Contribution : La longue marche de l’Algérie vers la démocratie

Par Badr’Eddine Mili
A quoi servirait, en Algérie et, en ce moment précis de 2014, une Constitution révisée, si toutes celles qui l’ont précédée n’ont été ni appliquées ni respectées ? C’est la question que se posent de nombreux citoyens algériens, après avoir pris connaissance de l’initiative présidentielle portant, pour la énième fois, révision de la Constitution de 1996.
Les citoyens se posent cette question, sachant, par expérience, que la Loi fondamentale n’a réglé, de l’indépendance à nos jours, aucun de leurs problèmes essentiels et, a fortiori, ceux de l’Etat, pas plus que les lois, organiques ou non, qui en ont dérivé et qui se comptent par centaines, faisant de l’Algérie le pays qui possède l’arsenal législatif et réglementaire le plus complet et le plus sophistiqué, au monde, mais, en même temps, l’un des plus stériles.
Abdelhamid Brahimi, l’ancien Premier ministre du président Chadli Bendjedid, l’auteur de la fameuse déclaration sur les 26 milliards, a, bien malgré lui, été amené à le constater, dans une interview accordée à la télévision publique, aux premiers jours de sa prise de fonctions, avouant que le problème de l’Algérie ne réside pas dans la santé de ses dispositifs juridiques mais, plus simplement, dans leur inapplication.
Or, dans les Etats qui développent une gouvernance démocratique attestée, une Constitution est rédigée pour être appliquée. Placée au centre de la vie institutionnelle et politique du pays, elle fonctionne comme un organisme vivant invoqué, convoqué, mis en avant à tout moment pour arbitrer et régler les problèmes et les différends qui surgissent aussi bien dans la sphère du pouvoir proprement dite, que, plus largement, dans celle de la société, souvent, confrontée à des accélérations ou à des inversions des mouvements de l’Histoire nécessitant des réajustements ou des recadrages pour sauvegarder ou bonifier les principes et les valeurs sur lesquels repose le socle du vivre ensemble. La Constitution, loi des lois, ainsi que la qualifient les hommes de droit, est un texte qui ne souffre, dans ces Etats, d’aucun jeu politicien ni d’aucune manipulation qui en fausseraient le juste fonctionnement convenu ou en ferait un objet de discorde ou de désunion au sein du peuple ou de la société politique.
Expression d’une volonté générale librement exprimée, la Constitution est un pacte philosophique, moral et politique passé entre l’ensemble des composantes d’une nation s’accordant sur les principes et les valeurs qui fondent la communauté de leur destin ainsi que sur la nature, la forme et les modalités d’exercice du pouvoir au sein du régime qu’elles ont choisi de se donner. Une Constitution a, de ce fait, vocation à durer et à transcender les aléas de la conjoncture même si, dans bien des cas, elle n’est que le reflet d’un moment de l’Histoire d’une nation et le résultat d’un rapport de forces à l’intérieur de la société.
Dans certains pays démocratiques, à l’exemple de la Grande-Bretagne, un cas unique, la Constitution n’est même pas écrite, la coutume y faisant autorité, l’alternance politique et l’indépendance des juges élus, étant la pierre angulaire d’un système qui érige l’habeas corpus en droit physique inaliénable et imprescriptible.
Dans d’autres, comme la Fédération helvétique, elle fait partie de la vie de tous les jours, les citoyens étant, régulièrement, consultés, par voie référendaire, parfois à leur initiative, pour décider du moindre détail de leurs affaires communes. Aux Etats-Unis, elle existe en tant que donnée pérenne, fondatrice et garante de la structure immuable du régime choisi – le fédéralisme, le bicaméralisme et la libre entreprise – qu’aucun exécutif n’a le droit de transgresser, la seule liberté autorisée étant celle qui consiste, dans des conditions très précises, à procéder à des amendements dûment fondés qui assurent une régulation nécessitée par les exigences du développement, de la sécurité et du progrès de la société et de l’Union. La France, terre d’élection de la révolution et des bouleversements politiques qui s’est octroyée, depuis 1789, plus d’une vingtaine de Constitutions dont Emmanuel Joseph Sieyès, chargé par Napoléon Bonaparte d’en rédiger une, sous le Consulat, avait dit que la meilleure d’entre elles était celle qui serait la plus courte et comporterait le plus d’obscurité, n’en a stoppé le cours inflationniste qu’avec l’avènement de la 5e République, instituée en 1958, par le général de Gaulle, en pleine guerre d’Algérie, sur la base du présidentialisme, un régime mettant fin à la suprématie des partis et au parlementarisme jugé déstabilisateur de l’ordre républicain cher à la droite conservatrice française.
Plusieurs constitutionnalistes et intellectuels de renom, Duverger, Aron, Ricœur avaient, en leur temps, critiqué cette Constitution jugée confiscatoire des libertés et même monarchique, reproduisant, de façon biaisée, le régime présidentiel américain, un constat, pas tout à fait infondé, mais qui avait omis, peut-être involontairement, le fait que la République avait disposé, depuis la révolution, d’un texte-source, la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui avait, toujours, servi de rempart des libertés contre tous les dangers de déviation ou de viol menaçant, réellement ou potentiellement, les dispositions fondamentales de la Loi suprême.
Dans la pratique, la Constitution est protégée par des institutions indépendantes – Conseil constitutionnel, hautes juridictions –­ qui veillent à la conformité de la législation à ses canons et qui la soustraient aux tentations de subordination aux intérêts sectaires de factions ou de personnes, allant jusqu’à mettre en jugement les plus hauts responsables de l’Etat qui auraient porté, dans l’exercice de leurs fonctions, atteinte à ses stipulations. Nixon, Clinton, et plus près, Chirac ont été, dans des contextes historiques différents, désavoués, directement ou indirectement pour les actes, contraires à sa lettre ou à son esprit, dont ils se sont rendus coupables dans la gestion des affaires publiques de leur pays.
Dans un climat de désenchantement et de crise générale qui mine, certes, aujourd’hui, l’évolution de la démocratie représentative, c’est là un idéal qui n’est atteint que par des nations technologiquement très développées, policées, fortement cultivées et imprégnées du sens public, ce qui n’est, malheureusement pas le cas, pour des raisons historiques différenciées, de plus d’une centaine d’autres, au monde, une fatalité (?) à laquelle l’Algérie, au grand regret de ses citoyens, n’a pas pu ou su échapper, alors qu’en 1963, elle était bien partie pour se doter d’une Constitution, autrement que formelle, dans un pays neuf, ouvert sur les valeurs les plus humanistes et les plus progressistes de la civilisation universelle à la promotion desquelles elle a contribué, au moyen de sa guerre anticolonialiste. Que s’était-il passé de si imparable qui eut pu motiver ce rendez-vous raté avec l’Histoire qualifié par Ferhat Abbas de conséquence directe du détournement de la souveraineté populaire commis contre l’Assemblée constituante élue en septembre 1962, censée l’incarner ? Plusieurs explications peuvent être tentées, à ce sujet, les unes plus plausibles que les autres. Parmi celles qui n’ont pas un lien direct avec les concurrences entre les chefs et tendances du pouvoir naissant, la plus objective résidait en ce qu’il était quasiment impossible pour une révolution populaire dirigée contre le système capitaliste qui avait saigné le pays et la société, de choisir de façon automatique, d’installer un régime fondé sur le multipartisme politique et le libéralisme économique, autrement dit le modèle ayant fourni l’assise idéologique et la justification matérielle de la colonisation. C’est le sens qu’il faudrait, probablement, donner aux décisions prises par le congrès de Tripoli, de juin 1962, consacrant l’option du socialisme comme voie de développement économique et le choix du parti unique comme moyen politique de gouvernement d’un Etat qui venait d’être restauré après avoir été éclipsé durant 132 ans. Le poids pris par la paysannerie dans la conduite de la révolution armée avait fini par faire prévaloir ces orientations qui se trouvaient, du reste, en symbiose avec la bipolarisation du monde partagé entre camp capitaliste et camp socialiste. L’Algérien proche du bloc de l’Est et en particulier de l’Union soviétique, puissance amie qui avait soutenu la guerre de Libération nationale, allait, en adoptant en 1963, une Constitution idéologique saupoudrée de quelques dispositions parlementaristes, entrer dans le club des démocraties populaires et y rester jusqu’en 1989.
En apparence seulement parce qu’en réalité, l’Etat gouvernait à l’aide d’une lgislation d’inspiration française, ne retenant que ce qui pouvait étayer ses penchants jacobins, centralisateurs à l’excès et rejetant ce qui apparaissait, à ses yeux, comme iconoclastes : le pluralisme politique, la séparation des pouvoirs, la séparation du sacré et du temporel, l’indépendance de la justice, la liberté de la presse… Bien que divergeant dans la forme, le président Ben Bella qui accapara tous les pouvoirs, durant le court intermède de son règne, puis le président Boumediene qui suspendit la Constitution pour ne gouverner que par ordonnance jusqu’à ce qu’il fit adopter une nouvelle Constitution, prolongement juridique de la charte nationale, qui proclama l’irréversibilité du socialisme, se sont, au final, rejoint dans le fond : l’Algérie n’avait pas besoin d’une Constitution, elle avait besoin d’une idéologie.
Chacun, selon son style, ils avaient récusé, par avance, toute ouverture démocratique parce qu’ils avaient estimé qu’il fallait d’abord rendre justice à la paysannerie victime coloniale en lui restituant la terre, en l’éduquant et en l’intégrant dans une large alliance ne devant servir qu’un seul objectif : la construction et la défense d’un Etat national survivant aux événements et aux hommes. Autrement dit une constitution programme. Il était exclu, pour eux, que l’Algérie se paye le luxe de plaquer sur une réalité sociale décalée, un schéma importé, inapproprié et voué, dès le départ, à un échec ayant sanctionné, négativement, l’expérience que Salama Moussa entreprit d’acclimater dans une Égypte à dominance rurale, sous le mandat du roi Farouk.
Et ce fut, paradoxalement un des anciens chefs de la paysannerie durant la Révolution, le président Chadli Bendjedid qui, faisant preuve d’un certain pragmatisme, fit sauter le verrou idéologique qui paralysait la Constitution, replaçant cette dernière au centre du jeu politique, en décrétant, en 1989, le multipartisme, la liberté de la presse, ce qui accorda au régime un sursis lui faisant éviter, du coup, un effondrement tenu pour quasi certain.
Le répit fut de courte durée. Sous la poussée du fondamentalisme intégriste qui déclara la démocratie kofr en brandissant le mot d’ordre «Ni charte ni Constitution, Dieu a dit, le Prophète a dit», l’application de la Constitution, pourtant prometteuse, fut suspendue et le gouvernement du pays confié à une institution extra-constitutionnelle, le Haut Comité d’Etat. La République fut sauvée in extremis et extirpée des griffes des prébendiers bazaristes qui voulaient la transformer en un émirat vert. L’accession du président Zeroual à la magistrature suprême, à la suite de la première élection présidentielles pluraliste de l’Histoire du pays, un acquis capital de la longue marche de l’Algérie vers la démocratie, fut saisie au vol, dans une inspiration inimaginable pour l’époque, afin d’élaborer une Constitution anti-crise, balisant l’aspiration démocratique exprimée par la société. L’introduction du bicaméralisme et, surtout, la limitation des mandats furent assimilées à une véritable révolution dans un monde arabe accroché à des modes de gouvernance césaristes.
La révision constitutionnelle décidée par le président Bouteflika en 2008, après neuf années d’exercice, donna un coup d’arrêt irrémédiable à ce processus et l’Algérie fut, de nouveau, plongée dans une gouvernance en déphasage avec son temps. On savait que le président qui change, rarement, d’idées n’avait pas d’atomes crochus avec les Constitutions et les Parlements algériens quelles que fussent les époques auxquelles ils avaient appartenu. On savait aussi qu’il n’était pas seul au pouvoir et que toute une classe sociale, nouvellement arrivée aux affaires en avait usé, sous le couvert d’une réconciliation nationale inaboutie, comme d’un faire-valoir, en encourageant sa forte propension à l’exercice autoritariste du pouvoir. A l’orée d’un quatrième mandat inauguré sous l’emprise de l’ancien texte, le président Bouteflika se résout à revenir à certains fondamentaux de la Constitution précédente, sans que la copie présentée, il y a deux semaines, n’aille jusqu’à traduire les grands desseins tant vantés par les promesses électorales d’avant le 17 avril.
L’opinion nationale s’attendait à une révolution fondatrice de ce fameux Etat civil ravi au cabinet noir et voilà qu’elle découvre un texte dont l’objectif timoré n’arrive pas à dépasser les limites d’un projet de para-démocratie modérée.
La déception est perceptible à tous les niveaux. Et en attendant de voir ce dont les consultations, ouvertes par Ahmed Ouyahia, accoucheront, d’ici un mois, l’opinion s’interroge sur les motifs de ce recul, se demandant s’il n’y a pas eu d’événements intercurrents intervenus dans les coulisses du sérail qui en auraient différé la décision, et non portés à la connaissance du public. Là, aussi, plusieurs supputations sont avancées. Le président Bouteflika, qui est convaincu que le quatrième mandat est le dernier qu’il remplit, entend continuer à détenir les pleins pouvoirs refusant de s’encombrer de balises institutionnelles qui limiteraient son rayon d’action. Il a pris, le 17 avril, la mesure de la réaction du peuple qui a fait savoir qu’il souhaitait vivre dans une certaine stabilité quel qu’en soit le coût et le déficit démocratique qui pourraient en découler. Le pouvoir d’Etat a saisi, aussi, que l’abstention lui a profité plus qu’à l’opposition qui sort de l’épreuve électorale diminuée et sans ancrage, raison pour laquelle la mission de diriger les consultations a été donnée à un homme d’autorité qui conclura certainement la fin de la récréation, en se posant comme le gardien de l’orthodoxie constitutionnelle et, partant, dauphin désigné à une succession sans heurts.

Les élections législatives anticipées, si telle sera la conséquence de l’adoption de la nouvelle Constitution, sacrifieront, sur leur autel, l’opposition de laboratoire au profit de l’opposition traditionnelle, FFS et ex-FIS. Sous ces auspices, l’Algérie poursuivra, au pire, son itinéraire, sous la férule d’un autoritarisme édulcoré, au mieux, elle s’alignera sur la solution marocaine mise en place, après le soulèvement populaire d’il y a deux ans.
A tous les coups le pouvoir d’Etat sera gagnant. Comme quoi la voie qui reste à parcourir pour arracher une démocratie authentique est encore longue. Ainsi qu’il a été souvent écrit dans cet espace, ce but ne sera atteint qu’avec une société cultivée, éduquée et débarrassée de l’esprit du beylik et de la moubayaa. Béji Caïd Essebsi, dirigeant de la bourgeoisie tunisienne et un des chefs de la résistance anti-fondamentaliste, a déclaré il y a quelques jours : «La Tunisie n’a pas investi dans les armes, elle a investi, depuis l’indépendance, dans l’éducation, la libération de la femme, la libre entreprise, la tolérance et une diplomatie à sa taille, c’est cela qui lui a permis de se sauver du naufrage qui allait l’engloutir.» Tout un programme…. A méditer !
M. B.



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