Chronique du jour : TENDANCES
Tahar Djaout, les raisons du cri
Youcef Merahi
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Pour
cette chronique, je vais faire parler mon cœur et ma mémoire pour me
rappeler de l’entière humanité de Tahar Djaout, ce radieux sourire de la
littérature algérienne brisé dans son envol vers la plus haute des
consécrations. Il n’est pas simple d’en parler. Car il ne s’agit pas,
seulement, d’interroger une œuvre. Il faut aussi (s’) interroger une
personnalité qui n’a pas encore fini de dire son message contenu dans ce
que le destin lui a donné comme temps à vivre. A écrire. A romancer. A
poétiser. A commenter. A mettre en perspective pour des lendemains à
hauteur d’homme. «L’homme Algérien». J’ai rencontré Tahar, pour la
première fois, au cercle Taleb Abderrahmane. Je me trouvais en compagnie
d’un poète, Abderrahmane Karouf, qui a, depuis, remisé sa plume. Je
n’arrive pas à me rappeler de la circonstance, ni de celui qui se
trouvait avec lui. Hamid Tibouchi, peut-être. Ou quelqu’un d’autre. Je
ne sais plus. Que peut demander un poète à un autre ? Un poème. Oui,
j’en ai quelques-uns sur moi. Je lui en passe un. Il le lit patiemment.
Je le regarde. Il sourit. Sans dire un mot, il me repasse ma feuille.
Depuis, je n’ai pas cessé de le rencontrer à des occasions multiples :
au Mouggar, au journal Actualité, à Béjaïa pour les poésiades, à Tizi,
partout où un semblant de culturel pouvait nous réunir, lui, et les
autres aussi. Je pense à Kaouah, Guemriche, à Iken, à Bencheikh, au
regretté Chakib Hamada… Je ne peux pas tous vous citer : vous
bourgeonniez dans un environnement où le soleil se faisait assassiner
dans l’obscurité d’une cave. A quel temps vais-je parler de toi, Tahar ?
Seul le présent peut te valoir. Car tu as su le tisser dans une
gestuelle d’espérance tenace, comme seules nos grands-mères pouvaient le
faire, en taillant le burnous de l’honneur et de la constance. Je ne
peux te dire autrement. Bien sûr, tu maîtrisais la langue française. Tu
aimais son intimité, disais-tu à Farid Abache. Ton œuvre repose sur la
langue et le style. La trame n’est qu’un prétexte. Pourtant, tu as su
trouver la thématique idoine à une littérature qui s’écrivait dans une
langue autre. L’histoire fut convoquée dans L’invention du désert ,
roman dans lequel tu préfigurais la violence qui allait t’emporter.
Puis, tu nous dis l’enfance, ce territoire de l’infini, son contact
d’avec le monde des adultes, le cheminement dans un pays nouvellement
indépendant et l’étonnement (la perplexité) des chercheurs d’os. Dans
ces deux romans, j’ai retrouvé personnellement l’amplitude poétique de
Mouloud Mimouni. Comme j’ai retrouvé le réalisme linéaire de Feraoun
dans Les vigiles, roman qui prend en charge les turpitudes d’une société
phagocytée par un système de parti unique. L’innovation dans notre pays
est suspecte. Les gardiens du temple font leur sale boulot. Il ne faut
pas sortir des lignes tracées, ni du cadre imposé. Auquel autre cas, les
pitbulls seront lâchés. Tahar Djaout, dans une maturité à toute épreuve,
a compris les enjeux : légitimité historique transpostée à dos de
baudet, sous le regard interrogateur de l’enfant (le citoyen de demain),
légitimité religieuse sous la férule d’Ibn Tumert, gardien de la vertu
et de la pureté des croyants, main basse sur le pays par un pouvoir
hermaphrodite. Tahar avait de qui tenir. Il avait la flamboyance du
verbe de Mammeri, la simplicité du style de Feraoun, l’écriture en
geyser de Boudjedra, la profondeur de la pensée de Dib et, enfin, la
critique acerbe (reprise par la suite par Boualem Sansal) de Rachid
Mimouni. Je voudrais relire avec vous le texte sublime de L’exproprié,
dans ses deux moutures, l’algérienne et la parisienne. Pour l’anecdote,
Tibouchi – le complice de toujours de Tahar – m’exhibe un tapuscrit,
dans les années 1980, si ma mémoire est bonne, au hasard d’une rencontre
au coin de la rue Charras, pas loin de la librairie Dominique. Je l’ai
feuilleté rapidement. La transhumance était le titre initial. Hamid me
disait beaucoup de bien du roman. Je ne sais pas s’il s’en rappelle. Ça
fait un bail, déjà ! Ce long poème, ce pamphlet, cette protestation, ce
cri tellurique, cette envie adolescente de tout mettre en un seul texte,
cet appétit vorace d’écrire… qualifient L’exproprié, livre qui projetait
une œuvre à venir. Il était la passerelle que, judicieusement, Tahar a
trouvée pour quitter le territoire mirifique de la poésie (mais l’a-t-il
vraiment quitté ?) et investir le roman, car plus lu et plus apte à
transmettre le message. J’ai toujours établi un parallèle entre les deux
assassinats, de Mouloud et de Tahar. La même violence s’est abattue sur
leur tête, parce qu’il y avait un choix à faire de la part de leurs
assassins. L’intelligence, la lumière et le savoir gênaient, et gêneront
toujours, les apôtres des ténèbres. OAS ou terroristes intégristes,
c’est la même engeance. Humilité, douceur, gentillesse, altruisme :
voilà les qualités de l’un et de l’autre. Qui n’a pas en tête le
sourire, le sourire vrai, humain, de Tahar ? Le plus beau sourire de la
littérature algérienne. Je l’ai déjà écrit. Je le redis, aujourd’hui. Au
moment où la raison avait atteint la plénitude de ses moyens, une main
assassine crible le rêve dans toute sa verve. 49 ans pour Feraoun. 39
ans pour Djaout. «La mort s’assied avec son broc et son visage familier,
elle aussi aime le feu et la tristesse des vents chanteurs», écrivait
Tahar dans son poème pour la mort , comme pour la courtiser. Celui qui
ose avouer «habiter les questions» intervient sur le texte poétique, à
la manière de Khair- Eddine Mohamed, l’auteur de Agadir, le Berbère
marocain, dénonçant tous les miradors qui défigurent l’horizon, les
soleils barbelés, les gardiens des ruines, les faiseurs d’éternité et
les voleurs du rêve algérien. Mouloud Feraoun, lui, a dit le village
(l’Algérie, par extension) pour falsifier le discours colonial. Il est
vrai qu’il a été mal compris, mal jugé, par ses pairs, en son temps.
Quoique, de nos jours encore, il se trouve des langues fourchues pour
reprendre, à leur compte, les anathèmes. La fable du poète et du tôlier
a eu lieu, avec pour lieu de tragédie un parking où festoya la mort,
dans toute son horreur. Au matin, à l’heure où Tahar, le cerveau encore
au rêve de la nuit et de la phrase à capter pour un poème annonciateur
d’espoir, une main assassine stoppa, pour l’éternité du geste,
l’ascension d’un être parti pour être dans le firmament des écrivains du
siècle. La télé officielle, elle avait un peu cran en ces années de
terrorisme, montra un des assassins. «Pourquoi l’avoir tué ?». «Parce
qu’il était communiste, son style est aiguisé et il influe sur les
musulmans». Voilà la réponse, bête et méchante. Autant dire qu’il ne
savait pas pourquoi il avait tiré sur Tahar Djaout. On lui a dit de le
faire, il l’a fait. C’était l’ambiance du moment. Mais les chefs ? Les
têtes pensantes ? Où sont-elles maintenant ? Ont-elles seulement
conscience de leur œuvre funeste ? Je ne sais pas. Je ne le pense pas.
Et la mort de Tahar m’est encore plus insupportable. Plus intolérable.
Plus injuste. Aussi, parmi toutes les raisons du cri, je sais que je
n’arriverai jamais à faire le deuil de cette mort.
Y. M.
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