Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
BALADE DANS LE MENTIR/VRAI(11)
La poignée de main de Nicolas Guillén
Par Arezki
Metref
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Je
ne sais plus à quel endroit de La Havane devait se dérouler la lecture
de Nicolas Guillén annoncée dans le programme du 11e Festival de la
jeunesse et des étudiants. Non astreint à couvrir cette rencontre, je
m’y rendis cependant, par curiosité, par inclination littéraire, disons,
soucieux de ne pas rater l’occasion de saluer un homme considéré comme
un monument de la poésie – mieux, de poésie –, de l’envergure des
mythiques Nazim Hikmet ou Pablo Neruda. Je ne sais pas davantage si
Abdelmadjid Kaouah, qui avait une raisonnable fascination pour Nicolas
Guillén, et moi-même projetions de nous y rendre ensemble ou si nous
nous y étions rejoints. J’y retrouvai aussi Abdelkrim Mehenni que nous
appelions tous Kerroum, un sémillant étudiant de Constantine devenu
secrétaire national de l’UNJA, chargé du Volontariat après la Conférence
nationale de la jeunesse C.N.J.) de 1975. Il est utile de préciser qu’il
s’agit là de l’UNJA originelle, celle qui avait une certaine
représentativité, et non l’aéropage d’apparatchiks qu’elle allait
devenir après l’épuration de l’article 120. Aujourd’hui encore, Kerroum
raconte que c’est Abdelmadjid Kaouah, et à un degré moindre, – bien
moindre, ajouterais- je, – votre serviteur, qui lui avons inoculé le
goût de la poésie. A son arrivée à Alger, il prenait un malin plaisir à
tourner en dérision les poètes. Mais sans doute cette attitude taquine
masquait-elle une pudeur derrière laquelle on pouvait deviner
l’authentique intérêt de l’aficionado, et une réelle connaissance de la
poésie progressiste. Je me souviens seulement que la rencontre avec
Nicolas Guillén se déroula dans une maison cossue au milieu d’un parc
tropical luxuriant. Cet été-là, il faisait une chaleur ordinaire à La
Havane, donc caniculaire. La plupart d’entre nous étions vêtus de ces
liquettes sahariennes si répandues à Cuba, la tenue la plus habillée du
temps de farniente. Nicolas Guillén lui aussi portait ce quasi-uniforme.
Je garde l’image de mon ami Kaouah lui demandant un autographe que le
poète lui donna volontiers, et me semble-t- il, prenant de lui ou avec
lui une photo. Pour ma part, je lui serrai la main en silence. Quel
intérêt cette rencontre relativement fugace présente-t-elle, si ce n’est
celui de confronter l’idée que l’on se fait d’un auteur dont on a
parcouru l’œuvre, avec l’apparente réalité du personnage. Souvent,
hélas, l’œuvre s’avère plus grande que n’est l’auteur, et la rencontre
se fait au détriment de ce dernier. Concernant Nicolas Guillén, je dois
avouer que l’impression fut synchrone, bien qu’un peu décalée. M’étant
peu ou prou familiarisé avec sa poésie, – une infime partie de sa
poésie, en réalité, et seulement en traduction – et sa biographie
tumultueuse de militant en faveur du négrisme, cette acclimatation
caribéenne et hispanophone de la négritude, je m’attendais à rencontrer
un poète à la décontraction et à la fantaisie saturniennes. Au lieu de
quoi, je tombai sur un personnage solennel, aux gestes et aux manières
millimétrées de diplomate discret, simple et distant à la fois. Cette
réserve quasiment marmoréenne était peut-être due à son âge avancé, – il
avait alors 76 ans, – ou bien à ce statut de poète national, accordé par
le régime de Castro en 1961, ajouté à son prestige de récipiendaire du
Prix Staline International pour la Paix qui l’avait honoré en 1954. Le
fait est que son aura irradiait autant du tellurisme et du symbole des
Tropiques de sa poésie que des décorations, pour invisibles qu’elles
fussent, qui brillaient comme des médailles au soleil caribéen. Vieux
bagarreur des idées, et baroudeur pour de vrai, il combattit en 1936,
arme au poing, le franquisme dans les Brigades internationales en faveur
de la République, et dut s’exiler de Cuba lorsque Batista prit le
pouvoir. Il adhéra au Parti communiste dans les brisées de Castro. Comme
René Char, alias Capitaine Alexandre dans la Résistance française,
Nicolas Guillén à travers les multiples guerres qu’il mena, démontre que
la poésie n’est pas uniquement faite de méditation lamartinienne, ni de
dérèglements des sens individuels rimbaldiens, mais de chair, de sang,
d’héroïsme, de peur et d’espoir, bref de cette vie que l’on met
réellement en jeu. Dans ce parc, transformé en tour de Babel, se
pressaient autour de Nicolas Guillén, des représentants de la jeunesse
anti-impérialiste de toute la planète qui le saluaient dans toutes les
langues du monde. Il en était, avec le Chilien Pablo Neruda, le
porte-drapeau dans le domaine de la poésie et plus généralement, de la
culture. A ceci près que le poète cubain couplait dans le même combat la
culture anti-impérialiste avec les droits des Noirs à l’égalité dans le
sillage du poète afroaméricain Langston Hugues et du mouvement Harlem
Renaissance(1) et, contre toute attente, dans celui de Léopold Sédar
Senghor. Comme celle de ce dernier, la poésie de Guillén est d’essence
symboliste et cultive le chant et l’incantation. Négritude, Négrisme ?
Ami-ami ou ennemis ? Dans les années 20, ces deux mouvements littéraires
s’imposaient dans leur parenté émancipatrice et dans leurs spécificités.
La négritude touchait les Etats-Unis et l’Europe, tandis que le négrisme
s’enracinait dans la Caraïbe hispanophone. Avec des écrivains blancs
comme le Cubain Aléjo Carpentier, Nicolas Guillén se fera le chantre du
négrisme dont il infléchira la tendance originelle pour en faire, dès
son recueil Motifs de son publié en 1930, puis Songoro cosongo en 1931,
«un instrument révolutionnaire à tel point que le Noir de l’île,
jusque-là passif, est devenu acteur dans les œuvres poétiques».(2)
Nicolas Guillén aimait évoquer, pour plaider en faveur de la
multiplicité des sens que peuvent receler les notions de négritude et de
négrisme, la définition que donnait Voltaire de la métaphysique : la
recherche dans une chambre noire d’un chat noir qui ne s’y trouve pas.
Il en vint à distinguer la négritude prônée par Césaire et Senghor –
«arme contre le néocolonianisme» et «moyen de lutte pour l’indépendance
contre le pouvoir métropolitain» – du négrisme «expression d’unité
historique», «lutte contre le racisme». Mais le négrisme de Guillén
n’est pas seulement du pensum idéologique. C’est surtout une patiente
scansion esthétique consistant à transposer dans le domaine de la poésie
les structures musicales, –rythmiques, et sensuelles, – issues des
valeurs traditionnelles des Noirs des Caraïbes et des Amériques. «Mes
poèmes me servent à revendiquer la seule chose qu’il nous reste : la
musique, en la mettant en lumière et l’utilisant comme un élément
poétique puissant», disait-il. Je devais vite tourner les talons, car le
boulot m’appelait. Je fixai une dernière fois Nicolas Guillén dans ce
parc plantureux où sa carnation «café torride», pour citer Jean Ferrat,
tranchait avec le vert vif des feuilles de bananier. Puis je sautai dans
l’un de ces vieux bus parfaitement entretenus, reliquat de l’époque
préhistorique où l’île était une vaste salle de jeu doublée d’un lupanar
sur lesquels régnaient les mafias. Dans l’autocar, il n’y avait pas de
receveur, on s’acquittait du prix du trajet en glissant une pièce dans
une caisse. Je m’assis et dans ma tête résonna comme un souvenir à peine
estompé, l’air de «Soldatito boliviano», cette chanson qu’interpréta le
chanteur de la résistance anti-franquiste, Paco Ibanez, à la salle
Atlas, tirée du poème dédié par Nicolas Guillén à la mort d’Ernesto
Guevara. A la radio de bord du chauffeur, un sosie de Compay Segundo,
les arpèges annonçaient le cultissime «Hasta siempre» qui sera chanté
dans toutes les langues du monde. L’une des versions françaises sera
interprétée par mon ami Claude Vinci. Le lendemain, je quittai La
Havane. Escale à Madrid. Je devais passer une nuit à Paris. Perturbé par
les effets du décalage horaire, je subis une insomnie lumineuse qui me
permit de découvrir Gabriel Garcia Marquez. Une autre histoire !
A. M.
1) Mouvement de renouveau culturel touchant divers
arts (photographie, peinture, musique et littérature, surtout
littérature) qui a émergé entre les deux guerres dans l’affirmation de
Harlem «capitale mondiale de la culture noire».
2) Nicolas Guillén ou l’incarnation de la «négritude négriste», par
Yopane Thiao. http://www.africultures.com/php/index. php?nav=article&no=3024.
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