Entretien : BELKACEM MOSTEFAOUI CHERCHEUR, PROFESSEUR À L’ÉCOLE SUPÉRIEURE DE JOURNALISME D’ALGER :
«La liberté de communication, c’est la prise de risque»


Entretien réalisé par Brahim Taouchichet
Pour la vivre tous les jours, la présidentielle 2014 porte en elle la marque de la pluralité des médias, – télévisions surtout – partie prenante dans l’échéance du 17 avril 2014. L’irruption d’un grand nombre de chaînes TV avant même la promulgation d’une loi les régissant en est la caractéristique principale. Paradoxalement, elles ne sont pas porteuses d’une diversité d’opinions contradictoires. A l’évidence, toutes tendent vers la légitimation du candidat sortant, car hors du système point de salut ! La fermeture d’ALATLAS TV confirme cette tendance. Des journaux privés ne sont pas en reste. Mieux, ils se distinguent par un zèle effréné dans le soutien à un candidat que l’usure et la maladie ont d’ores et déjà mis hors course. Un quatrième mandat ne nous mettrait-il pas dans un climat de syndrome bourguibien ? Afin d’avoir un éclairage sur l’animation en cours du champ médiatique, nous avons interrogé le Docteur Belkacem Mostefaoui. Il ne mâche pas ses mots !

Le Soir d’Algérie : La campagne présidentielle 2014 boucle sa quinzaine. Quels sont les premiers éléments de lecture quant aux médias ?
Belkacem Mostefaoui : Je les résume à trois, si vous le permettez dans le respect de l’espace ici imparti. Le premier est de l’ordre de l’émotionnel, de ma conscience citoyenne : malgré le désastre dans lequel l’évolution politique de la société algérienne est mise par les actes de ses gouvernants, elle réussit à faire, comme on dit, de nécessité vertu. Elle tourne en dérision les rigolos (très peu doués en fait) qui nous gouvernent plus d’un demi-siècle après l’indépendance une parodie de campagne électorale. Dans le fond, c’est un signe de résistance ; il tient de l’historique «fakou à la boulitique» face aux élections truquées du système colonial. Le second élément tient des contenus, des mots d’ordre de campagne électorale marquée par les énormes de moyens du candidat Bouteflika face à cinq lièvres compétiteurs, de fait si peu crédibles à leurs propres yeux mêmes : le bruit des discours populistes écrase tout murmure de construction de discours digne d’entrée dans l’âge politique. La troisième caractéristique de cette campagne électorale de 2014 est bien sûr relative aux usages sociaux générés par la connexion de la société algérienne aux nouveaux médias. Internet propose un champ de possibles infini au meilleur et au pire de la communication sociale et politique, en particulier en période électorale.

Cette campagne s’arrête à 5 jours du 17 avril. Quid de son application, en particulier via les réseaux sociaux qui la rendent obsolète ?
Quand je disais farce, c’est cela aussi le / les prestataires chargés de la gestion d’élections «propres et honnêtes» qui ont eu le génie depuis l’indépendance nationale de concocter un système de scrutins méticuleux dignes de l’horlogerie suisse. Examinez le ronron des «expressions des candidats» sur les médias audiovisuels d’Etat, ils vous martèlent le «respect des règles d’équité». Bien évidemment, autant les réseaux sociaux que les autres médias continueront d’alimenter de discours – en fait si univoques – la campagne jusqu’au 17 avril. Permettez-moi d’attirer votre attention sur ce point des capacités démesurées d’internet à transgresser frontières, interdits et tabous. Dans le même temps, n’oublions pas que ses vertus techniques portent aussi, en creux, ses limites : les messages balancés sont du domaine du virtuel, de formes de déréalisation. Dans le cas de l’Algérie, des études sérieuses montrent qu’une trop grande proportion d’émetteurs de messages via Web ne vit pas dans le pays. Relativisons donc fondamentalement les capacités des nouveaux médias à participer réellement à la construction d’un espace public démocratique.

Les réseaux sociaux bousculent l’ordre établi et viennent justement mettre en lumière les limites de la presse papier dans son rôle d’information et de sensibilisation tout en contournant la censure directe ou indirecte imposée aux journaux.
Je veux juste dire quelques mots, pour résumer ma réponse à cette question d’une complexité qui dépasse la réflexion de l’espace ici imparti, en souhaitant que l’occasion revienne pour en discuter. Je souhaite souligner deux remarques : d’une part attirer l’attention sur le caractère tout récent des usages des nouveaux médias en Algérie. D’autre part que l’histoire des médias nous apprend que ce ne sont pas leurs outils techniques qui font les mouvements sociaux mais les usages dont on les remplit. Je crains que trop de voix se mettent à faire croire à la société qu’internet peut être cette amulette qui va «naturellement» être au moteur de la liberté de communication dans le pays. Ce serait trop facile. C’est faire accroire à des parachutes de liberté d’expression venus du ciel. Partout dans le monde, l’histoire de la liberté de communication via les médias s’est traduite d’abord par une prise de risque d’êtres humains réels vivant sur un territoire et développant le lien social.

Dans cette «bataille» pour la présidentielle, l’information est au cœur de la campagne électorale. Jamais une présidentielle n’a été identique à celle-ci du fait du nombre de journaux et de télévisions privées qui s’impliquent. Est-ce là un gage de crédibilité pour cette élection ?
Vous avez raison : une caractéristique cardinale frappe le déroulé du scrutin du 17 avril 2014, en plus de celle d’un Premier ministre de la République, M. Sellal, chargé une année durant, d’une campagne électorale avant terme pour son Président via toutes les wilayas, et promu de juré directeur de campagne. Cette caractéristique est la profusion de médias écrits et audiovisuels publics et privés ciblant les Algériens ; et de médias-monde (en particulier télés satellitaires) qui l’arrosent de leurs autres manières de voir l’évolution de l’humanité. La plus-value est d’importance du fait des capacités de prise de conscience des réalités, des enjeux politiques du moment. Mais gardons l’esprit critique ; ce n’est pas la somme, la quantité d’infos et d’opinions reçues, qui déterminent les capacités des sociétés à construire leur espace public, de résister contre les dominations. A eux, tout seuls, les médias ne créent pas ipso facto le changement, et encore moins la révolution. Et je crois que nos gouvernants l’ont très bien compris : il n’est que de noter le nombre démesuré de titres de la presse algérienne de droit privé, et déclarés «quotidiens nationaux» soit environ 130. Unique score au monde, en rapport au nombre d’habitants, et de copies vendues.

Pour l’auteur de Médias et liberté d’expression en Algérie nous sommes sortis des années de plomb du parti unique pour aller vers une libéralisation salvatrice . Qu’en est-il des forces de l’argent que vous notez dans la gestion de la presse ? Ses interférences sur la liberté de la presse qui prennent le relais des pressions du politique. Sommes-nous d’ores et déjà dans ce processus ?
Tout à fait, nous y sommes plongés jusqu’au cou, si je puis dire. Vous savez, dans les pays traditionnellement capitalistes un adage circule : «La publicité soutient un journal, comme la corde le pendu.» Les meilleurs éditeurs et leurs équipes rédactionnelles veillent alors à concevoir et fabriquer un journal dont les premiers clients – essentiels – sont les lecteurs. En même temps ils ne cessent de travailler à capter les ressources de publicité, en diversifiant leurs sources afin de ne pas dépendre de l’une ou quelques-unes d’entre elles. Qu’arrive-t-il, ces dernières années, aux journaux algériens, du moins à la trop forte majorité d’entre eux ? Pardonnez-moi de caricaturer un peu : les cordes de pub se réduisent en nombre. Et du coup étranglent toute velléité éditoriale de sortir des sons discordants de l’unanimisme – en particulier celui imposé du 4e mandat à M. Bouteflika. Il est symptomatique que le Forum des chefs d’entreprises ait, après peu de remous, adopté l’hymne en vogue de la «stabilité pour les affaires» plutôt qu’inconnue de changement. Comme on dit : qui paye l’orchestre, choisit la musique. Deux sources tiennent, alimentent la pub : l’agence ANEP gouvernementale, et les centrales de pub de succursales de firmes multinationales, en particulier de téléphonie mobile/télécom et d’automobiles. Tout indique que les télés privées off shore vont converger vers cette logique à renforcer la liberté d’expression commerciale en qualité de moteur des médias. On vient de le voir avec Dzaïr Tv à travers la censure frappant la critique du débile clip promotionnel de 4e mandat ; et d’autres recettes de génuflexions devant les maîtres du moment, afin de légaliser leur commerce.

A défaut d’un cadre institutionnel de régulation de la presse du type conseil supérieur de l’information et de l’audiovisuel, ce vide laisse le champ libre à diverses ingérences politiques y compris venant de responsables d’Etat impliqués par ailleurs dans la campagne électorale pour le Président sortant.
A chaque scrutin, en particulier les présidentielles, on prend acte et conscience plus clairement du vide qui entoure la gestion publique du secteur des médias. On oublie trop souvent que les entreprises du domaine produisent des marchandises mais aussi des valeurs symboliques : culture, valeurs citoyennes, éducation et spiritualité. Continuer à les laisser dans un corset d’interférences d’orientation politique et de laisser-faire dans la tentation de marchandisation, à laquelle succombent nombre de patrons de médias, c’est asseoir les fondations de médias nationaux en dérive de vénalité et de sensationnalisme. Le torrent d’idéologies populistes qui se déversent sur le pays y trouve ses vannes d’arrosage amplifiées. Ce torrent lubrifie une multiplicité d’ingérence, de détournement de l’existence même des médias : informer, cultiver et distraire. Les propagandes viennent en agents de corrosion à ces objectifs.

Un Conseil supérieur de l’éthique et de déontologie, en dépit des démarches entreprises, tarde à voir le jour. Pourquoi, selon vous ?
Partout dans le monde développé, adossé à des Etats de droit, les médias sont régis par des lois et règlements jalousement sauvegardés par des institutions de régulation indépendantes et des instances d’autorégulation insufflées celles-là par les journalistes eux-mêmes. Elles «font le ménage» dans le domaine, en interdisant aux pouvoirs publics, de ses officines et à ceux de l’argent de s’y mêler. Instances dotées de pouvoir d’injonction pour les premières, elles sont adossées au soutien d’un système de justice qui les conforte. Les secondes édictent souverainement les principes moraux professionnels, en garde-fous de dérapage. Le système politique en vigueur en Algérie n’a pas besoin ni d’une justice autonome, ni subséquemment d’instance de régulation digne et respectueuse de l’application de ses missions. Et toute tentative d’organisation professionnelle autonome et démocratique lui apparaît comme un danger. Une chose est frappante depuis l’avènement «normal» des télés privées dans le paysage télévisuel algérien, il y a deux années : elles bénéficient d’accréditation avant la loi sur l’audiovisuel et après sa promulgation. Elles sont dans une logique à l’algérienne d’une «régularisation d’activité» des trabendistes et de l’informel après chaque campagne d’assainissement. Franchement à de quel type de ménage à faire sera chargée la future instance de régulation si les données du système politique perdurent ? Il est à craindre que les gendarmes de l’instance s’occuperont plus du secteur étatique que des télés privées.

Malgré ses dénégations, le ton des écrits parfois d’une rare virulence, leur capacité à mobiliser l’opinion, les médias d’aujourd’hui – écrits et audiovisuels – ne sont-ils pas devenus par une sorte de perversion un élément du système qu’ils entendent, pour certains d’entre eux, mettre en cause ?
Nous sommes effectivement dans cette logique de production de ce que l’on appelait avant «les appareils idéologiques d’Etat». Sous couvert de libéralisation depuis la fin de la décennie 1990, le capitalisme s’est dopé, les partis politiques démultipliés et les journaux – dont certains vendent à peine 1 000 copies/jour, sont dénommés «quotidiens nationaux d’information». Quelque part, si l’on impose à la société algérienne la farce dont on a parlé plus haut, c’est parce que ce théâtre d’ombres carbure bien. Pour caricaturer son amulette de réussite, dans une main de fer, c’est : «Dites ce que vous voulez ; laissez-nous faire.»
B. T.

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Belkacem Mostefaoui. Dernier ouvrage paru : Médias et liberté d’expression en Algérie. Repères d’évolution et éléments d’analyse critique. Alger, Ed. El Othmania, novembre 2013.





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