Chronique du jour : LETTRE DE PROVINCE
Armée-palais : retour aux vieilles connivences ?


Par Boubakeur Hamidechi
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Après s'être accoutumé au fait que le chef de l'Etat ne peut plus apparaître publiquement, les Algériens devront dorénavant s'habituer aussi à l'idée qu'il est en mesure de gouverner le pays par voie épistolaire. Le recours aux messages, dictés ou plutôt inspirés, que les scribes traduisent fidèlement en textes, ne présume-t-il pas d'un changement de style en vue du futur mandat ? A l'ère de la communication audiovisuelle exigeant du monde politique une double nécessité, tant dans la clarté du discours que dans la façon visible de l'énoncer, Bouteflika est presque contraint de réactualiser les moyenâgeuses bulles papales. «Ces lettres apostoliques portant le sceau du pape», telles qu'elles sont définies par les dictionnaires. Et c'est ainsi qu'en l'espace d'une semaine, pas moins de trois d'entre elles furent adressées à l'opinion dont au moins deux auraient mérité qu'elles fussent édictées de vive voix. La plus importante qui avait la tonalité d'un discours violent dirigée contre tout le monde aurait gagné certainement en solennité le recours à un discours à la nation. Quant à la seconde, relevant plutôt des directives relatives aux modalités de l'organisation de l'élection du 17 avril, ne devait-elle pas être l'émanation d'un ordre du jour pour un réel Conseil des ministres, lequel ne s'est plus tenu depuis des mois ? Or, malgré les procédés par lesquels ont transité ces clignotants que le palais a enfin décidé d'allumer, ils eurent quelques mérites à conforter paradoxalement les rumeurs qui circulèrent les semaines écoulées alors qu'ils visaient, au contraire, à atténuer l'escalade des luttes intestines. Rédigé sur le mode martial, le message de mardi dernier a pourtant peu convaincu quand il n'avait pas, maladroitement, rouvert une nouvelle brèche à d'autres spéculations. Car dès l'instant où l'on insista avec lourdeur sur l'infaillibilité de l'institution en question, ne voulait-on pas en fait occulter les véritables raisons de la campagne de déstabilisation ? Qualifiant «d'irresponsables » vaguement ceux qui en avaient fait état publiquement mais s'en prenant, par contre, violemment à la presse l'accusant d'avoir fait ses choux gras de telles assertions, la philippique d'El-Mouradia avait, comme à son habitude, pris le parti de louvoyer en s'épargnant du devoir de clarté tout en se déchaînant à bon compte sur les supposés faiseurs d'opinion. A priori, il n'y a plus rien qui étonne dans cette récurrence des procès d'intention sauf qu'à trop vouloir minimiser la gravité de la crise des institutions de l'Etat, il élève l'incantation au rang de stratégie payante de sa communication . L'archaïsme de ce mode d'explication, dont les ressorts vieillots consistent à dédouaner bruyamment lorsque le feu couve, puis à se défausser sur la malveillance des boutefeux en montrant du doigt, une fois la presse et une autre «la main de l'étranger» ; ou, encore, en supposant quelques imaginaires collusions des deux, ne suscite plus de crédit dans l'opinion. Au mieux et souvent au pire, l'argument serait plutôt le sujet de quelques franches rigolades dans les cafés de commerce, si tant est que la dérision est «la politesse du désespoir», comme on le sait. Ce sont, par conséquent, ces quelques références extraites de la longue mise au point du palais qui la rendent à la fois imparfaite dans sa forme, insuffisante dans ses effets et discriminante par sa pseudo-mise en accusation. Le recours excessif aux artifices de la rhétorique indique précisément que l'on souhaite s'écarter de la brutale vérité en lui substituant des demimensonges. Car l'on ne désamorce jamais une véritable crise de l'Etat en recourant simplement aux démentis et aux réfutations en guise de gage à sa parole. Cela est d'autant plus vrai lorsque la gouvernance d'un Etat est au centre de la préoccupation des institutions et que l'acte souverain des urnes n'a de valeur qu'accessoire : celui de la ratification par le biais de procès-verbaux formels d'un choix effectué en amont. Ainsi à l'épreuve de ce défi, qui a pour qualificatif le rapport de force entre le locataire du palais et le traditionnel adoubement militaire, le consensus ne semblait pas évident cette fois-ci. Le Président, bientôt sortant, dont les difficultés sont réelles depuis plusieurs mois, est-il finalement parvenu à ressouder autour de sa candidature les «factions» de l'ANP comme le suppose sa plaidoirie ? Si oui, il n'est cependant pas exclu que la reconduction du deal passé en 1999 soit cette fois amendée par quelques restrictives conditions. Mais lesquelles ? Avec qui ? Et surtout pourquoi rééditer un scénario qui ne devrait plus s'écrire dans les conditions présentes ? Il est vrai que Bouteflika possède suffisamment de réalisme pour ne plus mettre en avant son légendaire refus de n'être qu'un «troisquarts de Président». Il se contenterait plutôt de postuler au statut inédit de président- parrain en charge d'une improbable «transition ». Mais seulement après lui ! Cet horizon que pourtant ni sa culture foncière ni la vocation ancienne de l'armée ne le croient apte à en envisager la possibilité. Il est vrai que nous avons souvent oublié à ce sujet ce que diagnostiquait l'historien Mohamed Harbi il y a déjà un quart de siècle. «En Algérie, disait-il, se pose la question de l'autonomie de la Fonction politique. L'individu est avec le groupe ou contre le groupe. Durant la guerre, le politique et le militaire étaient seulement distingués par rapport à une division du travail. Au politique, le rôle de représentation, qu'il faut donc prendre ici au sens le plus étroit. S'agissant d'une communauté essentiellement organique, il ne relève pas de la science politique mais de l'anthropologie. Jusqu'où, alors, le politique peut s'exprimer dans une société où le conflit fait peur ?»(1) Telle a toujours été la question sur laquelle butait cette république à la Janus. Là où l'armée et le pouvoir apparent sont les deux faces d'une même tête pensante !
B. H.
(1) Extraits d'une conférence de Harbi synthétisée par l'universitaire Dahmane Nedjar, en décembre 1990.





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