Chronique du jour : Les choses de la vie
Une oasis dans le désert de nos désillusions


Par Maâmar Farah
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Aïn Touta n’est plus visible : un évitement la zappe et la route repart vers El Kantara, au milieu d’un paysage de plus en plus désolé. Aïn Touta me rappelle notre regretté ami Saci Haddad, grand reporter photo d’El Moudjahid qui nous stupéfia par sa décision soudaine de prendre sa retraite. Nous le rencontrâmes, plus tard, au cours d’un reportage dans sa petite ville. Il nous invita à une succulente «tchakhchoukha». Après le repas, il me tint ce discours : « Rien ne vaut cette vie sereine où je relativise tout et où chaque instant me ramène à la réalité des choses. Il n’y a plus d’écran entre la vérité absolue et moi; tous les artifices de la vie – ou du moins ce que nous croyons être la vie- se sont estompés comme par miracle !» Saci réalisait peut-être que, pour vivre heureux, il ne faut pas vivre caché, mais vivre simplement, en jouissant du bonheur d’être près de la nature, près des gens… Saint Augustin ne donnait-il pas cette définition révolutionnaire du bonheur : «c'est savoir jouir de ce que l’on possède» ?
C’était il y a une quarantaine d’années ! Mon Dieu, que le temps passe vite… Et il passe tellement vite que nous oublions d’accorder aux vraies choses de la vie l’importance et l’intérêt qu’elles méritent, pris que nous sommes dans le tourbillon des fausses certitudes, le vent baladeur d’illusions, les effluves successives des modes qui ne naissent que pour mieux mourir… Ballottés par les courants d’une existence fade car ne servant qu’à accumuler des biens matériels, nous oublions l’essentiel. Et, sur cette route qui me ramène quatre décennies en arrière, ces questions existentielles, propulsées par l’évocation d’un confrère disparu depuis longtemps, me disent que nous ne sommes que des poussières éphémères et que seule la montagne, là-bas, durera pour voir d’autres générations courir derrière les mêmes chimères, s’illustrer sur les mêmes arènes de la fausseté, de l’hypocrisie et de la cupidité, dans ce grand cirque de la désillusion qu’on appelle la vie. Oui, la montagne sera là, pour couvrir de honte ces ministres de pacotille qui ne respectent plus rien et qui persistent à vouloir travestir El Kantara d’un pont encombrant ! Quand les Français voulurent moderniser la brèche qui s’ouvre sur le Sahara, de l’autre côté de la montagne, ils agrandirent le vieux pont romain, en utilisant des matériaux presque semblables à ceux utilisés il y a deux siècles. Pour les chemins de fer et leur fameuse ligne du Sahara – qui va jusqu’à Touggourt-, ils percèrent un tunnel dans la montagne. En dépit des atrocités de la colonisation, ces travaux ont respecté la nature des lieux et n’ont nullement altéré la sérénité de cette oasis de charme, ni ses couleurs et ses lumières toujours empreintes de l’ocre de la roche, le vert des palmiers et le bleu d’un ciel limpide. Le mal qui a été fait à El Kala où l’autoroute a transpercé le parc national, risque de se répéter à El Kantara dont la réputation a fait le tour du monde. Vous en porterez la responsabilité devant l’histoire et la montagne, Monsieur le ministre !
Quand on traverse ces gorges qui constituent la seule brèche dans l’impressionnante chaîne qui court derrière les Aurès, pour s’y accrocher parfois comme deux sœurs siamoises, avant de s’éloigner pour embrasser de paisibles oasis qui ont fait le bonheur de tant de peintres célèbres ; quand on s’engage sur le pont de pierre et que l’on sente le souffle du Tell s’engouffrer avec force dans le minuscule défilé dominé par les flancs majestueux de la montagne et quand, enfin, la porte s’ouvre sur l’infinité du désert, de l’autre côté du rêve, on comprend pourquoi Ibn Khaldoun, Napoléon III, André Gide, London de Langeville et tant d’autres avaient succombé aux charmes des lieux !
Et là-bas, étalant ses bras des deux côtés de l’oued, Biskra qui n’a plus à être présentée tant elle marqua l’histoire de l’Algérie, de ses époques les plus lointaines aux lumineuses réalisations de ces dernières années qui en font une métropole bien plus développée et plus belle que certaines capitales africaines que j’ai visitées. Je dois dire que je fus interloqué par les changements intervenus dans la ville, moi qui ne l’ai plus visitée depuis les années 70 ! J’y suis venu notamment pour couvrir une visite du Président Boumediene et, d’autres fois, pour des reportages sur l’agriculture locale et la fameuse «Deglet Nour» qui garnissait les meilleures tables d’Europe et d’Amérique. Je ne retrouve plus le petit hôtel où nous séjournâmes la première fois et qui donnait sur une placette agrémentée par le spectacle des calèches bariolées. Ou de ces jeunes filles en vélo qui sillonnaient tranquillement les rues du grand Biskra. Elles étaient belles dans leurs tenues colorées et, avec leurs airs hautains, elles donnaient l’impression de ressurgir d’un vieux conte berbère où elles seraient des déesses à la beauté surréelle, juchées sur des chevaux de parade…
Ah, la Biskra de la «belle époque», avec ses airs nonchalants, ses parcs fleuris où se bousculaient les artistes du monde entier, ses thermes fréquentés par la gentry londonienne, son Casino où tant de fortunes européennes ont été dilapidées, son souffle qui traînait comme une romance du soir au milieu des palmiers, ses hôtels qui ne désemplissaient pas, sa gare romantique où les trains, noyés dans la fumée des locomotives à vapeur, régurgitaient des demoiselles aux toilettes et chapeaux d’un blanc immaculé et des gentlemen délicats. Biskra, c’était, bien avant Marrakech, la destination du soleil pour tous les fortunés, les intellectuels et les artistes européens.
Sa lumière est unique, dit-on. Les peintres, puis les photographes, ont dû y trouver l’élément manquant à l’éclairage parfait, une nuance révélée par l’alchimie d’un ciel transparent, un soleil raffiné et une terre apaisée entre les cours d’eau tranquilles et les palmiers majestueux. Et la main de l’homme, contrairement à celle du ministre intransigeant, n’a fait qu’y ajouter la blancheur des mausolées et l’ocre des murs séparant les palmeraies des modestes demeures où l’on ne bâtissait pas pour le luxe mais pour l’essentiel. Tous ces éléments expriment une philosophie de la vie qui ne s’embarrasse guère des circonvolutions de la boulimie moderne, épousant les contours d’une existence simple mais riche en spiritualité. La spiritualité qui vous élève et vous détache des biens matériels et non celle qui, de nos jours, installe la haine et la cupidité ! Rien qu’à observer le mausolée de Sidi Zerzour, éclatant de blancheur au milieu de l’oued du même nom, on comprend parfaitement le message des sages : les jours de crue, l’oued dévaste tout mais s’ouvre en deux pour épargner la demeure éternelle du marabout. On l’appelle d’ailleurs «Sidi Zerzour, diviseur de l’oued…»
Est-ce cette lumière qui attire tant de peintres, d’artistes et de cinéastes ? Ou est-ce cette spiritualité posée par ces grains de lumière portés par les vents ? Je n’ai pas posé la question à Rabah Ameur-Zaïmèche qui tourne actuellement «L’histoire de Judas l’Iscariote» dans les Zibans, avec une pléiade de comédiens dont Abdel Jafer et Elise Caron.
Dans la douce quiétude qui tombe le soir sur la terrasse de la piscine de l'hôtel des Zibans, Elise, le visage poli par les projecteurs, le regard absorbé par une tablette qui clignote, semble heureuse. Elle est à plus de 2000 kilomètres de Paris et il manque tant de choses devenues, là-bas, si coutumières. Pourtant, le regard d'Elise s'habille d'une lumière que je connais bien : c'est celle du Sahara, de l'aventure, de la rencontre et de l'amitié. Dans un entretien au Soir, elle a parlé de son métier, de ses projets et des paysages qui nous entourent. On y reviendra.
A l'intérieur du restaurant, Abdel Jafar, connu pour plusieurs rôles de premier plan dans de grands films, salue l'équipe : il part à Cannes pour présenter un long métrage franco-mauritanien qui concourt dans la compétition officielle. Rien que ça ! Et là-haut, dans sa chambre, Rabah Ameur-Zaïmèche parcourt quelques pages de son scénario : il sera difficile de rendre fréquentable ce Judas honni par tous. Le plus grand traître de l'Histoire. Mais la tolérance légendaire de Biskra et l'esprit des aïeuls viendront certainement au secours de la réhabilitation de l'Iscariote...
M. F.





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