de position
lors des moments graves, comme ce fut le cas au moment de l’arrêt des
élections législatives de 1992 et face à la terreur des djihadistes du
FIS qui préfigurait déjà le terrorisme de la décennie noire, car alors
point de salut pour tous ceux qui n’étaient pas avec eux. Il revendique
son choix de combattre l’instauration d’un Etat théocratique tel que
l’ont conçu ses promoteurs et à leur tête Ali Benhadj, numéro 2 du parti
islamiste. Le rempart, son dernier ouvrage, il le consacre à cette
période qui l’a vu au HCE pour la sauvegarde de l’Algérie et lui
épargner une afghanisation rampante. C’est un livre-document pour les
étudiants, les enseignants et les historiens par la foule de détails et
de références qu’il comporte. Ce livre semble dire : «Afin que nul
n’oublie.» Du reste, Ali Haroun se pose comme témoin et acteur lucide de
chaque période de l’histoire contemporaine de l’Algérie à travers une
série d’ouvrages qui prend sa source dans son engagement dans le FLN en
1955 jusqu’à son rôle actif dans le retour de Boudiaf avec son épilogue
dramatique. Il en parle dans cet entretien tout comme il s’étendra sur
d’autres questions d’actualité. Avec la même passion…
Le Soir d’Algérie : Militant de la cause nationale de la première heure,
homme politique actif dans les moments cruciaux de l’Algérie
post-indépendance, homme d’action aussi, vous n’avez jamais déserté la
scène publique. Votre engagement ne s’est-il jamais démenti ?
Ali Haroun : Je crois que vous vous trompez sur ce point, car je me suis
désintéressé de toute activité politique de 1963 à 1991. Pendant la
guerre, j’ai été membre du comité fédéral de la Fédération de France. En
1956, j’ai été chargé par Boudiaf de lancer le journal Résistance
algérienne qui deviendra par la suite El Moudjahid. J’étais membre du
Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA), mais après la crise
de 1962 et le congrès de Tripoli, j’ai considéré que nous avions
emprunté la mauvaise voie qui nous a d’ailleurs amenés à la
confrontation entre frères de combat qui s’est terminée par le cri du
peuple «sebaâ s’nine barakat» (sept ans ça suffit !). Dès le mois de
juin à Tripoli, nous savions que ça allait dégénérer ainsi. Nous savions
qu’avec la position prise par Ben Bella, soutenu par Boumediène, nous
allions à la confrontation. Elu malgré moi à l’Assemblée nationale
constituante non pas parce que c’est Ben Bella qui nous a octroyé les 6
sièges qui revenaient légalement à la Fédération, mais parce que la
Wilaya IV a accepté de se priver de deux sièges, la Wilaya III 2 sièges
et la Wilaya II 2 sièges. Mais Ben Bella a fait sa Constitution au
cinéma Majestic (aujourd’hui Atlas) et a demandé à l’Assemblée
constituante de voter ce texte. Nous étions 21 à dire non et ne pas
voter pour lui.
Compte tenu du système instauré dès juin 1962, nous qui étions dans
cette opposition à l’Assemblée allions être ostracisés. C’est pourquoi
je ne pouvais rester ou faire de l’opposition quelconque. Etant jeune
avocat, j’ai repris mon cabinet en 1963 et ne me suis plus occupé de
politique. Quand on me dit vous êtes un homme politique, je dis pas du
tout, ce sont les événements de 1991 qui m’ont rappelé.
Cela coïncide avec le retour de Mohamed Boudiaf…
Non avant ! Voilà ce qui s’est passé : avec la grève insurrectionnelle
du FIS, le gouvernement Hamrouche est tombé. Sid-Ahmed Ghozali, qui a
été chargé par Chadli de constituer un nouveau gouvernement, m’avait
connu pendant la guerre quand il était étudiant en France. J’étais alors
responsable au sein du comité fédéral chargé de l’information, de la
communication, des détentions. Et à ce titre, il me fit appel pour me
demander un avis et aussi parce qu’en 1990, on avait organisé la
conférence nationale des démocrates. Abdallah Bentobal en était le
président et moi secrétaire général. C’est dans ce cadre que je suis
allé à Kenitra pour en parler avec Boudiaf avec lequel je n’ai jamais
coupé le contact pendant toute la durée de son exil. Il était mon
responsable durant la guerre, j’avais donc avec lui des relations
particulières. Je rétorque à Ghozali qu’il ne faut plus parler de la
main de l’étranger à chaque crise politique ; par contre, le citoyen
algérien ne dispose d’aucun droit : de voyager, de voter, de parler ou
d’écrire librement depuis 1962, d’où l’idée de créer un ministère des
Droits de l’homme. Pour ce faire, une semaine après, il m’appelle.
Ce mois de janvier, nous rappelle le retour au pays du défunt Mohamed
Boudiaf et son assassinat 6 mois après, retour auquel vous avez
activement participé. Quel est votre sentiment aujourd’hui ?
J’ai fondé en lui beaucoup d’espoir. Il était mon responsable direct
pendant la guerre, et durant toute sa détention, nous avons gardé le
contact par divers canaux, notamment par le biais des avocats. Au sein
de la Fédération de France, j’étais responsable des détentions et des
camps d’internement que je supervisais. Ainsi, quand nous nous sommes
retrouvés à Tripoli, nous étions du même bord, c'est-à-dire pour le
congrès à Alger en présence de tous afin de sortir avec un vrai bureau
politique. Durant la crise, à Alger, nous étions avec lui lors de la
création du Parti de la révolution socialiste (PRS).Quand il est allé au
Maroc, je l’ai vu à plusieurs reprises à Kenitra. C’est un homme
politique important et un ami. Avec sa mort, je perds donc un ami et un
Monsieur pour qui j’avais le plus grand respect. Je vous avoue que
pendant des jours et des jours, je perdais le sommeil me posant la
question sans cesse si j’ai bien fait d’aller le voir. Je l’ai
convaincu, mais il y a d’autres facteurs qui ont pesé dans sa décision.
Je me sens en quelque sorte responsable de sa mort, en ce sens qu’il
m’avait reçu pour discuter de l’éventualité de son retour. Aujourd’hui
encore, je m’interroge (ndlr : il a les yeux rougis par l’émotion),
parfois je me le reproche ! Cet homme a ressuscité l’espoir, c’était
notre sentiment. Evidemment si on ne l’avait pas contacté… Bien sûr, on
peut refaire l’histoire avec des si. Une fois je suis allé le voir dans
sa briqueterie à Kenitra, il devait se laver les mains couvertes
d’argile. Il serait mort comment ? Inconnu de l’opinion publique
algérienne. C’était un homme dont la réputation avait franchi les
frontières. Les hommes politiques de son époque le connaissent. Voilà un
homme, à mon sens, qui a pris sa revanche sur l’histoire qui l’a ignoré
pendant une trentaine d’années. Sans son retour c’est une page
d’histoire de l’Algérie qui disparaissait.
Mais cet espoir a été tué avec son assassinat dont on dit qu’il était
prémédité ou produit d’un complot ?
Vingt-deux ans après, une grande partie de l’opinion publique
s’interroge sur la thèse de l’acte isolé, mais avec des nuances parce
que je ne crois pas que tuer Boudiaf soit né comme ça dans l’esprit de
Boumaârafi. Le bras qui l’a tué on le sait, c’est lui. Comment est-il
arrivé à cette décision tragique, comment ? Voilà un homme, Boumaârafi,
qui est intégriste ; on trouve chez lui les enregistrements de Sayed
Qotb, les enregistrements de la propagande islamiste. Comme lui,
beaucoup de nos jeunes à cette époque sont devenus brusquement
islamistes intégristes. Dire qu’il était seul ? Qui l’a formé ? Qui l’a
consciemment ou inconsciemment poussé au crime ?
Vous soutenez toujours la thèse de l’acte isolé ?
Je serais vraiment étonné que le madjless choura du FIS se soit réuni
pour dire on va charger un tel pour ça. Ça m’étonnerait qu’une mafia
politico-financière dise on va charger ce monsieur de le tuer. Si elle
pousse à un acte aussi grave, il faut qu’elle en tire profit en le
revendiquant.
Justement, l’on dit que c’est parce qu’il commençait à déranger certains
intérêts ?
On peut le dire, c’est une thèse qui peut être défendue… Il faut la
prouver.
Nacer Boudiaf, son fils, la rejette, et dans une lettre ouverte qui vous
interpelle, il réclame que toute la lumière soit faite sur cet
assassinat. Qu’en dites-vous ?
Je respecte la douleur du fils, mais je ne crois pas que parmi les
hommes politiques connus de cette époque quelqu’un ait un éclairage sur
cet assassinat. Il est évident que personnellement, si je savais quelque
chose, je me serais très vite exprimé pour faire éclater la vérité sur
sa mort. Vous savez tout au long de l’histoire, il y a eu des régicides
comme celui de Ravaillac* qui a assassiné Henri IV. Parler d’un acte
isolé, non, mais dire que Boumaârafi a été conditionné dans ce sens,
oui.
C’est la conclusion du psychiatre, le professeur Bachir Ridouh
(aujourd’hui décédé) qui l’a suivi et qui lui a parlé pendant des mois
et des mois. Par contre, ce qu’il faut souhaiter, c’est qu’un jour
Boumaârafi ait un remords de conscience et qu’il dise : la vérité, la
voici. S’il ne le dit pas, sans doute il n’y en pas, je ne sais pas, je
ne peux pas y répondre. Pour moi, je pense qu’il n’y avait pas de
complot proprement dit. Mais l’idée est tellement ancrée dans l’opinion
publique que l’invraisemblable l’emporte. Je ne peux rien dire de plus.
Pour certains, on aurait pu éviter cette tragédie en laissant se
poursuivre les élections, car une fois au pouvoir, les islamistes se
seraient par eux-mêmes disqualifiés et discrédités ?
C’est ce qu’on nous a dit, lorsque j’ai été chargé par Boudiaf
d’expliquer en Europe ce qui s’est passé, en particulier dans les pays
nordiques. On nous a taxés d’anti-démocrates et que le FIS l’ayant
emporté démocratiquement, il fallait le laisser prendre le pouvoir. Mais
dites-moi, est-ce que la démocratie se résume à glisser mécaniquement un
bulletin dans l’urne ? Est-ce que la démocratie m’oblige à laisser
quelqu’un qui déclare que la démocratie est kofr prendre le pouvoir ?
Le FIS voulait instaurer un Etat théocratique, antidémocratique. Je n’ai
rien contre cette conception, mais à condition que celui qui la professe
respecte l’autre. Nous étions devant un parti totalitaire qui
n’acceptait pas d’opposition sauf si elle est à l’intérieur de l’Islam
comme l’avait affirmé Ali Benhadj, Islam, tel qu’il le comprend lui,
sinon les autres sont des mécréants et n’ont pas droit de cité. Donc
moi, j’ai tout à fait le droit de m’opposer à l’arrivée au pouvoir de
pareils gens.
Vingt-deux ans après, vous arrive-t-il de douter quant à vos prises de
position et bien sûr votre rôle d’acteur politique bien en vue durant
cette période ?
Je vais vous dire comment cela s’est passé à propos de l’arrêt du
processus électoral. Deux jours après le premier tour, il y a eu une
réunion avec le chef du gouvernement et tous les ministres. La majorité
a dit qu’on ne peut pas continuer cette mascarade, à l’exception de deux
ou trois ministres, car elle nous mènera à une situation impossible.
Dans une logique claire, deux femmes ministres ont dit qu’on devait
s’opposer à la poursuite de ces élections. Belkaïd, alors ministre
chargé des relations avec le Parlement, a fait une intervention qui a
convaincu la plupart d’entre nous. Je disais à peu près la même chose.
La même chose ?
C’est-à-dire sans utiliser les mêmes mots… On ne savait pas comment.
Tout le problème était d’arrêter les élections sans violer la
Constitution, accusation qu’on n’a pas manqué de nous faire. Mais je
peux vous dire qu’on a respecté la Constitution dans ses moindres
dispositions jusqu’à l’arrêt du Conseil constitutionnel
Votre sentiment aujourd’hui ?
Le CNSA, l’UGTA, le RCD, qui étaient pour l’arrêt du processus
n’auraient rien pu faire contre le FIS. Ceci dit, mon opinion
aujourd’hui est que nous avons évité à l’Algérie une réelle «afghanisation»,
si le FIS avait pris le pouvoir. En tout cas, l’armée aurait été de
l’autre bord. Imaginez un moment si elle s’était divisée, que serait-il
arrivé après ? Tout aurait été sens dessus-dessous. Nous sommes passés
par des moments difficiles, certes, mais nous avons évité la guerre
civile.
Parlons de votre dernier livre Le rempart . En le lisant, on est plongé
dans l’horreur, l’époque de sang et de pleurs. Les blessures que l’on
veut fermer sont rouvertes ! Pourquoi ce livre ?
Oui, bonne question. Quand j’étais au HCE, j’avais pour habitude de
prendre des notes, et c’est comme ça du fait de mon métier d’avocat, à
l’inverse de mes collègues qui n’en prenaient pas beaucoup. Par contre,
les débats étaient enregistrés et se trouvent à la Présidence. On
pourra, au besoin, leur confronter ce que je dis. J’ai considéré que
j’étais détenteur de faits et de documents importants sur lesquels nous
avions travaillé. Nous avons élaboré des projets pour la conférence
nationale du consensus. J’ai donc pensé qu’il fallait qu’on en fasse une
synthèse, qu’on écrive sur cette période de l’histoire de l’Algérie de
façon honnête sur la base de références précises.
Quand j’avance le chiffre de 70 000 morts, je ne l’invente pas à partir
du néant, tandis que d’autres parlent de 100 000 et 200 000. Pourquoi
pas plus ou moins ? Semaine après semaine me parvenaient des documents…
Comment concilier la réserve que s’impose tout homme politique et
l’exigence d’objectivité de l’observateur averti ?
Par ma formation d’avocat, je sais que lorsque vous défendez quelqu’un
en pénal, il ne vous dit jamais la vérité, et c’est en lisant le rapport
de police que l’on apprend l’autre face de la vérité. Il faut alors
toujours voir les deux aspects d’une thèse. C’est pourquoi, il
m’arrivait de ne pas être d’accord au HCE sur certaines questions. Mais
c’est la loi de la majorité qui prime.
On pourrait vous opposer une critique de fond, à savoir que votre livre
ne reflète que le seul point de vue de Ali Haroun et celui du camp
auquel vous appartenez et donc forcément partial...
Tout à fait, je suis d’accord avec vous. Moi, je ne suis pas un
historien, mais en tant qu’acteur d’un événement, j’essaye de le
rapporter le plus objectivement possible, car on a tendance à
privilégier sa propre thèse.
Le rempart* met en lumière, à notre avis, un pan entier du mouvement
islamiste en Algérie qui n’a pas bénéficié de toute l’attention qui
s’impose, à savoir l’embrigadement des jeunes bien avant la création du
fis. Pourquoi, selon vous, a-t-on occulté cette réalité pour focaliser
plus sur les groupes terroristes à partir de 1992 ?
Le terrorisme est antérieur à l’arrêt du processus électoral à l’exemple
du groupe de Bouyali, l’attaque de la caserne de Guemmar en novembre,
alors que les élections devaient se dérouler en décembre, l’attaque du
centre de police de Soumaâ, les manifestations violentes à Ouargla où
une dame a été brûlée vive. Relisez les journaux de l’époque !
Oui, mais pourquoi insiste-t-on sur le terrorisme post-arrêt des
élections en occultant ce que vous rappelez ?
Je ne sais pas… Ecoutez, quand Boudiaf est arrivé, son premier discours
a été : «Je tends la main à tout le monde.» Concernant le Fis, il a dit
qu’il a sa place parmi nous à condition qu’il n’utilise pas la violence
qu’il avait déjà commencé à pratiquer. Personne n’a empêché les
islamistes de travailler paisiblement, Boudiaf encore moins que
personne, mais leurs agissements n’étaient pas dans la voie de la paix
et de la sérénité. Et pour preuve, au bout d’un certain temps, les
extrémistes du Fis ont pris le dessus. Sans aucun doute, si le Fis avait
pris le pouvoir les Abassi, Benhadj auraient été éliminés par les
Zitouni, Zouabri…
Le rejet de l’option islamiste avec la dissolution du Fis semble à
maints égards prémonitoire au regard du rôle néfaste des islamistes qui
activent ouvertement à la faveur du «printemps arabe» et du chaos qu’ils
provoquent en Egypte, en Libye, en Tunisie et particulièrement en Syrie.
Prémonitoire ? On ne pouvait prévoir ce qu’il se passe aujourd’hui. Par
contre, cela illustre parfaitement ce qui se serait produit chez nous
s’il n’y avait pas l’interruption du processus électoral. Le HCE est une
parenthèse (ndlr : 2 ans), car il n’est pas venu pour prendre le pouvoir
et s’imposer dans autant de mandats qu’il aurait voulu. Il est venu
d’après le Haut Conseil de sécurité pour remplir un vide et s’est retiré
à la fin du mandat de Chadli (ndlr : qui avait démissionné ou a été
forcé à le faire). Zeroual a été nommé chef de l’Etat et non président
de la République. Par la suite, on a repris le processus électoral. A
cet égard, l’élection de Zeroual a été tout à fait correcte.
Au cœur de ces débats sur les réformes politiques : la Constitution.
Vous faites un constat sans appel. Je vous cite : «Depuis
l’indépendance, nos Constitutions ont subi injures et dévoiements si ce
n’est violations et outrages.» Mais il y a par ailleurs aussi de fortes
oppositions à une Assemblée constituante à laquelle vous appelez...
C’est-à-dire une deuxième République ? Ce débat est secondaire. On
créera un précédent fâcheux, car, croyez-moi, dans 20, 30 ans, il y aura
des gens qui voudront en faire une 3e, une 4e et ainsi de suite. La
France en est à la 5e République ! Aux Etats-Unis, la Constitution n’a
jamais été changée. Ce qu’il faut, c’est revoir la Constitution dans ses
faiblesses originelles. Elle a été malmenée récemment…
Cela veut dire quoi «malmenée» ?
Exemple : l’article relatif à la limitation des mandats. Il n’y a pas eu
de partis ou de personnes pour dire non ou bien je m’abstiens. La
limitation des mandats est une des caractéristiques de la démocratie.
S’il y a une permanence dans les mandats, vous portez atteinte à la
liberté de choix du peuple. Cette situation nous interpelle jusque dans
la façon dont les députés ont été élus. Au lieu de représenter la
volonté populaire, ils représentent autre chose…
On s’attendait à une réforme de la Constitution avant la présidentielle
comme le voulaient les partisans de Bouteflika, mais finalement, elle
est repoussée à une date ultérieure. Quelle analyse faites-vous de ce
report ?
Peut-être parce qu’avant les élections il y aurait eu de la surenchère,
et pour un texte aussi important, il faut se donner le temps et en
débattre.
En Algérie, force est d’observer que l’élection présidentielle se
déroule à chaque fois dans un climat de tension, voire d’exception,
comme c’est le cas aujourd’hui avec un président malade et amoindri
physiquement qui briguerait un 4e mandat malgré tout.
Mais pourquoi cette tension ? Si nous avions la limitation des mandats
introduite par Zeroual, il n’y aurait pas eu cette tension, car un an
avant la fin d’un mandat, on le savait, et les candidats avaient le
temps de se préparer et les électeurs auraient le temps de les
connaître. C’est parce qu’on a des textes constitutionnels qui ne sont
pas bons que nous nous retrouvons dans une telle situation.
Un 4e mandat pour l’actuel Président ?
…Tout est possible dans ce pays…
Voyez-vous alors une autre alternative ?
En vertu de la nouvelle Constitution, que Bouteflika veuille se
représenter, il en a le droit. Mais il peut aussi interroger sa
conscience. S’il se présente ainsi que deux ou trois candidats sérieux
sans compter les 10 candidats qui ne sont là que pour se mousser en tant
que candidats malheureux à la présidence, si nous arrêtons les pratiques
à la Naegelen (bourrage des urnes), comme il l’a dit lui-même à Sétif,
il me semble qu’au premier tour, personne ne peut passer. Il n’y aura
pas un candidat qui l’emportera à 90% au premier tour, autrement, c’est
truqué ! Dans un deuxième tour, on aura deux candidats, et c’est au
peuple de voter pour la continuité du système s’il le désire ou bien
comme il a eu à dire «7 ans, ça suffit !», il dira «52 ans, barakat !»
et votera pour quelqu’un d’autre et tournera la page.
Tourner la page, c’est votre souhait ?
Oui, dans l’intérêt de tout le monde. Ce n’est pas une question d’hommes
mais de management. Après 52 ans — et je n’ai aucune inimitié pour
quiconque — l’Algérie est mal managée, mal dirigée depuis le début.π
Donc un problème de renouvellement du personnel politique aux commandes
du pays depuis 1962, qui se maintient au pouvoir par tous les moyens,
même violents ?
Pas du personnel politique, mais de la manière dont il est désigné. Il
doit être l’émanation d’un choix réel.
Si je vous disais «corruption, islamisme instrumentalisé, malaise social
profond, recul des libertés, intolérance, violence, drogue et autres
maux sociaux», me rétorqueriez-vous «tableau noir injuste ou réalités
palpables d’aujourd’hui» ?
On ne peut pas nier ces réalités, sauf que parler de corruption, c’est
quoi ? C’est s’accaparer de choses auxquelles vous n’avez pas droit :
argent ou autre, parce qu’une force oblige l’autre à vous les remettre.
Comment en est-on arrivé là ? Parce qu’en 1962, le pouvoir a été pris
par la force et non par le droit. Au risque de me répéter, le premier
pouvoir n’a pas été le choix de ceux qui ont fait la guerre ou celui du
peuple. En clair, le pouvoir n’a pas été octroyé à Ben Bella par les
responsables du Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) qui
s’est dispersé avant le vote. A Tlemcen, Ben Bella a déclaré : «Je suis
élu.» J’étais présent, il n’y a pas eu de vote. Il avait l’appui de
Boumediène et de 45 000 hommes armés. Il y a donc eu corruption pour la
prise du pouvoir, et avec le pouvoir, vous avez donc tout pris, vous
pouvez disposer y compris du budget de l’Algérie. La corruption se fait
au sommet pour toucher les échelons plus bas. Voilà comment la morale a
été dévoyée puisque la corruption banalisée est devenue quelque chose de
normal.
C’est ainsi qu’ont été pervertis les rapports au pouvoir de l’Algérien.
Dans un système pareil, toute personne qui détient une parcelle de
pouvoir a tendance à la monnayer.
Le monde change très vite mettant au jour de nouveaux enjeux. Tour à
tour, acteur et éminent observateur politique, quel est le sentiment de
Ali Haroun quant aux défis auxquels feront face à brève échéance
l’Algérie et les Algériens ?
Au risque de passer pour un naïf, je vous dirai, je suis né optimiste.
Durant 29 ans, j’ai été l’objet d’interdiction de sortie du territoire,
de mandat d’arrêt sous Ben Bella et on m’a privé de mes papiers. Je
reste optimiste pour mon pays et son histoire nous l’enseigne. On parle
de Ben M’hidi, on en a eu des dizaines au cours de l’histoire qui nous
renvoie à Massinissa, Jugurtha et à tous les héros berbères de l’époque
romaine. C’est pourquoi, je garde espoir que dans très peu de temps,
comme au temps de la cassure du MTLD (Mouvement pour le triomphe des
libertés démocratiques issu du PPA-parti du peuple algérien), des gens
ont lancé l’idée du CRUA (Comité révolutionnaire d’unité et d’action),
du FLN, etc. Ce n’est pas venu des grands chefs mais de la base.
L’Algérie a produit des hommes capables de faire face aux problèmes du
moment. Comment voulez-vous qu’on ne s’en sorte pas : nous avons des
cadres admirables, une diaspora qui réussit, des ressources naturelles …
Le déclic tarde à se faire...
Après l’indépendance, nous étions persuadés que nous allions être au
niveau de la Grèce 10 ans après et à celui de l’Espagne en 20 ans…
On aurait pu faire partie des BRICS***…
Nous aurions pu l’être, si le peuple n’avait pas perdu la foi et s’il
avait pu s’exprimer… Le grand mal dont souffre l’Algérie, ce sont ses
dirigeants. Quand les Algériens choisiront librement leurs dirigeants,
ils retrouveront cette foi, nous sortirons de la stagnation et ferons
partie des pays émergents.
B. T.
[email protected]
* Né Henri de Bourbon, il est assassiné le 14 mai 1610 à Paris. Il
fut roi de Navarre puis roi de France, premier souverain français de la
branche dite de Bourbon de la dynastie capétienne. Son assassin était-il
un solitaire qui le tua dans un accès de folie mystique ou un fanatique
poussé au crime par de puissants personnages ? Des rapports permettent
d'avancer l'hypothèse que le bras de Ravaillac aurait été armé par une
faction puissante.
**Le rempart - La suspension des élections législatives de janvier 1992
face à la terreur djihadiste, 326 page, Casbah Editions.
***BRICS : Brésil-Russie-Inde-Chine- Afrique du Sud.
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