Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Balade dans le Mentir/vrai(9)
Peter Ensikat au pied du mur de Berlin


Par Arezki Metref
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L’un des souvenirs, douloureusement lié à la littérature, que je garde de ce séjour à Berlin de 1989, et de ma rencontre avec Ensikat, fut cette balade le long de la Humboldt. A quelques mètres de l’Opéra, Peter Ensikat me tire par la manche :
- Viens, je vais te montrer quelque chose !
En bifurquant à un angle de l’avenue, je vois une petite place. Flash !
- Mais je connais cet endroit.
Je l’avais effectivement découvert lors de mon précédent séjour en 1980. C’était BabelPlatz. Un lieu de sinistre notoriété puisque c’est là que le 10 mai 1933, les S. A. et des groupes d’étudiants nazis y brûlèrent 20 000 livres.
Porté par les hourras, l’un d’entre eux déclamait le nom des auteurs de volumes jugés déviants par rapport à la pureté aryenne, tandis que les étudiants purificateurs se succédaient pour les jeter aux flammes.
Ils commencèrent par ceux de Karl Marx et de Karl Kautsky.
Puis, la voix noctambule, anonyme et définitive, semblable à celle des officiants aux bûchers de l’Inquisition, égrena, en découpant les syllabes, lentement, sentencieusement, de sorte que tout le monde les entende distinctement, les noms de 19 écrivains parmi lesquels, Bertolt Brecht, Alfred Döblin, Lion Feuchtwanger, Sigmund Freud, Erich Kästner, Heinrich Mann, Carl von Ossietzky, Erich Maria Remarque, Kurt Tucholsky, Franz Werfel, Arnold Zweig et Stefan Zweig.
A minuit, Goebbels arriva et prononça un discours hallucinant : «En Allemagne, la nation s’est purifiée intérieurement et extérieurement…»
Ensikat me dévoile la Bibliothèque engloutie, monument enterré, œuvre par laquelle Micha Ulman a voulu conjurer le destin funeste. C’est un puits aux trente-quatre étagères vides que l’on peut voir à travers une plaque de verre posée sur le sol.
Une prophétie d’Heinrich Heine y est gravée : «Là où on brûle les livres, on finit par brûler les hommes.»
Parmi les auteurs dont les œuvres ont été vouées aux flammes de l’intolérance et de la bêtise, certains faisaient partie de ma bibliothèque personnelle de la marginalité. Je pense en particulier à Alfred Doblin qui, avec son «Berlin Alexanderplatz», a co-construit, avec d’autres, la planète où les déclassés ont une âme. On y trouve aussi les Jean Genet, Albert Cossery, Maxime Gorki des «Bas fonds», Brecht de «l’opéra des quat’ sous», Louis Calaferte. J’avais déjà évoqué Driss Chraïbi, Kateb Yacine et même, d’une certaine manière, Naguib Mahfouz.
Peter Ensikat qui avait le sens de l’histoire, me fit remarquer :
- Ce n’est pas uniquement notre histoire, celle du peuple allemand. C’est aussi l’histoire de tous les hommes.
Paisible, cette balade dans Berlin déjà saisie par le prurit de la révolte ? Je ne sais. En tout cas, Peter Ensikat était à l’aise dans cette ville où il était connu comme auteur de cabaret et acteur de théâtre contestataire. Il devait à une hospitalisation le fait de ne pas avoir été arrêté avec ses camarades du cabaret «Distel». Le rôle du cabaret politique dans le système d’airain de la RDA était celui de la soupape de sécurité. Quand on assistait, comme ce fut mon cas, à ses sketchs à l’humour corrosif au Berliner Ensemble, hachant menu l’autoritarisme et la censure, on avait un sentiment étrange, presque irréel. Etions-nous vraiment à Berlin Est ?
Après la réunification, Peter Ensikat qui connut une carrière de cabarettiste encore plus prestigieuse dans l’Allemagne réunifiée, revenant sur son expérience de la RDA, expliqua à plusieurs reprises qu’en fait le système Honecker tolérait la fronde des cabarets politiques tant qu’elle demeurait circonscrite, et qu’elle ne passait pas la ligne rouge que seuls les fonctionnaires du régime connaissaient.
Pour tout dire, à cette période pré-sismique où j’ai eu la chance de côtoyer Peter Ensikat, il était le seul créateur est-allemand que je connaisse, dont je crois avoir décelé la pugnacité créative et les inhibitions structurelles. Il m’apparaissait à la fois enthousiaste devant les premières fissures qui craquelaient la chape de plomb, et craintif quant aux conséquences d’un effondrement du monde dans lequel il avait ses repères. Tout portait à croire que, politisé et mu par ses convictions, il était conscient que l’anéantissement potentiel de la RDA, que rien ne laissait alors présager, ne signifiait pas seulement la liberté gagnée sur la tyrannie. Il signifiait aussi la victoire du système impérialiste sur le socialisme. On le sait aujourd’hui, l’effondrement du mur de Berlin a conduit à l’unipolarisation de la force militaire et économique au profit des Etats-Unis, sans contrepoids, et au triomphe de la mondialisation débridée.
Je devais rentrer sur Alger au moment où l’effervescence des manifestations parties de Leipzig commençait à atteindre Berlin. Je reçus une lettre de Peter Ensikat dans laquelle il pressentait le début de la fin. Puis les événements se sont accélérés jusqu’à l’attaque au piolet de ce mur qui coupait le ciel en deux, et la réunification de l’Allemagne. J’ai alors perdu de vue Peter Ensikat.
Il m’arriva de penser à lui – à tous les amis que je m’étais fait en RDA –, en me demandant comment ils avaient pu se mouvoir, lestés de toutes les inhibitions et les ostracismes, dans l’Allemagne redevenue une tout en marginalisant les anciens territoires de l’Est. J’appris par la bande que son talent lui avait permis de s’imposer comme l’un des auteurs de cabaret les plus inspirés. Chacun de ses spectacles, chacun de ses livres était un événement.
En 2009, comme je l’ai dit précédemment, grâce à mon ami Olivier J., j’ai retrouvé sa trace. Je ne l’avais pas vu depuis 20 ans. Nous nous sommes retrouvés dans une brasserie de Friedrichstrasse, dans l’ex-Berlin Est, à deux pas du Berliner Ensemble de Brecht. Un type tout habillé de noir, visage émacié, déboule dans l’établissement. Nous nous sommes reconnus immédiatement. Je lui ai remis une photocopie de la lettre qu’il m’avait envoyée en 2009. On parla de la RDA bien sûr, de sa dissolution dans l’Allemagne et des difficultés qui en ont résulté. On parla aussi de l’Algérie dont il avait suivi la tragédie. Il avait connu Alloula et il s’en souvenait parfaitement. L’une des dernières phrases qu’il prononça devant moi : J’ai été peiné d’apprendre l’assassinat d’Alloula en 1994.
Peter Ensikat est décédé en 2013.
A. M.

N. B. :
1) La campagne électorale de Bouteflika tourne de plus en plus à la franche rigolade. Cela se passe de commentaire. Je n’en croyais pas mes yeux en voyant ce clip où on a réuni un paquet de has been pour chanter la gloire de sidna. J’avais l’impression de revenir à la Corée de Kim Il Sung.
2) Décès de Mohamed Fermas : ancien postier, patriote et mélomane, il appartenait à l’Algérie simple et raffinée, et qui part en morceaux devant les godasses bouseuses des nouveaux riches. Un homme pour qui la parole, cela voulait dire quelque chose. Qu’il repose en paix !





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