Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
BALADE DANS LE MENTIR VRAI (10)
La Havane, café brûlé
Par Arezki Metref
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Je suis arrivé à me convaincre que ce que l’on
appelle littérature – je parle de l’univers ontologique et non pas de la
galaxie marchande éditoriale, ni du cirque des vanités –, est de l’ordre
de la prédestination ou, mieux ou pire, de celui de l’obsession plus ou
moins identifiée et assumée. Où que l’on aille, dans quelque but que ce
soit, on finit par tomber dessus. Fatalité. Lorsqu’en juillet 1978, j’ai
été envoyé à La Havane pour couvrir le XIe Festival mondial de la
jeunesse et des étudiants, j’avais un cahier des charges de journaliste
soumis à une contraignante couverture quotidienne. Pour le remplir, il
fallait disposer de ce don d’ubiquité qui consistait à être partout à la
fois dans ce bouillonnement d’activités culturelles et politiques qui,
aux quatre coins de La Havane, réunissait des milliers de jeunes de tous
les pays du monde. J’ignorais que 36 ans plus tard, un événement, en
particulier, resterait profondément gravé en moi. Cela aurait pu être
cette conférence de presse à l’hôtel Habana Libre, sur le Malecon, qui
me permit de voir en chair et en os pour la première fois le jeune
Yasser Arafat, déjà pugnace et habité, à une époque où il n’était pas
encore l’icône que, par la suite, il allait devenir. Cela aurait pu être
la révélation du combat pour l’indépendance des Indiens d’Amérique du
Nord par des jeunes militants aux propos magnétiques. Cela aurait pu
aussi être une rencontre avec des membres du Toudah, le parti communiste
clandestin iranien, qui répondait à nos candides interrogations sur leur
incompréhensible alliance avec les islamistes. Nous étions à la veille
de la chute du Shah et ils étaient optimistes quant au contrôle des
événements, ignorant que, quelques mois plus tard, ils seraient par
centaines pendus sur les places publiques par leurs félons alliés de
circonstance. Cela aurait pu être l’entrée de Fidel Castro dans le stade
où se déroulait la cérémonie d’inauguration du festival. Fidel n’était
pas attendu. Son arrivée suscita plus qu’une identification à une
pop-star, carrément cette ferveur que l’on pourrait ressentir devant
l’apparition d’un messie. Je partageais une interprète cubaine avec un
journaliste belge démocrate- chrétien, qui n’éprouvait a priori pas de
sympathie particulière pour Cuba. Devant le spectacle d’une telle
dévotion, il me confia : - Je t’avouerais que j’avais des préjugés sur
le «goulag sous les cocotiers», mais un tel amour d’un peuple pour un
des ses fils, ça me laisse sans voix. Il faut dire qu’à l’époque où l’on
carburait à l’anti-impérialisme un tantinet incantatoire, où notre
admiration allait à Guevara et Castro, où l’on baignait dans la lecture
de Gramma – le journal du PC cubain que l’on trouvait à Alger au siège
de Prensa Latina –, c’était une vraie bénédiction d’aller en pèlerinage
à La Havane. Cela aurait pu être le fait que, pour la première fois, je
mette un visage sur l’auteur d’un roman, La répudiation, qui m’a marqué
avec la simplicité d’une esthétique efficace : Rachid Boudjedra. Ce
dernier que je croyais en exil était en fait revenu en Algérie et il
était du voyage. Je ne pouvais m’empêcher de m’étonner qu’un jeune
auteur aussi subversif, dont les romans dynamitaient le système
patriarcal et féodal, s’attaquant à la police politique, fasse partie de
la kermesse. Je l’avais abordé pour une interview qu’un malentendu
empêcha. Je ne la ferai que dix ans plus tard pour Algérie Actualité.
Cela aurait pu être un regret. Celui de ne pas être allé à l’hôtel Ambos
Mundos (chambre 551), ni au bar La Floridita aux mojitos fameux, ni à la
Finca Vigia, un coin de paradis à un quart d’heure en voiture de la
capitale, sur les traces d’Hemingway. Ils furent successivement l’hôtel
où il descendait, le bar où il éclusait quotidiennement des cocktails et
sa maison. L’écrivain préféré de Fidel Castro avait choisi de résider à
Cuba dès les années 1930. Ce qui lui inspira son chefd’œuvre Le vieil
homme et la mer (1952) dont la parution fut suivie de près par
l’attribution du Prix Pulitzer en 1953 puis du prix Nobel de littérature
le 28 octobre 1954. Hemingway appartient, à mes yeux, à cette lignée de
conteurs qui importèrent du journalisme la culture du fait et le style
saccadé et rapide pour le mettre au service du roman. C’est bien lui qui
inspira Marquez(1), ami de Castro, qui n’a jamais cessé de le
revendiquer. Cela aurait pu être enfin ces virées hors des clous dans
les quartiers anciens de La Havane, véritables patchworks de couleurs
bigarrées, chaudes et lumineuses, où de vieux métis en marcel à la peau
de café brûlé, au visage creusé par les ans, fumaient des cigares bon
marché sur des chaises au milieu de la rue. Non, ce n’est rien de tout
cela. L’événement qui restera en moi comme une marque indélébile sera
cette poignée de main échangée avec le poète noir Nicolas Guillèn.
A. M.
1) Gabriel Garcia-Marquez, dit Gabo, qu’on appelait aussi
l’homme-continent, vient de décéder à Mexico où il résidait à l’âge de
87 ans. Je ne l’ai jamais rencontré mais il compte tellement dans ma
construction de lecteur que j’ai l’impression de le connaître. Son
univers m’est, en tout cas, lui, familier. Nul doute qu’il y aura un
retour sur lui dans cette balade du mentir/vrai.
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