Chronique du jour : TENDANCES
La chaîne des livres


Youcef Merahi
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La poésie s’accroche, têtue, tenace, comme un chiendent, à la moindre parcelle d’espace vierge. Elle n’est pas lue, elle n’en a cure. Elle n’est plus objet de valeur, peu importe. Elle n’est plus objet d’usage, et alors. Elle dit, et se dit, dans les contraintes des sens, pour importer à l’utilisateur, poète ou lecteur, l’once de déraison pour entrevoir le monde dans le peu de raison qui lui reste. Elle tente l’architecture des équilibres et tenter de falsifier ce besoin stupide de tituber, pour faire le pied-de-nez aux bonnes consciences qui font de l’existence une linéarité désolante. La poésie se débusque, quand l’âme harassée indique à la main le courage d’aller faire la maraude des mots. Elle courtise la solitude des gens, se fraye un chemin dans l’obscurité et quémande un quignon de pain, un rai de soleil. Elle interpelle des lecteurs, comme moi, modestement, sans façon, gros consommateur, touché jusqu’à la mœlle par la suggestion poétique, qui se shootent au gros vers, comme le gros vin. Djamel Benmerad, un anachorète des grandes villes, nous donne à lire Les chants de l’homme, paru aux éditions Rebelles. Celui qui avoue écrire le jour, le soir, à la petite aube, ne s’embarrasse pas des contingences pour prendre le maquis de la poésie. Comme il a toujours pris le maquis de la vie. C’est un battant. Dans son travail. Dans ses amitiés. Dans sa façon d’être. Il l’est aussi dans ce dernier opus qui vient, en ce qui me concerne, à point nommé, titiller ma fibre sensible afin de questionner la muse sur le temps qui défile à une allure vertigineuse, sur les amis qui oublient de s’annoncer, sur les amours qui périclitent dans ces villes incendiaires et sur ce peuple qui ne sait plus chanter son pays. «J’épelle les jours/Et écris de ma plume rouge et franche/Les jours qui nous séparent/De l’ouragan salvateur/Cet ouragan qui lavera la terre/De ses bourreaux» (p.16), tonne le poète. Tous les bourreaux, Djamel, d’ici et d’ailleurs. Il re (questionne) la liberté, même si ce thème semble être éculé. Pour ce poète, et d’autres poètes, la liberté n’a pas fini de nous interpeller, tant que l’Homme sera sur terre. Il poétise sur la femme, je vois d’ici des barbes se hérisser, sur les camarades, ils existent encore, du moins dans nos cœurs, sur le vin, comme si Omar Khayyam n’a pas fini de vider sa coupe vermeille, sur Matoub, qu’il appelle affectueusement Lounès, cet Homme fait d’une pièce, croqueur de vie et dénonciateur de la vilenie nationale, sur l’amour, pourquoi voulez-vous enterrer à jamais Layla ?, cette donnée de la vie qui semble battue en brèche par des esprits revêches. Dans Chants et complaintes du polygone, éditions Ecrits des forges/Le dé bleu, Mohamed Younsi, un autre exilé au Québec, tout comme Benmerad en Belgique, a réuni des voix multiples de poètes algériens qui, de Bachir Hadj Ali à Assia Attouchi, en passant par Abdelmadjid Kaouah, Meziane Ourad, Mohand Ouanèche, Louisette Chérifi et/ou Nacer-Eddine Harafa, ont balisé leur chemin de poèmes pour ne pas se perdre. Pour vivre. Pour ne pas mourir. «… Au beau milieu de la rue, crier de toutes mes forces, j’exissstttte» : ce vers, qui donne la chair de poule, est de Mohamed Younsi, poète, lui aussi, qui de Tadmaït, sa ville natale, à cette terre d’exil, accueillante au demeurant, qui a fait bivouaquer ces poètes, connus ou pas, chacun avec sa thématique, ses angoisses, ses espoirs, ses amours, dont le bonheur reste la confluence du verbe. Je crois que la technique de l’anthologie peut être un palliatif pour la non-édition de la poésie. De temps à autre, des auteurs tentent cette fenêtre, pour faire connaître les poètes algériens. Il y eut Jean Senac dans les années soixante-dix, puis Tahar Djaout dans les années quatre-vingt, et, enfin, l’anthologie ficelée par Abdelmadjid Kaouah, il y a de cela deux années. La nouveauté, dans le travail de recherche de Younsi, réside dans le fait qu’il a abordé la poésie des uns et des autres avec le souci de thématiser ses choix poétiques. Cette anthologie thématique réunit, selon la sensibilité du chercheur, des orientations poétiques qui agitent la planète poésie, comme L’Algérie, entre hier et aujourd’hui, Colère et révolte, La femme, Errance, exil et tribulations, Prières pour un pays meurtri… Le travail de Mohamed Younsi mérite qu’on y revienne, en profondeur. En introduction, il écrit : «En ce pays fécondé par la parole des origines, il est un bienfait de convoquer les poètes, en souvenir de ceux qui bercèrent notre enfance de leur secrète magie et qu’il fut inconvenant d’interrompre sans se faire rappeler à l’ordre par le conteur et poète attitré du clan…» Décidément, Albert Camus n’a pas fini de hanter la mémoire collective algérienne, comme si au-delà de sa disparition, il revient interrompre le cycle de l’oubli. Il y a ceux qui l’encensent, comme s’il était l’écrivain algérien par excellence. Il y a ceux qui le rejettent, du fait de la malheureuse phrase qu’il a prononcée le jour de sa consécration mondiale du prix Nobel. Choisir sa mère par rapport à la justice lui a été fatale. Mais il y a aussi ceux qui coupent la poire en deux ne jugeant que son œuvre magistrale, selon eux. En tout état de cause, Albert Camus ne finira pas de nous opposer dans nos approches et lectures respectives. Il y a ceux qui l’algérianisent par le fameux lien du sol et par sa fameuse enquête sur La misère de Kabylie, éditée en opus et traduite par Monsieur Hadid, auteur et traducteur vers la langue kabyle. Il y a ceux qui le diabolisent à cause de sa prise de position en Suède, prise de position maladroite pour un esprit aussi critique que le sien. Dans un ouvrage collectif, au titre révélateur, Quand les Algériens lisent Camus, un quatuor d’universitaires, Amina Azza-Bekat, Afifa Brerhi, Christiane Chaulet-Achour et Bouba Mohammedi-Tabti, ont sélectionné les écrits algériens évoquant cet auteur pied-noir. Deux parties principales structurent cet ouvrage : d’abord les «écrits journalistiques, opinions libres et éclairages universitaires», ensuite les « articles d’opinions, créations, travaux universitaires». Les annexes, intéressantes à plus d’un titre, orientent le lecteur et apportent un certain nombre de documents étayant le parcours de Camus. L’initiative de ces universitaires, connues du reste par leurs travaux divers sur la littérature algérienne, est à louer, car elle est un ensemble de points de repères pour les étudiants et/ou les curieux de la chose camusienne. L’étranger, roman polémique s’il en est, à son époque surtout, lu par des générations d’Algériens, le plus connu, je crois, vient d’être traduit vers le kabyle par Mohamed Arab Aït Kaci, auteur méritoire de deux recueils de nouvelles, de haute facture littéraire, et traducteur surtout du merveilleux roman d’Ernest Hemingway, Le vieil homme et la mer. C’est dire qu’Albert Camus investit, fort judicieusement, l’espace littéraire amazigh, pour le bonheur de tous. Aberrani, éditions Akma, se lit avec aisance, car traduit dans un langage abordable, restituant l’ambiance absurde du non moins absurde meurtre de «l’Arabe». Aït Kaci prouve, si besoin est, que la traduction reste une passerelle efficiente pour se faire rencontrer les littératures de langues différentes. Tamazight a un intérêt évident à ces traductions, sauf qu’il faudra certainement établir des priorités. Sans chauvinisme aucun, je souhaiterais lire, en kabyle, la littérature algérienne francophone qui prend en charge naturellement l’âme de la patrie. Dans le cadre de cette chaîne de livres, je n’arrive pas à assouvir ma soif de lire, allant d’un genre à un autre, pour sentir (ressentir, n’est-ce pas le verbe idoine ?) que je vis, sans tomber dans le piège du ronron quotidien. Pour finir, je voudrais signaler la parution du Dictionnaire de tamazight du professeur Mohand Akli Haddadou, aux éditions Berti. Très bien fait, doté de 21 000 entrées dont plus de 1 000 mots nouveaux, il n’a rien à envier aux dictionnaires classiques. J’aurais aimé que Haddadou inclue quelques illustrations pour le rendre encore plus attrayant. Le dictionnaire est le professeur de tous les jours, c’est ce que m’ont enseigné mes maîtres. Et l’expérience, aussi !
Y. M.





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