Chronique du jour : A fonds perdus
Les néolibéraux n’aiment pas l’Islam
Par Ammar Belhimer
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La
France, avec l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires à
l’école (2004) et celle du voile intégral en public (2010), la Belgique
– premier pays à bannir le port du voile intégral en 2010 – et la Suisse
– avec l’interdiction de la construction de minarets par référendum de
2009 –, ont inauguré une vague de restrictions à la liberté religieuse
qui n’a pas encore fini de prendre de l’ampleur. Le Québec s’est
récemment inscrit dans cette même tradition de «laïcité française», avec
un projet de charte de la laïcité (loi n°60) qui a pour objectif
l’interdiction de port de signes religieux ostentatoires par les
fonctionnaires ; là encore ce sont les musulmans qui sont visés.
La loi française du 15 mars 2004 sur le port de signes religieux
ostensibles «encadrant, en application du principe de laïcité, le port
de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les
écoles, collèges et lycées publics», appelée parfois loi sur le voile
islamique», interdit le port de tout signe religieux «ostensible». Même
si elle touche aussi bien le voile islamique que la kippa ou les grandes
croix, c’est le premier signe qui semble le plus souffrir de son
application.
En juin 2013, à Grenoble, une jeune fille de 18 ans a été verbalisée à
la préfecture de l'Isère où elle se trouvait pour déposer une demande de
logement au seul motif qu’elle était vêtue d'un voile intégral.
Circonstance aggravante : elle avait croisé physiquement le préfet et
refusé de retirer son voile !
Comme l'interdiction ne vaut pas «si la tenue est justifiée pour des
raisons de santé», certaines musulmanes contournent la loi, en portant
un masque de protection respiratoire, en complément du voile dit
«islamique». En cas de contrôle d'identité, elles peuvent alors
présenter à la police un certificat médical invoquant une insuffisance
respiratoire.
Autre arme légale brandie contre le voile «islamique» : la loi
n°2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage
dans l'espace public qui punit tout manquement à cette interdiction
d'une amende d’un montant maximum de 150 euros, avec le cas échéant, une
obligation d’accomplir un «stage de citoyenneté». Par ailleurs, forcer
quelqu'un à porter le voile intégral est, désormais, puni d'un an de
prison et 30 000 euros d'amende.
En termes d’opportunité, le nouveau dispositif législatif semble être un
véritable coup d’épée dans l’eau, puisqu’il concerne, selon les
statistiques du ministère de l'Intérieur de 2010, moins de 3 000
personnes sur les 5 à 6 millions de musulmans de France, dont 2,1
millions déclarés «pratiquants» - pour 63 millions d'habitants.
Les études démographiques établissent à 6% le nombre de personnes
supposées musulmanes (de par leurs parents) dans l'Europe de 2010, soit
44,1 millions. Les projections montent à 8% en 2030.
Une philosophe féministe, décrite comme étant «égalitariste et libérale»
Martha Nussbaum, vient tordre le cou aux préjugés qui s’expriment à
travers ce mouvement d’interdictions/restrictions dans son ouvrage The
New Religious Intolerance (2012), récemment traduit en français sous le
titre Les religions face à l’intolérance(*).
La philosophe rappelle l’ingratitude du vieux Continent à l’endroit
d’une population immigrée qui est à l’origine de la reconstruction de
son économie et de sa dynamisation, sans pour autant bénéficier de
l’égalité des droits proclamée par les textes fondateurs des libertés.
Le constat vient d’une intellectuelle qui ne peut être soupçonnée
d’intégrisme pro-islamique : Martha Nussbaum se définit comme une juive
libérale qui se sent mal à l’aise avec le judaïsme orthodoxe.
Son livre – il comprend six chapitres – pointe du doigt la peur que
suscitent les musulmans dans les pays occidentaux et la manière dont
cette peur se traduit dans les législations et les réglementations.
Comme la peur de l’inconnu est «un mécanisme passionnel complexe» source
de méfiance, d’exclusion et d’intolérance, Martha Nussbaum propose
d’agir pour la «moraliser».
La peur est l’obstacle à lever pour que fleurisse la tolérance. Elle
mérite, à ce titre, d’être profondément analysée.
Trois éléments sont jugés constitutifs de la peur : primo, elle naît de
la perception d’un danger pour son intégrité, comme une crise économique
; secundo, elle peut se fixer sur un «objet qui n’a pas grand chose à
voir avec le problème de fond mais constitue un substitut commode», par
exemple les musulmans ; tertio, elle est amplifiée par le «fantasme d’un
ennemi déguisé» qui est d’autant plus dangereux qu’il se dissimule –
d’où cette phobie viscérale à l’endroit d’accoutrements considérés, à
tort ou à raison, comme étant prescrits par les textes sacrés de
l’Islam.
«L’habit ne fait pas le moine», dit l’adage dont les origines remontent
à ce passage du Traité d'Isis et d'Osiris, de Plutarque (vers 46-125
apr. J.-C.) : «Car ce qui fait les philosophes, ô Cléa, ce n'est ni
l'habitude d'entretenir une longue barbe ni le manteau.»
Au-delà des questions d’accoutrements, l’intolérance religieuse est une
injustice car elle est contraire au principe d’égale liberté de
conscience résumé par John Rawls, philosophe américain décédé en 2002,
dans une formule qui a fait florès : «la liberté doit être à la fois la
plus étendue possible et la même pour tous». La neutralité,
l’impartialité et la pratique des accommodements constituent les
principes constitutifs d’une politique cohérente de tolérance. Nussbaum
a une préférence pour la conception «accommodante» parce qu’elle est
plus inclusive, même si elle est parfois difficile à mettre en œuvre.
Si l’on admet ces principes, est-il légitime de forcer une femme à
enlever son voile, fût-il intégral, quand celui-ci exprime ses croyances
les plus intimes ?
La question fondamentale qui est souvent occultée est celle de savoir
pourquoi les dirigeants de démocraties dites «pionnières » en matière de
Droits de l’Homme, ont-ils de plus en plus tendance à recourir à la peur
pour gouverner et pourquoi ce ressort fonctionne-t-il plus
particulièrement avec les musulmans ?
L’usage de la peur est une manœuvre politique lourde de conséquences :
«Ce détournement de l’attention empêche de s’intéresser aux problèmes
réels».
De nombreuses recherches appuient, à juste titre, la thèse du
libéralisme et du multiculturalisme comme produits politiques
extrêmement toxiques de la peur sur laquelle repose l’islamophobie.
C’est ce même libéralisme qui arme et entretient les forces de
l’opposition islamique armée la plus radicale dans le monde musulman et,
jouant avec le feu, menace, par ricochet, la sécurité de ses propres
citoyens.
A. B.
(*) Martha C. Nussbaum, Les religions face à l’intolérance. Vaincre la
politique de la peur, Climats, Paris 2013, 361 p.
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