Actualités : Election présidentielle 2014
Moubayaâ ou démocratie ?


Qui peut soutenir, aujourd’hui, sans sourire, que l’Algérie est un pays démocratique, respectueux de sa dénomination officielle et des dispositions d’une Constitution révisée, une demi-douzaine de fois, en près de 52 ans d’existence indépendante ?
Mis à part les experts en démagogie qui en usent comme d’un juteux fonds de commerce ou ceux qui se sont réfugiés dans une bulle en béton, loin des réalités de la société, ils ne sont pas légion. Et pour cause, parce que, aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de l’Algérie, on ne trouve aucune trace tangible d’une pratique de gouvernance qui rappellerait, de près ou de loin, la démocratie telle qu’elle fut exercée, à sa naissance, à Sparte puis à Raguse et telle qu’elle est, de nos jours, appliquée par les nations modernes. Sauf en deux circonstances uniques, capitales pour le destin national : le 1er juillet 1962 et le 16 novembre 1995, lorsque les Algériens se sont, massivement, prononcés en faveur de l’indépendance, dans le premier cas, et contre l’intégrisme, dans le second, en passant par une urne libre. Quoi que ce furent, là, des actes qui procédaient plus d’une volonté de survie et de refondation que d’un choix de direction politique ou de programmes de gouvernement. La virtualité de la démocratie en Algérie qui s’est illustrée, depuis l’indépendance, partout, dans les textes apologétiques ou dans les lois-alibis ne résulte pas de l’inéluctabilité d’un hasard malencontreux. Elle s’explique historiquement et sociologiquement.
Historiquement, aucun des régimes installés dans une ou des parties de l’Algérie actuelle, de l’Antiquité à nos jours, n’a connu une forme démocratique de gouvernement. Ni les royaumes berbères de Massinissa, de Jugurtha, de Syphax, de Juba I et de Juba II, ni les royaumes arabes consécutifs aux Foutouhate El-Islamia de Okba Ibn Nafaâ et de Amr Ibn El Aas, ni les empires almohade et almoravide d’Ibn Toumert et d’Ibn Tachfine, ni l’Etat de Kheireddine et de Aâroudj Barberousse, ni l’Emirat de Mahieddine et d’Abdelkader n’y émargèrent parce que, objectivement, le type de mode de production, alors, en vigueur et la nature des rapports sociaux qui en découlaient ne l’autorisaient pas.
Sociologiquement, l’organisation communautaire puis féodale qui constitua la base sociale de ces Etats gouvernés par les noblesses d’épée et de foi était d’essence clanique et tribale. Le pouvoir était reconnu à un chef, un monarque ou un empereur, dans la forme d’une allégeance dictée par un corpus de conventions non écrites ou la force militaire et la religion tenaient une place de premier plan.
Cette allégeance — moubayaâ en arabe — conférait à son dépositaire un pouvoir divin. Très au fait de la structure et des traditions des sociétés berbères et arabes du Maghreb central qu’il étudia dans le détail, à travers le prisme d’une analyse sociologique, en avance sur son temps, Ibn Khaldoun fut le premier sociologue à identifier la Aassabiya — un esprit de corps source de cohésion sociale — comme un déterminant essentiel dans la formation et l’exercice du pouvoir.
La Moubayaâ fut, en effet, le mode opératoire par lequel la Assabiya s’exprimait dans le secret des conclaves des chefferies traditionnelles, madjlis, diwans et autres instances de délibération. Les populations, généralement de condition paysanne, étaient exclues, de fait, du processus. Ces mécanismes de production et de reproduction du pouvoir ainsi que le rapport à l’autorité qui le connotait ont traversé les âges et ont été reconduits, à quelques variantes près, aux époques suivantes, y compris à celles du Mouvement national, de la Révolution armée et de l’indépendance. Elles survécurent parce que enracinées dans des structures sociales qui n’ont pas disparu, même lorsque le Mouvement national se dota de moyens d’action modernes — les partis et les syndicats — pour agir contre le colonialisme, en s’essayant, d’abord, à la démocratie à deux vitesses proposée par le code de l’indigénat, avant d’opter pour la solution armée. N’empêche que, bien que s’étant frotté au fonctionnement démocratique des formations politiques européennes, par le biais de nombre de leurs militants qui y firent leurs premières armes, les partis du Mouvement national, PPA-MTLD, en tête, avaient une vie interne qui reflétait, très peu, dans la pratique, les principes proclamés par leurs statuts.
Le zaïmisme était la marque de la maison, et malgré des élections, de pure forme, des instances dirigeantes, seules l’allégeance et la cooptation faisaient office de moyen d’accession aux responsabilités. Messali El-Hadj éleva cette pratique au rang de loi.
Débarrassée de certains de ses aspects autocratiques par les Centralistes, puis par le CRUA, le Groupe des 22 et les 6, la règle du consensus n’en persista pas moins à présider au choix des dirigeants. Les conditions révolutionnaires ayant prévalu, de 1954 à 1962, avec tout ce qu’elles impliquaient comme clandestinité, dispersion par détention ou exécution, etc., rendaient, pratiquement, licite le non- recours aux élections. Les différentes instances exécutives ou législatives, nées, au cours de cette période, furent constituées à partir du critère, très sélectif, de la légitimité révolutionnaire, une qualité reconnue à certains et déniée à d’autres, selon les rapports de force et des équilibres, du moment, entre les régions, l’intérieur et l’extérieur, le politique et le militaire, jusqu’à la veille de l’Indépendance ou, à la faveur de l’exacerbation des contradictions et des concurrences entre clans, groupes et tendances s’excluant, mutuellement du bénéfice de la direction de l’Etat algérien renaissant, le peuple découvrit, avec stupeur, que les chefs de sa révolution étaient profondément divisés, ce qui provoqua une fracture, irrémédiable, dans l’espérance d’une vie libre et digne qu’il avait nourrie tout au long de son combat anticolonial.
La victoire remportée par les troupes de l’EMG sur le GPRA et le CNRA, instances dites démocratiques bien que, en réalité, désignées, sonna le glas du projet de société promis par la plateforme adoptée au Congrès de la Soummam d’août 1956, anéantissant toute la projection du 1er Novembre 1954, tendant à jeter les bases d’une République démocratique et sociale, sans précédent dans l’histoire de l’Algérie, de l’Afrique et du monde arabe.
A partir de là, le pouvoir politico-militaire, installé à Alger, reprit à son compte les vieilles recettes autoritaristes qui jalonnèrent le passé du pays : les successions au sommet et à la base de l’Etat furent de nouveau réglées au sein de cercles de décision restreints puis soumises, pour la forme, en vertu de «Constitutions» taillées sur mesure, à l’aval des «électeurs» qui n’avaient d’autre choix que de faire allégeance au candidat unique lorsqu’il s’agissait d’élection présidentielle et à la liste unique du parti du pouvoir lorsqu’il s’agissait d’élections législatives ou locales. Seule fit exception l’initiative mort-née que Ferhat Abbas tenta de faire passer dans le cadre de la Constituante élue en 1962.
Après plus de 25 ans d’indépendance vécus dans l’autarcie politique la plus totale, les Algériens avaient pensé, en 1989, que le pluralisme concédé in extremis par la nouvelle Constitution, allait, réellement, ouvrir le champ politique, en reconnaissant aux partis le droit de s’organiser et de conquérir le pouvoir par le suffrage universel. Ils durent déchanter, en constatant que l’utilisation perverse de cette liberté, autant par le fondamentalisme intégriste que par les tenants du statu quo, mus par un esprit de revanche conduisaient, inexorablement, à l’ajournement d’une expérience, qui finit, deux décennies plus tard, par être complètement discréditée, du fait de l’émergence d’une «classe politique» caricaturale, formée de partis clientélistes, népotiques et régionalistes, dirigés par des leaders «élus» à vie. Lassées par la fraude qui donna naissance, plusieurs législatures de suite, à des Parlements croupions, mis en coupe par les lobbies de l’affairisme, les citoyens n’eurent d’autre ressource que de se réfugier dans l’abstentionnisme, une arme redoutée par un système centralisateur et unanimiste à outrance. Et maintenant ? Maintenant qu’ils sont invités à vivre, dans un contexte explosif, une élection présidentielle aux enjeux souterrains ignorés du commun des mortels, dans quelles conditions et dans quelles dispositions d’esprit se trouvent-ils ? Toujours sous la prégnance de la Aassabiya et de la religion qui leur recommandent de faire allégeance, sans conditions, au «wali» de leurs affaires, un homme providentiel, ciment de l’unité nationale et éternel pourvoyeur de richesses ? Sont-ils encore prisonniers des structures sociales et cognitives qui les prédéterminent à ne manifester le choix de leur premier dirigeant qu’à travers la moubayaâ ? Ou bien se sont-ils émancipés de cette culture traditionnelle et ont-ils acquis l’autre, celle qui leur permet d’exercer pleinement la souveraineté populaire et de s’engager dans un débat, dépersonnalisé, portant non plus sur les hommes et leur charisme mais sur des orientations et des programmes, unique étalon de mesure de leur suffrage. Il est difficile de répondre, de façon tranchée, à cette question parce que la société algérienne se trouve à la croisée des chemins. D’un côté, elle s’est autonomisée et s’est franchement ouverte sur le monde extérieur ; sa jeunesse est impatiente d’en découdre avec les défis du monde moderne et de faire de la politique autrement.
D’un autre côté, elle persiste à demeurer sous l’effet, facile, du miroir aux alouettes de la rente. Beaucoup de ces franges sont conditionnées par l’islamisme et absorbées par le maillage tentaculaire mis en place par les puissances de l’argent, les associations-relais et les zaouïas. Inorganisée, elle ne dispose ni de contre-poids ni de contre-pouvoir pour influer sur la direction à prendre.Plus qu’ils ne la séduisent, les «modèles» produits par les révoltes arabes ont fini, à cause de leur contre-productivité, par représenter, à ses yeux, un repoussoir.Bref, la société algérienne se trouve actuellement dans une expectative inconfortable : entre résignation et action. Elle aspire à un changement dans la sécurité et la stabilité parce qu’elle pense avoir déjà payé pour les aventures des autres et qu’elle n’a nulle intention d’ajouter de nouveaux retards aux anciens.
Le discours même que le pouvoir qui a, parfaitement, saisi l’équation, lui renvoie, comme un boomerang. A huit semaines d’une élection brouillée par les non-dits et les diversions, l’Algérie oscille entre moubayaâ et démocratie.
B. E.-M.





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