Contribution : Quatrième mandat
D’où viendra notre salut ? De nous ou de l’étranger ?


Par Nour-Eddine Boukrouh
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Les Tunisiens ont payé de 1 000 morts environ le régime démocratique qu’ils viennent de se donner. Ils ont avancé en acompte 1 mort, Mohamed Bouazizi, et versé le reste sur à peu près un mois. C’est là toute la facture du printemps tunisien.
En comparaison, notre pays a avancé cash à la démocratie un acompte de 500 morts en octobre 1988, puis versé en paiements échelonnés qui se poursuivront jusqu’à on ne sait quand plusieurs centaines de milliers. Malgré ce coût exorbitant, nous n’avons toujours pas de démocratie. Comme pour l’autoroute et beaucoup d’autres réalisations de ces quinze dernières années, nous avons payé très cher une démocratie de contrefaçon, du «kach Bakhta» comme a dit Bouteflika.
Tandis que la Tunisie prenait la tête du mouvement de démocratisation du monde amazigho-musulman dont nous avons cru un moment être les leaders, nous avons pris la place qu’elle occupait en 1987 avant que le général Benali ne dépose Bourguiba pour sénilité. Bourguiba était en meilleur état physique et mental que Bouteflika ; il avait aussi une plus grande stature puisqu’il n’était pas un moudjahid parmi «deux millions» (!) d’autres, mais le «combattant suprême» qui a conduit son pays à l’indépendance, fondé un Etat moderne sur les décombres de la Régence et du Beylicat, et forgé le citoyen et la citoyenne tunisiens qui ont fait fuir le général Benali quand il est devenu un despote entre les mains de sa belle-famille corrompue. En trois ans les Tunisiens ont réglé leur problème : vite fait, bien fait. Nous n’avons toujours pas réglé le nôtre en vingt-six ans auxquels il va falloir ajouter cinq autres, ceux que durera le 4e mandat, soit au total 31 ans. Rien n’est assuré au-delà, mais il est permis de rêver.
Les islamistes en Tunisie ont gagné les élections comme le FIS chez nous en 1991, mais le processus électoral n’a pas été interrompu. Les partis démocrates et les syndicats ont fédéré leurs forces pour s’opposer pacifiquement au projet d’Etat théocratique porté par Ennahda. Deux leaders de ces petits partis ont laissé leur vie dans la bataille et ce fut assez pour faire tomber le gouvernement et contraindre son parti à s’aligner sur leurs aspirations à la modernité.
L’armée et les services de sécurité tunisiens ne sont pas intervenus dans le processus de changement du régime. Ils se sont rangés du côté du peuple et ont protégé sa révolution sans chercher à la contrôler. Pourquoi ? Parce que là où il y a une société civile, des élites et des partis sous-tendus par une pensée politique en phase avec la marche du monde, l’armée n’a rien à faire. Le théorème qui se dégage de ces considérations est que le jour où la société civile se montrera dans notre pays, le «système» se résorbera de lui-même.
Lorsqu’en janvier dernier l’Assemblée tunisienne a proclamé la nouvelle Constitution, les représentants du monde entier sont venus saluer avec respect cette prouesse politique unique dans les annales du monde amazigho-musulman. L’Algérie, en la personne de Sellal, s’est aussi inclinée devant ce succès du printemps arabe. Le même homme sillonne actuellement le territoire national pour remercier et féliciter les bien-avisés Algériens de ne pas avoir «cédé» au printemps, saison maudite entre toutes des despotes, des familles régnantes et des corrompus qui les servent.
Nous commençons à sentir que quelque chose cloche dans notre psychologie et à en être perturbés. La preuve ? Notre actualité riche en nouvelles pièces à conviction nous démontrant que si nous ne sommes pas les meilleurs hommes du monde, nous sommes les meilleurs Algériens du monde. Ceux qui ont vu dans le boycott l’arme fatale ont invité le peuple à ne rien faire comme s’il ne fallait attendre de lui que des gestes passifs. Pourquoi ? Ali Benouari en appelle à l’ONU, à l’Union européenne et à Obama, mais pas au peuple algérien. Pourquoi ? Hamrouche demande à trois hommes de résoudre la crise, pas à la société civile, aux partis politiques et à la nation dans sa globalité. Pourquoi ? Le général Yala demande au gouvernement des Etats-Unis d’Amérique d’exercer des pressions sur le pouvoir algérien pour le dissuader de continuer sur la voie du 4e mandat, mais pas à son peuple. Pourquoi ?
Parce que le front intérieur est délabré, parce que la société politique n’existe pas, parce que nous sommes à l’image du nom de notre pays en langue arabe («al-djazaïr») qui signifie «ensemble d’îlots» alors que l’Algérie n’est pas insulaire mais continentale. Oui, nous sommes des îlots de conscience, des forces disparates, des ego inconciliables. Seul le pouvoir fait bloc. 52 ans ce n’est pas probant pour une nation, un pays, un Etat ; il faut des siècles de vie nationale pour prétendre à ce statut.
Ali Benouari et le général Yala n’ont rien fait de plus que s’engouffrer dans la brèche ouverte dernièrement par Saâdani qui s’est adressé de manière subliminale à l’opinion publique internationale et à travers elle à la Cour pénale internationale. Ils en ont pris pour leur grade et été accusés de trahison, notamment par l’avocat de «Ahl-ar-rabiâ», Me Ksentini. Saâdani s’y est pris oralement car il n’écrit pas tandis qu’eux ont signé noir sur blanc leur «crime». Mais on ne peut pas tout mettre sur le dos de Saâdani : avant lui le FLN de feu Mehri et de Belkhadem, pour ne citer qu’eux, en avait appelé à l’ingérence étrangère dans nos affaires intérieures.
Il l’a fait (le FLN) en se rendant à l’étranger, à Rome, en octobre 1994, où feu Mehri n’a pas lésiné avec les mots en qualifiant dans son intervention devant la presse le terrorisme qui ravageait le pays de «résistance populaire». J’y étais et les enregistrements sont en possession de l’ENTV et des nouvelles chaînes privées algériennes. J’y ai pris la parole quand mon tour vint pour dire que la crise algérienne n’a pas besoin de tutelle étrangère et que la solution se trouvait à Alger et non à Rome. Feu Nahnah s’était exprimé dans le même sens, contrairement à feu Ben Bella, Aït Ahmed, Haddam, Louisa Hanoune, Djaballah, et Benmohammed. C’est notre position, Nahnah et moi, qui a fait échec à Sant’Egidio 1. La fameuse «plateforme de Rome» ne sera adoptée et signée par ces derniers qu’à la rencontre de Sant’Egidio 2, en janvier 1995, à laquelle feu Nahnah et moi n’avons bien sûr pas été invités. On avait découvert que nous étions des «agents du système».
Les mêmes sont en train ou ne vont pas tarder à lyncher Benouari et Yala pour beaucoup moins que ce qu’ils ont eux-mêmes fait, car à Rome la réunion était téléguidée par des services de renseignement et des officiels étrangers et couverte par tous les médias du monde. Je me rappelle aussi que les organisateurs nous ont distribué des «enveloppes» le deuxième jour. Quand le chargé de la distribution, un des principaux responsables de l’«ONG Sant’Egidio» me tendit la mienne, je lui ai demandé ce qu’elle contenait. Quand je sus je lui répondis : «Donnez cet argent aux pauvres de Rome.»
Le Prophète a laissé une parole revenue à l’esprit de beaucoup ces derniers temps pour caractériser l’attitude du Président Bouteflika qui, à l’article de la mort, a tenu à se présenter à un 4e mandat. Cette parole est : «Idha lam tastahi, fafâal ma chi’t» («Si tu n’as pas honte, fais ce qui te plaît»). La cause est entendue pour celui qu’aucune barrière morale ou légale n’arrête : il peut tout se permettre. Mais le Prophète n’a pas dit dans ce hadith ce que doivent faire par contre ceux qui pâtissent des outrances du manque de «hya» menaçant leur pudeur et surtout leur avenir.
Il l’a dit ailleurs, dans des aphorismes ayant pour objet le salut collectif comme celui de l’embarcation mise en péril par la folie d’un passager : «Des gens s’étant embarqués ensemble, chacun dispose d’un coin dans cette embarcation. Or l’un d’eux se mit à cogner dans son coin avec une hache sur la paroi de l’embarcation. Ses compagnons lui demandèrent : «Que fais-tu là ?» Il répondit : «C’est ma place, j’y fais ce que bon me semble.» Et le Prophète de tirer cette leçon : «Si ses compagnons l’empêchent, ils seront sauvés et il sera sauvé lui-même ; mais s’ils le laissent faire, il périra et ils périront.»
Les gens du 4e mandat savent ce qu’ils font, ce qu’ils veulent, et continuent de cogner sur le pays pour garder le pouvoir à tout prix, à n’importe quel prix, en marchant sur notre conscience et au besoin sur nos corps. Ils ont pris en otage l’embarcation, son équipage et ses vivres, et tiennent à distance les «révoltés du Bounty» en brandissant le respect de la loi, de la légalité, de la démocratie, des personnes du quatrième âge et des anciens moudjahidine. Ils nous disent en filigrane : on reste et prenez-ça pour ce que vous voulez : droit divin, légitimité historique, fait du prince, élections libres et transparentes, complot mafieux…
Leur force vient de ce qu’ils ne soient bridés par aucun scrupule moral ou légal, contrairement à ceux qui ne sont pas de leur camp et que tétanise la peur du printemps arabe, du naufrage de leur embarcation, de l’intervention étrangère ou leur terreur atavique de l’ogre. Ils connaissent aussi les capacités de résignation presqu’illimitées de cette nation de «muslimin mkattfin». Leur jubilation, leur arrogance, leur impudeur, vient de leur certitude inébranlable que ce 4e mandat va être une promenade de santé au profit de quelqu’un qui n’en a plus.
Ce n’est pas à eux qu’il faut crier «Honte à vous !», eux n’ont pas honte, n’ont jamais eu honte, mais à nous-mêmes. Honte à nous d’accepter de nous taire, de trouver que c’est normal et qu’il n’y avait que cela à faire. Honte à nous de voir notre Constitution malmenée comme un chiffon, des lois quotidiennement violées, une rapine qui enfle d’année en année et une fraude gigantesque qui s’annonce. Ce n’est pas une élection « fermée » qui se prépare, c’est un rapt du pouvoir, un avilissement national, un vol des voix des électeurs, un passage en force quels que soient les risques encourus par le pays. Nous sommes infantilisés, humiliés, violés dans nos sentiments. Nous sommes en pleine régression mentale et morale, en pleine indignité nationale et à contre-sens de l’Histoire. Nous sommes déshonorés, blessés, abrutis, comme nous ne l’avons jamais été depuis l’indépendance. Nous ne sommes pas seulement en folie comme je le disais dans la dernière contribution, nous sommes piétinés, écrasés, ridiculisés sous les yeux de l’univers.
Nous sommes un peuple que la vérité dérange dans son amour-propre. Nous n’aimons pas être ramenés à notre histoire passée quand elle n’est pas flatteuse ou à notre condition présente quand elle est gênante. Nous n’aimons pas être critiqués ou que l’on pointe nos défauts. Par contre nous aimons être reconnus, flattés, donnés en exemple, ne serait-ce que pour la qualité de nos outardes ou notre présence en quarts de finale de la Coupe du monde de football pour la 4e fois. Nous aimons nous gausser des autres, comme des Tunisiens par exemple dont nous pensions jusqu’à peu qu’ils n’excellaient que dans la «hrissa», les beignets et la «zlabia». Nous les regardions de haut parce qu’ils n’ont pas de pétrole. Mais ils ont ce que nous n’avons pas, la conscience citoyenne, l’élite engagée, la femme combative pour ses droits sociaux et politiques, et ils sont ce que nous ne sommes pas encore : une société responsable, éduquée et productive.
Notre histoire étant ce qu’elle est et notre réalité ce que nous voyons, force est de convenir qu’en plus de nos constantes nationales reconnues en 1996 par la Constitution de Zéroual (arabité, islamité et amazighité) il y a une quatrième que nous n’avons pas encore constitutionnalisée et qui tient en une sorte de fatalité de l’échec, de coefficient multiplicateur du coût normal des choses auquel nous nous résignons sans poser de questions: nous avons plusieurs fois perdu notre souveraineté à travers les âges, nous avons très cher payé l’indépendance, nous avons échoué dans l’instauration du socialisme, de l’économie de marché et de la démocratie. Et nous sommes en train d’échouer à devenir un pays moderne comme la «petite» Tunisie.
Le changement dans un pays peut venir du régime quand il est assez éclairé pour anticiper les évolutions et éviter les voies périlleuses. Il peut venir de la société quand elle est organisée en partis, associations, syndicats, médias et intellectuels. Il peut être le fait d’une opposition soudée par l’intérêt collectif quand il y en a une. Comme il peut venir de la rue quand ces cadres sociaux n’existent pas. Et quand il vient de la rue, il n’apporte pas avec lui une alternative, un programme, des équipes qualifiées pour prendre les rênes de l’Etat mais juste de la colère, du nihilisme, un désir de vengeance et des vendettas. Avant le retour à la case départ.
Dans ma jeunesse, une question me hantait que je craignais de poser aux adultes de peur de «blasphémer». J’y ai d’ailleurs fait allusion dans une précédente contribution («Le peuple et l’élite», 20 mars) : Dieu, selon la tradition islamique, aurait envoyé à l’humanité quelque 124 000 personnes entre prophètes, «roussouls», «nabis» et «inspirés» parmi lesquels on peut citer Loqman ou Dhou-al-Qarnaïn (Alexandre le Grand).
Pourquoi n’en a-t-il envoyé aucun aux Amazighs, Numides, Berbères, Maghrébins? Est-ce parce qu’ils ne remplissaient pas les critères de «communauté» au sens coranique du terme ? Ou est-ce qu’Il l’aurait fait mais que nous l’aurions liquidé au premier prêche tenu et que personne ne s’en est souvenu depuis ? En tout cas, la mémoire collective ne mentionne dans nos contrées que l’apparition au Moyen-Âge de Djouha, lequel serait enterré quelque part sous notre terre et qui nous a légué un inépuisable patrimoine de ruses, de fourberies et autres malices dont la fameuse parabole de «takhti rassi»…
Si cela peut nous consoler, je voudrais rappeler que notre saint Prophète aurait eu en deux circonstances une pensée pour nous, confiant à son compagnon Omar la première fois : «Allah ouvrira une porte du côté du Maghreb ; il lui suscitera un peuple qui le glorifiera et humiliera les infidèles. Peuple de gens craignant Allah qui mourront pour ce qu’ils auront vu, ils n’ont pas de villes qu’ils habitent, ni de lieux fortifiés dans lesquels ils se gardent, ni de marchés sur lesquels ils vendent.»
Ce n’est pas notre description par le Prophète qui est peu flatteuse pour nous, mais notre réalité de l’époque dont il est un témoin inattendu : pas de villes où habiter, pas de fortifications, pas de marchés où vendre… Le marché informel remonte donc à loin dans notre histoire. Et ça n’a pas beaucoup changé pour le reste depuis puisqu’il suffit de s’éloigner de quelques kilomètres d’Alger pour se rendre compte de l’état de «nos» villes, villes que nous n’avons pas construites mais héritées des Français et délabrées. Quant aux fortifications, c’est l’an dernier seulement qu’on y a pensé. L’ANP, paraît-il, aurait aligné un grand nombre de conteneurs pour «fortifier» nos frontières-sud.
La seconde fois que le Prophète nous a évoqués, c’était à quelques mois de sa mort où il aurait dit à son entourage : «Je vous recommande la crainte d’Allah et des Berbères car ce sont eux qui viendront vers vous avec la religion d’Allah du fond du Maghreb, et Allah les prendra en échange de vous.» Le Prophète ne saurait se tromper, donc ces temps adviendront nécessairement sauf qu’on ne sait pas quand. En attendant, c’est nous qui importons d’Orient salafisme, wahhabisme, takfirisme, «régressisme», etc. Décidément, nous sommes importateurs en tout et de tout. Je donne mes références au cas où l’un de nos nombreux et ombrageux oulama viendrait à contester les hadiths rapportés ici : selon Ibn Hammad, cité par Mahfoud Kaddache dans son livre L’Algérie médiévale.
Notre thérapie collective aurait pu commencer cette année si Bouteflika avait pensé à l’avenir de son pays, s’il avait conçu de consacrer ses dernières forces à une transition sans lui, avec un président de la nouvelle génération ayant une stature d’homme d’Etat, une vision globale et des idées pragmatiques, et qui ne soit pas atteint par les maladies du moi. Mais ça aurait été lui demander d’être ce qu’il n’est pas. D’où viendra le salut ?
N. B.





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