Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Balade dans le Mentir-Vrai (4)
Si Hafiz, personnage de roman


Par Arezki Metref
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L’immeuble Yacoubian (2002) n’a pas fait que propulser au zénith de la notoriété internationale l’écrivain égyptien Al-Aswany. Il a aussi fait connaître la littérature égyptienne dans la mondialisation, bien mieux que n’a pu le réaliser en son temps le prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz.
Hormis l’année 1988, je ne me souviens plus des circonstances dans lesquelles m’a été présenté à Alger celui que tout le monde dans son entourage appelait Si Hafiz. De petite taille, un visage mat et émacié, un regard paisible derrière des lunettes en écailles, d’une minceur élégante, il portait un costume très classe. Si Hafiz s’était converti en propriétaire d’une ébénisterie dans laquelle il fabriquait des meubles égyptiens alors très prisés par la petite bourgeoisie algéroise, sous influence des feuilletons égyptiens diffusés en ce temps-là tous les jours à 19 heures à la télé algérienne. Par goût de la littérature, qui devait être son dada dans une autre vie, il était aussi éditeur. Il avait notamment publié à Alger quelques romans de Naguib Mahfouz.
J’avais sous le coude un recueil de poésies, Abat-jour, qu’il m’avait proposé d’éditer. J’avais demandé une couverture à mon ami et confrère Mohamed Dorbhan qui s’était fait un plaisir d’accepter. Cette photo de lampe de bureau qu’il stylisa en abat-jour, un travail tout en finesse dont il avait le secret, je devais la garder longtemps. Une inondation du local où j’entreposais quelques affaires la détériora. Cette inondation survint le 10 février 1996. Le lendemain, une voiture piégée explosa au siège du Soir d’Algérie. Mohamed figurait parmi les victimes.
Mais pour diverses raisons, Abat-jour n’a pas paru. Il sera publié en 1996 chez Domens, à Pézenas, avec une préface de Jean Pélégri après que Jules Roy ait recommandé à mon ami Ivan V., qui le lui avait présenté, de le porter à Edmond Charlot. Ce dernier l’a donné à Jean-Charles Domens. Là, j’anticipe.
Si Hafiz était en fait un exilé politique égyptien qui avait choisi l’Algérie comme terre d’accueil après avoir passé plusieurs années dans les geôles de Nasser pour cause d’appartenance au Parti communiste. Il raconta un jour que, du fond de leur cellule où ils croupissaient en tant que prisonniers politiques, ses camarades et lui reçurent du Parti la consigne de soutenir Nasser, leur geôlier, dans son rapprochement avec l’Union soviétique. Ce qui était épatant au sens littéral du terme, c’est que 2 ou 3 décennies plus tard, il persistait à justifier ce paradoxe. Il considérait les souffrances engendrées par son emprisonnement comme un sacrifice à une cause qui avait pour moteur ce type de contradiction.
Jusqu’alors, je ne connaissais et n’appréciais de la littérature égyptienne que certains romans d’Albert Cossery dont je parlerai ultérieurement, et quelques textes de Tewfik El Hakim. Je souligne quand même d’ores et déjà l’émotion que me procura la lecture de Mendiants et orgueilleux de Cossery, cette description picaresque de la vie vibrionnante du petit peuple du Caire, rendue en français, langue d’écriture de l’auteur. Plus tard, je devais découvrir la parenté dans l’enracinement cairote de Naguib Mahfouz et celui de Cossery, bien que le premier ait toujours vécu au Caire et qu’il ait écrit toute son œuvre en arabe, tandis que le second a vécu les deux tiers de sa vie à Paris et écrit ses ouvrages en français.
Quant à Tewfik El Hakim, j’ai dévoré son Journal d’un substitut de campagne, voyant en lui une sorte de Tchekhov égyptien des pauvres, bien que lui-même fût de condition aristocratique. J’avais aussi beaucoup apprécié Le livre des jours, —livre que je traîne à ce jour, d'ailleurs — préfacé par André Gide, de celui que l’on appelait le doyen des lettres arabes, l’écrivain non-voyant Taha Hussein, sorbonnard et néanmoins profondément ancré dans la vieille Égypte.
Un événement tout à fait impromptu me fera davantage encore apprécier la lucidité de Taha Hussein et son sens de l’histoire et de la littérature, à la faveur d’un colloque que nous avions récemment organisé à Paris sur l’affaire de La Colline oubliée de Mammeri. Hend Sadi nous a fait découvrir un texte de Taha Hussein volant au secours de Mammeri attaqué par ses compatriotes, Lacheraf et Sahli. Taha Hussein qualifiait La Colline oubliée de roman algérien et anticolonialiste.
Lorsque, quelques mois après ma rencontre avec Si Hafiz, Naguib Mahfouz obtint, le 13 octobre 1988, le prix Nobel de littérature, il déclara, modeste, que son aîné Tewfik El Hakim l’aurait bien mieux mérité que lui. On pensait que Naguib Mahfouz qui n’était jamais sorti du Caire, ferait une exception pour se rendre à Stockholm recevoir en mains propres le prix prestigieux, remis pour la première fois en 60 ans à un écrivain de cette sphère géoculturelle. Eh bien non, il délégua ses filles !
J’avais demandé à la direction d’Algérie Actualité, encore tétanisée par les événements d’Octobre 1988, de m’envoyer au Caire interviewer Naguib Mahfouz. Frappée d’une motion de défiance votée à l’unanimité par la rédaction, la direction d’Algérie Actualité était dans l’expectative et ne prenait aucune initiative. Comme je tenais absolument à aller sur les traces de Naguib Mahfouz, je décidai de m’y rendre à mes propres frais. Je demandai à Si Hafiz, qui se trouvait au Caire pour ses propres affaires, de m’aider à trouver un hébergement économique. Il fit mieux puisqu’il me dégotta un appartement de grand standing au 20e étage d’une tour ultra moderne à Zamalek, le Hydra du Caire, construit sur un îlot enserré entre deux bras du Nil.
En arrivant à l’aéroport du Caire en provenance d’Alger, je ne sais pourquoi on avait droit à un traitement spécial : tracasseries au guichet de la PAF, attentes interminables en zone internationale. Et vive «l’unité arabe» ! Ce qui était rageant pour nous, enfermés dans une salle d’attente pendant des heures, c’était de voir les voyageurs en provenance d’Israël passer avec une facilité scandaleuse, du moins à nos yeux.
En sortant de l’aéroport, il faisait nuit. A une heure du matin, Le Caire vivait encore l’effervescence des heures de pointe. Embouteillages monstre, cafés et magasins ouverts, bousculade sur les trottoirs… Direction Khan el-Khalili, le décor des romans de Naguib Mahfouz. Ce quartier ancien est l’une des survivances du Caire fatimide fondé au 9e siècle par les tribus berbères Kutamas. Au milieu de la nuit, atterrissage dans une gargote au fond d’une venelle. Affluence surprenante pour cette heure avancée de la nuit. Tout comme sous les aurores boréales, il n’y a pas de différence au Caire entre le jour et la nuit, l’activité sociale y est pareillement intense.
Le lendemain matin, Si Hafiz passe me voir à Zamalek. Il était accompagné d’un homme, la soixantaine, tenant à bout de bras un large cartable en cuir défraîchi. Il s’agissait du premier éditeur de Naguib Mahfouz. Imagine, c’était un peu comme si, de passage à Paris sur les traces de Camus, un copain te présentait Gallimard ! Le hic, c’était que depuis le Nobel, Naguib Mahfouz était devenu, à son corps défendant, inaccessible, y compris pour son éditeur. J’apprendrai par la suite qu’il n’avait aucune prise sur son agenda.
Nous parlâmes de sa carrière. L’éditeur ouvrit son cartable et me montra les premiers ouvrages de Mahfouz qui dataient de plus de trente ans. Si Hafiz, qui avait gardé de son ancienne vie au Caire une connaissance restée intacte de la ville et de ses codes, m’avertit qu’il était fort improbable que je décroche un rendez-vous avec le prix Nobel assailli de toute part, depuis plusieurs jours, par la presse internationale. Pour patienter, il me demanda ce que je souhaitais visiter au Caire. Les pyramides de Gizeh, lui ai-je répondu en bon touriste conventionnel. Il me pria de le suivre. Depuis l’une des fenêtres de l’appartement, il me désigna la pyramide de Khéops que l’on pouvait voir distinctement. Je me rendrai sur le site un peu plus tard. Pour le moment, mon obsession était de ne pas repartir du Caire sans avoir rencontré Naguib Mahfouz.
A. M.





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