Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Balade dans le mentir/vrai(15)
Le regard fragile d’Agnieszka


Par Arezki Metref
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Décidément, je n’y arrivais pas. Comme un handicap insurmontable. Impossible de prononcer son prénom convenablement.
Armé d’un mélange teinté d’ironie et de compassion, Marek s’était mis en tête de camper les répétiteurs :
- It’s easy, grommela-t-il entre deux bouffées de cigarette. Repeat after me: Agnieszka. Easy!
Si je jouais le jeu, je mettais immanquablement à côté des buts :
-Agniouchka, récidivai-je, penaud.
Marek revenait à la charge, tirant sur sa clope sans avaler de fumée comme un fumeur du dimanche ou une diva suçant son porte-cigarette dix-huit carats.
- No, no ! s’exclama-t-il, sans cacher cette fois son irritation.
Une trombe de mots grêles fusa de sa patience. La jeune fille tressauta. Je compris alors que je venais d’essuyer une salve d’objurgations en polonais. Que Marek fasse une fixation sur mon incapacité linguale à prononcer le prénom de l’interprète butait sur le mur de ma compréhension. Dans un désir puéril de revanche, ou de simple réciprocité, l’idée de lui demander de prononcer correctement Mekioussa ou Jijiga m’effleura l’esprit.
M’adressant à l’interprète, je m'excusai pour toutes les fois où j’avais esquinté son prénom et, me sachant dans l’incapacité d’y remédier, je lui proposai de lui verser autant de pardons que nécessaire en arrhes pour celles à venir.
Elle ne s’en formalisa pas :
- Surtout, ne changez rien. Agniouchka, c’est joli, ça me plaît bien.
Nous longions, au centre de Varsovie, le Palais de la Culture, mastodonte de 42 étages comportant 3288 pièces, qui écrase de sa masse stalinienne les lignes douces de la vieille ville. Nos pas crissaient sur les premières neiges qui commençaient à poser une pellicule vitreuse sur le pavé.
Marek me posa la question visiblement de circonstance qu'Agnieszka me traduisit les joues empourprées par le froid ou la gêne :
-Sais-tu pourquoi du haut de ce
bâtiment, on a la meilleure vue sur Varsovie ?
Je hasardais quelques explications qui me paraissaient plausibles.
Dans un grand éclat de rire, il lâcha :
- Parce qu’on ne voit pas le Palais de la culture.
Plus tard, j’appris que c’était là une boutade des plus répandues pour dénoncer la martial laideur de ce bâtiment offert par l’URSS à la Pologne au début des années 1950. C’est plus tard aussi que je me suis demandé comment Marek, employé par un organe de l’État, pouvait s’aventurer à commettre, devant un journaliste étranger, l’impair magistral de railler l’URSS et la Pologne soviétisée qu’il était censé non seulement servir mais aussi défendre. Après l’avoir mieux connu, je saurai qu’il avait quelque chose de Janus ou du personnage de Papa dans Second Service de Slawomir Mrozek :
Le Spectre : Tu criais «Vive le chef suprême !». Prouve-moi à présent que tu étais sincère.
Papa : Croyez-moi, chef.
Le spectre : Je t’ai cru. Rappelle-toi ton serment.
Papa : C’est une vieille histoire.
Le spectre : Serais-tu infidèle ?
(Un temps)
Papa : Mais non, quelle idée…
Agnieszka était une toute jeune fille brune aux cheveux raides, noirs de jais, et aux grosses lunettes en écaille qui lui mangeaient la moitié de son beau visage blanc de porcelaine. J’avais remarqué qu’elle avait tendance à décrocher de l’instant, à fuguer du présent, s’interrompant au milieu d’un mot pour fixer un point invisible comme si, de mèche avec des forces de troisième type, soudain, elle nous plantait là pour s’infiltrer dans une autre dimension. Quand cette absence fugace lui vidait le regard de son incandescence, elle faisait place à l’apparition d’une Madone veillant sur les rescapés d’une tragédie. Rétrospectivement, et sachant son intérêt universitaire et personnel pour Boris Vian, je devais trouver dans l’éclat innocent de sa jeunesse, de sa fragilité, de sa douceur, quelque chose de Chloé, cette incarnation de la féminité que l’auteur de L’écume des jours, empruntant le prénom à une chanson de Duke Ellington, fait mourir d’un nénuphar poussant dans les poumons.
Quelque chose devait se passer dont je pressentais l'absurde comme dans le théâtre de Mrozek (1930-2013), ce journaliste de Cracovie, dessinateur et homme de lettres, écrivain dissident avant la lettre, qui porta l’humour noir polonais à la hauteur de la tragédie grecque.
Débarquant à l’aéroport Okęcie de Varsovie, — appelé aujourd’hui Frederic Chopin, — en ce mois de novembre 1976, j’étais attendu par deux extraterrestres. Dans cet univers glaçant et uniforme d’Orwell, c’est ainsi que m’apparut ce duo qui se permettait le luxe de se ressembler et de s’habiller pareillement. Je quittais à peine le boyau où des flics patibulaires passent à la loupe, l’œil inquisiteur, les documents de voyage que je tombai sur eux. Tous deux avaient le visage fin et des yeux bleus cobalt. Ils avaient aussi les cheveux brun clair et longs à la John Lennon. Ils portaient les mêmes fringues : pantalon en velours marron finement côtelé, pull de grosse laine crème sous un manteau en simili cuir chocolat.
Le garçon tenait, à hauteur de la poitrine, un écriteau sur lequel je reconnus mon nom approximativement orthographié et celui de son journal, dont j'étais l'invité. La fille se présenta en premier. Je ne retins ni son nom ni son prénom mais j’ai bien compris qu’elle était interprète. Je n’assimilai pas davantage le patronyme du garçon, qui, comme je m’en doutais, était le cicérone désigné pour que mon séjour polonais soit fructueux et se déroule sans anicroche. Par un dédale de coursives, nous atterrîmes dans un parking où une voiture polonaise nous attendait. Lorsque nous arrivâmes à l’hôtel Dom Chlopa, le ciel était à la hauteur des toits d’immeubles. Des lambeaux de nuit flottaient dans l’air obscurci. Les formalités à la réception furent vite expédiées. Je récupérai la clé de la chambre. Les jumeaux – c’est ainsi que ce duo est resté dans ma mémoire – m’expliquèrent, lui parlant en polonais qu’elle convertissait en français, qu’ils seraient à ma disposition pour que le programme d’une semaine soit appliqué. Ils s’excusaient de ne pouvoir dîner avec moi mais dès le lendemain, 9 heures, ils ne me quitteraient plus jusqu’au jour de mon départ. Je dînai donc seul en écoutant distraitement un orchestre de jazz. Le lendemain à 9 heures, je descendis. Ce n’était pas les jumeaux qui m’attendaient, et que j’attendais, mais Marek et Agnieszka. Bien que le trouvant énigmatique, je ne demandai pas les raisons de ce changement. Même si elle n'eut aucune incidence pratique, cette substitution m'interpella. Pas de sens. Absurde.
Marek était un grand type, roux et volubile, avec une barbichette et une casquette à la Lénine. Extraverti, et communicatif en diable, très vite il entra dans le vif du sujet. «Que sais-tu de la Pologne ?», me demanda-t-il. Je devais rédiger un reportage où la littérature tenait le rôle de passager clandestin. Mais je n’évoquai pas ce regret. Beaucoup de choses que je ne savais pas. Cette année-là, le taux d’inflation en Pologne avait grimpé jusqu’au vertige, des denrées de première nécessité étaient absentes du marché, des révoltes avaient flambé dans plusieurs villes et, en septembre, le 23 exactement, un groupe de 14 personnes annonçait la création du Comité de Défense des Ouvriers (KOR) qui conduira le pays, moins de 15 ans plus tard, à sortir du communisme. Un groupe d’opposants au régime de façon organisée et agissant à visage découvert, c'était une première.
Marek me raconta, lui, qu’habitant dans la banlieue de Varsovie, il avait tous les jours une heure de train pour rallier son journal et une heure pour rentrer. Il me donna le détail du temps passé en train en vingt ans de boulot et des livres qu’il avait lus pendant ce voyage qui ressemblait au supplice de Tantale. Il était devenu incollable sur Adam Mickiewicz, le poète national polonais du 18e siècle.
A. M.





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