ActualitĂ©s : Génocide au Rwanda
Dante n’avait rien vu


Par Zouaoui Benhamadi(*)
Lundi 7 avril 2014, le Rwanda commémorera le vingtième anniversaire du jour où le diable s’était octroyé cent jours pour faire périr chaque jour dix mille créatures de Dieu. Un million de personnes en cent jours. Dix mille personnes massacrées par jour, souvent sans armes à feu, parfois dans le silence feutré de la feuille de bananier qui s’envole et avec elle la tête du supplicié qui, ont raconté des survivants, n’a même pas poussé un cri. L’arme de destruction massive n’était pourtant qu’une lame d’acier, la machette.
Je suis arrivé à Kigali, six mois après la fin du génocide. Mais un génocide a-t-il une fin ? Les cendres étaient encore là, des cendres irréelles, encore fumantes, celles des cadavres en décomposition, laissés sur les lieux où la mort a frappé. Dans les fossés, dans les champs, sur les parvis des églises où les gens s’étaient refugiés croyant que le curé, qui souvent était l’organisateur du piège, allait leur offrir la protection du Seigneur et la sienne. Des ossements partout pour que tout le monde voit. Et cette fumée sordide qu’exhale ce vaste camp d’extermination qu’était devenu le Rwanda, cette fumée singulière, la sœur jumelle que celle que décrit Jorje Samprun dans «l’écriture ou la vie» et qui, elle, s’échappait d’un camp de la mort nazi. Chaque jour que j’ai vécu dans ce pays et, je l’avoue, souvent depuis ces 20 dernières années, une terrifiante question m’assaille : comment ? Surtout comment ? comment des hommes, mais aussi des femmes, se réveillent le matin, font leur toilette, prennent leur café et puis écoutent l’abominable «radio des mille collines» qui leur donne leur feuille de route : où trouver les «cafards» et comment les exterminer. Alors, sous le splendide ciel du printemps éternel du Rwanda, le sol s’effrite, l’air s’empoisonne et la fin du monde recommence. Chaque jour. Pendant cent jours. Pourquoi qualifier un comportement extrême d’attitude «bestiale» alors que l’homme peut fait pire ? Bonne question.
La tragédie rwandaise n’a-t-elle été qu’une «simple» affaire entre Hutus et Tutsis ? D’après ce que peuvent raconter les Blancs, c’est évident. En réalité, dans le registre du vivre-ensemble des communautés, depuis la nuit des temps, au cœur de ce continent d’où a surgi l’humanité, la thèse est tout simplement ridicule. Bien sûr que pour une vache ou un bout de terrain on s’est souvent battu entre voisins. Mais pour faire surgir un volcan de la magnitude d’un génocide, il aura fallu construire toute une machinerie pratique, lui donner des fondements juridiques, moraux et raciaux pour qu’elle puisse fonctionner. Il aura fallu, pendant des décennies, bâtir tout un système, y encastrer les êtres et les esprits, façonner les mentalités pour parvenir à forger des comportements.
En théorie, le bénéfice du doute accordé, le système démocratique imposé par les Blancs, en l’occurrence les Belges, devait être bon puisqu’il fonctionne bien ailleurs. Sauf que pour faire plus «démocratie-locale-authentique », le colon blanc a ajouté un « détail» : l’identification ethnique. On était devenu Rwandais-Hutu ou Rwandais-Tutsi. Et comme chacun sait, le diable se cache précisément dans le détail. Ainsi, plus que jamais, le Hutu est devenu Hutu, et le Tutsi, Tutsi. Et c’est ainsi que les traditionnelles pratiques de vie commune explosèrent presque du jour au lendemain. Avant, on s’associait dans des affaires, on se mariait entre ethnies, on pouvait même passer d’une ethnie à l’autre en fonction de sa richesse. Plus rien de tel désormais. L’heure était au décompte, à l’estampillage individuel et la redoutable administration belge va faire le reste. L’équilibre de la force morale et symbolique qui guidait la nation se rompt brutalement avec l’abolition de la monarchie tutsie. Les enfants d’un même pays qui partagent la même langue et les mêmes croyances religieuses se mettent à se compter, à se scruter, à s’exclure. L’autoroute de la haine était en construction. Il a fallu des décennies pour mettre sur pied cette machine raciale et personne n’a crié à l’abomination. Ni les Belges, géniteurs du système. Ni les Français venus en force pour rafler les meilleurs marchés, protéger des trafics en tous genres, y compris la culture du pavot que pratiquait M. Mitterrand, le fils de son père, et aussi parer à un probable revers linguistique (Hutus- francophone, Tutsis- anglophone). Ni encore les Américains qui savent tout en général, sauf lorsqu’ils décident de ne rien savoir. Mais le plus grave, c’est que lorsque le génocide éclate, tout le monde continue de regarder ailleurs. Tout le monde cela veut dire y compris nos nations, y compris notre grande organisation continentale dont nous sommes si fiers même si, dans un cas pareil, nous sommes conscients de notre tragique faiblesse. Les nations occidentales les plus puissantes réagissent selon leurs intérêts. La Belgique rapatrie à tour de bras et tente au plus vite de s’en laver les mains. La France exfiltre en masse ses alliés dans le pouvoir et dans l’armée. L’Amérique continue de regarder ailleurs en attendant de meilleures nouvelles. La communauté internationale n’existe plus et l’ONU, stupéfaite, découvre à quel point elle était devenue une coquille vide. Enfin l’Eglise de Rome qui disperse ses prêtres-assassins à travers le monde. Attendre. Attendre, semblait être la consigne universelle. Attendre 100 jours, c’est-à-dire un siècle, jusqu’à ce que l’énergie du désespoir donne la force aux troupes de Paul Kagamé de mettre fin à l’une des plus sanglantes boucheries de tous les temps. J’aimerais pourtant dire que, dans ce tableau dantesque, une fleur a germé, pour l’honneur des hommes. Cette fleur, c’est la communauté musulmane de Nyamirambo, un quartier populaire de Kigali. Ce sont des Rwandais comme les autres, des Hutus et des Tutsis. Non seulement ils ne se sont pas entretués mais ils ont protégé tous ceux qui ont fui vers eux. Pour eux, l’Islam a transcendé l’ethnie. Lorsque le somptueux et véritable visage de l’Islam croise la vitalité d’une poignée de jeunes imams, il leur fait faire l’impossible. J’ai vu certains d’entre eux plus tard. Ils m’ont, sans vanité, raconté comment ils ont agi. Mais ils ne comprenaient pas pourquoi, à la même époque, dans mon pays, en Algérie, des musulmans tuaient des musulmans. Bonne question, aussi.
Donc, ce lundi 7 avril auront lieu à Kigali les cérémonies du 20e anniversaire du Génocide. Il y aura probablement beaucoup de monde. Ils viendront voir comment ce petit pays, beau comme le Paradis comme disait le général canadien Roméo Dallaire, est devenu un Etat stable et respecté. Les plus démonstratifs seront, sans doute, ceux qui ont regardé ailleurs il y a vingt ans. Mais ainsi vont les choses et si le blanchiment des consciences peut servir le Rwanda, tant mieux. Il n’y a pas de prescription à la récupération d’un honneur perdu si la démarche est sincère. Ce dont il faut se méfier, c’est la récupération. Il y a seulement quelques semaines on enterrait Mandela. Les grands de ce monde étaient tous présents au stade de Johannesburg avec leurs chaînes de télévision réglées sur les horaires de leurs pays. Ils ont rivalisé de rhétorique. Ils ont simplement oublié de dire qu’ils avaient été les piliers du régime de l’Apartheid. Et ils pensent avoir réussi leur opération de com à usage domestique. Ils pensent que les peuples n’ont pas de mémoire, alors que, pour l’éternité, les Rwandais savent que ce sont des Rwandais qui ont mis fin au génocide au Rwanda. Et eux seuls. Maintenant, à l’Afrique entière, dirigeants, peuples et organisations de savoir recevoir, étudier et enseigner cet exemple à peu près unique.
Z. B.

* Journaliste, Directeur de la Radio des Nations Unies au Rwanda (1995-1996).





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