Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Balade dans le Mentir-Vrai (5)
Comment j’ai rencontré Naguib Mahfouz
Par Arezki Metref
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Réunion
d’urgence pour dresser un plan de bataille. Objectif : mettre la main
sur Naguib Mahfouz.
Pour me guider dans Le Caire arachnéen, Si Hafiz m’avait orienté vers
l’un de ses amis, Mahmoud, un sympathique mohandas tout droit extirpé
d’un feuilleton égyptien. Physique de jeune premier des années 1980,
blazer-cravate fantaisie, cheveux gominés coiffés vers l’arrière,
Mahmoud en jetait. Avec lui, trois avantages. 1- Il parlait bien le
français 2- Il connaissait parfaitement Le Caire 3- Il était disponible
dans le rôle de cicérone.
Comment rencontrer Naguib Mahfouz ? Au culot ! Téléphoner au quotidien
Al Ahram au sein duquel il occupait un bureau à l’étage des écrivains.
La secrétaire nous éconduit poliment arguant de la pléthore de
rendez-vous déjà pris avec les représentants des plus grands médias du
monde. Partout où je passais, on s’étonnait qu’un journaliste d’Algérie
s’intéresse à l’événement.
En attendant de trouver le moyen d’approcher le Nobel, je me suis
résigné à faire du tourisme. Plonger dans Khan El Khalili, sédimentation
des authenticités du vieux Caire populaire ! Visiter l’université Al
Azhar, la plus grande université islamique, quelque chose comme la
jonction entre La Sorbonne et le Vatican pour les chrétiens !
Quand on déambule dans Le Caire, on croise fatalement la place Tahrir,
célèbre depuis le «Printemps égyptien», qui se trouve dans Wast El-Bilad,
le centre de la ville moderne avec ses trouées haussmanniennes, et
l’alternance de ses façades néo-classiques et Art-déco. A Talaat El Harb,
cette avenue que les vieux Cairotes appellent toujours Soliman Pacha, on
s’est arrêté au café Riche, le rendez-vous des intellectuels et des
artistes depuis le début du XXe siècle. Le Caire était alors, pour le
monde arabe, ce que Paris était à la France et au monde francophone,
c’est-à-dire le lieu où pouvait se réaliser une ambition intellectuelle
ou artistique. Tout comme les provinciaux aspirant à la gloire montaient
à Paris pour se montrer à la terrasse des 2 Magots, au Caire, c’était au
café Riche.
Le café turc que l’on sirote entre les dizaines de portraits de
personnalités accrochés aux murs de l’établissement, y a lui-même un
goût d’éternité. On m’a conduit dans les faubourgs du Caire, où les
larges avenues servaient aux corsos militaires. Voici l’endroit où fut
assassiné Anouar Sadate le 6 octobre 1981. Arrivé devant la tribune
présidentielle, un véhicule s’arrête. Six soldats en descendent au pas
de charge et mitraillent les officiels. Anouar Sadate y laisse la vie
tandis qu’Hosni Moubarak, le futur président, s’en sort avec quelques
blessures. J’avais vu des images de cet attentat spectaculaire, prises
par un opérateur américain lui-même blessé, dont la caméra, à terre,
n’avait cessé de tourner. Corps gisant sur la structure métallique,
sièges renversés, scènes de panique, rescapés hagards. Six ans après, je
suis presque étonné que de tels événements traumatiques aient pu se
dérouler dans un quartier si paisible.
Face aux pyramides, on est saisi de stupeur. Sans doute est-ce dû à cet
interstice de temps nécessaire à l’esprit pour connecter l’irréel dans
lequel notre imaginaire concentre les informations accumulées sur les
pyramides – profondeur de l’Histoire, avancée technologique des anciens
égyptiens, aura de grandeur – avec la réalité de cet entassement de
blocs de pierres muettes vous observant du fin fond des âges. Ce qui
ajoute à la déroute, c’est la situation du site, à l’orée de cette ville
poussiéreuse de Guizèh dont ni la construction, ni l’urbanisme ne
cadrent avec le lustre de ces mausolées.
D’après le peu que je sais de la littérature cairote, Le Caire des
pyramides avec sa flamboyance historique, sa démesure esthétique,
n’obsède pas les écrivains du cru. On parlerait davantage de l’égypte
pharaonique dans la littérature religieuse juive en rapport avec l’exode
conduit par Moïse. Le hasard a voulu que je relise Moïse et le
monothéisme dans lequel Sigmund Freud avance l’hypothèse selon laquelle,
plutôt que juif, Moïse serait en fait égyptien. Incipit : «Déposséder un
peuple de l’homme qu’il célèbre comme le plus grand de ses fils est une
tâche sans agrément et qu’on n’accomplit pas d’un cœur léger, surtout
quand on appartient soi-même à ce peuple.»
A priori d’ignorant ! En réalité, explorant les voies ouvertes par
l'égyptologie, Naguib Mahfouz situait l’intrigue de ses tout premiers
romans dans l’égypte pharaonique. Quelques titres : Abath al aqdâr, en
1939 (publié en France sous le titre La malédiction de Râ, Radôbis en
1943 (L'amante du pharaon). Puis, en 1985 sera publié Akhenaton le
renégat.
Sans doute à cause de l’insuccès de son retour à l’égypte ancienne,
Naguib Mahfouz devint plus tard le romancier des quartiers populaires du
Caire contemporain.
En quittant le site des pyramides, on s’engouffre dans la salle de
cérémonies d’un grand hôtel. Mahmoud croit bien faire en nous emmenant
assister à un défilé de mode de la styliste Yasmina. Plutôt sympa de
retrouver les costumes kabyles, tlemcéniens, et autres, dans un défilé
porté par la musique andalouse qui nous arrachait au Caire, antre
supposé de l’arabisme, pour nous tendre le miroir de notre propre
identité. Fin de défilé en musique et, caricature… danse du ventre
provoquant l’hystérie collective de pétro-cheikhs en goguette.
Mais le problème reste entier : comment rencontrer l’auteur de Passage
des miracles ? Si Hafiz me recommande de passer par l’attaché culturel
de l’ambassade d’Algérie. Un autre ami à lui, venu renforcer l’équipe de
recherche, préconise que l’on passe par l’éditeur, déjà rencontré lors
de mon arrivée, et ainsi de suite. Nous tînmes comme cela une sorte de
conseil de crise permanent et mobile car même en baguenaudant dans Le
Caire, on tirait des plans sur la comète. Un jour, Mahmoud arriva, tout
excité de nous annoncer la nouvelle. Il venait d’apprendre – «de source
sûre», dit-il, plaisantant à peine –que le Nobel, et tout le tralala
qu’il avait provoqué dans la vie de Naguib Mahfouz, n’avait pas bousculé
toutes ses habitudes puisqu’il continuait à prendre son café tous les
matins à 7 heures tapantes, en lisant les journaux à sa table attitrée
dans un établissement. «Fishaoui ?», interroge Si Hafiz, en faisant
allusion à ce mythique café de Khan Khalili, le plus vieux du Caire ?
«Non», répondit Mahmoud.
Le commando de choc se retrouve à l’entrée du café dans le matin
frisquet de l’automne cairote. En franchissant la porte, nous passons de
la chétive lumière du jour naissant à l’ombre épaisse de la nuit, lovée
dans les recoins de l’arrière-salle. Attablés dans une encoignure, deux
jeunes consommateurs accoudés à des manuscrits, espéraient sans doute un
signe du Maître. Le tuyau de Mahmoud était formel : la table du Nobel
était perchée sur la mezzanine. Une marche, deux marches et à la
troisième, l’œil capte au-delà de l’obscurité, la silhouette détourée de
Naguib Mahfouz penchée sur un éventail de journaux. Peau mate, lunettes
aux verres fumés et épais, forme noire sur fond noir, on eût dit le
Sphinx égaré dans la nuit.
Absorbé par ses lectures, il resta indifférent à notre approche pourtant
annoncée par le crissement de nos pas sur les marches de l’escalier en
bois. Il était atteint d’une sérieuse surdité nécessitant un
appareillage. Nous n’avions pas encore gravi le dernier niveau que nous
fûmes interpellés par un serveur zélé surgi de l’opacité.
- Ces Messieurs vont où ?
Mahmoud s’improvisa porte-parole du groupe :
- Nous accompagnons un ami journaliste algérien qui souhaite rencontrer
Naguib Mahfouz.
- Non, non ! C’est un espace privé ici, et un moment privé. Monsieur
Mahfouz ne reçoit pas.
La puissance de l’esclandre parvint jusqu’à l’écrivain qui leva la tête
et demanda ce qui se passait. Mahmoud saisit la perche et lui répondit
du plus fort qu’il pouvait :
- Excusez-nous Monsieur Mahfouz. Nous savons que vous n’aimez pas être
dérangé en prenant votre café, mais pour un ami journaliste algérien qui
voulait vous interviewer, nous avons frappé à toutes les portes sans
succès.
Naguib Mahfouz chuchota presque, d’une voix étouffée :
- Vous comprendrez que c’est un moment privé.
Devant notre air dépité, il ajouta :
- Prenez contact avec ma secrétaire d’Al Ahram, elle vous arrangera un
rendez-vous.
- Nous l’avons déjà fait sans succès, insista Mahmoud.
- Dites que vous appelez de ma part.
L’après-midi même, Naguib Mahfouz m’a reçu dans son bureau, au journal.
On m’avertit que, compte tenu du fait qu’il s’agissait d’un rendez-vous
imprévu, le Nobel ne pouvait m’accorder qu’une demi-heure.
A. M.
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