Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Balade dans le mentir/vrai(16)
Minuit, place du Marché à Cracovie
Par Arezki Metref
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Agnieszka
avait l’air absent. Il faut dire qu’avec la faconde de Marek, on ne
pouvait ni suivre, ni décrocher. Elle commença à traduire
consciencieusement ce que Marek disait d’Adam Mickiewicz, puis devant
son débit torrentiel, elle prit congé. Et, pour la seconde fois depuis
notre rencontre, j’eus l’impression d’assister, et même de déchiffrer
son échappée dans une autre dimension. Je ne sais si c’était une
plaisanterie, mais Marek n’arrêtait pas d’interroger en boucle :
- C’est quoi un poète national ?
En effet, c’est quoi ?
S’agissant d’Adam Mickiewicz, le roi du romantisme acclimaté aux bords
de la Vistule, qui a légué à la postérité l’idée nationale – et le
baise-main, dit-on – , il était amusant de savoir que le soulèvement des
étudiants polonais de 1968 avait eu lieu sous l’emblème d’un
nationalisme dont il était l’inspirateur. Le nationalisme de Mickiewicz
était anti-russe. Il s’était d’ailleurs engagé militairement à combattre
l’ennemi russe sous les couleurs de la patrie polonaise. Un nationalisme
plutôt étroit comme le sont tous les nationalismes. «Le patriotisme,
c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres.»,
disait Romain Gary.
Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’une révolte étudiante qui revendique
l’égide de Mickiewicz, se soit dressée contre le choix soviétique, suivi
par le gouvernement polonais, de soutenir le camp arabe dans la guerre
des Six jours en 1967 au Moyen-Orient. Pour les insurgés, ne pas être du
côté d’Israël aurait été assimilé à de l’antisémitisme.
Plus tard, nous devions prendre un train pour Cracovie, un tortillard,
poussif et bondé. Le compartiment le plus fréquenté était celui du
restaurant ou plutôt de la gargote roulante qui sentait le graillon et
l’haleine fétide des buveurs de vodka. Dans le train, Marek semblait
agité. Il se cala sur le banc en bois, sa casquette rabattue sur les
yeux, et s’endormit.
Je me trouvais enfin face à Agnieszka. C’est elle qui prit l’initiative
du dialogue.
- Ça vous dit quelque chose Jean Sol Partre ?
- Oui bien sûr ! répondis-je, à la fois enjoué et sur mes gardes.
Depuis que j’avais lu L’écume des jours, six ou sept ans auparavant, et
que j’avais découvert Le Déserteur, j’étais un admirateur de Boris Vian.
Etait-ce par le besoin d’être dans le coup, ou étais-je vraiment conquis
par ce monde onirique.
- J’adore Boris Vian, renchérit Agnieszka.
Cette incursion de l’univers surréaliste de Vian dans ce vieux train
brinquebalant roulant sur les plaines noires de Silésie, après les
tirades de Marek sur Adam Mickiewicz, m’apparut comme quelque chose de
déconcertant. Avec ma légère paranoïa, je me suis demandé un instant si
l’évocation de Boris Vian n’était pas une sorte de piège pour jauger mes
convictions progressistes. La façon dont Agnieszka posa la question, me
fixant d’un regard soudain endurci, étaya mes craintes. La présence de
Marek endormi ajoutait à la déstabilisation.
Bien plus tard, reconsidérant la scène, j’imaginais l’exaltation qui
aurait saisi Boris Vian s’il avait su mon malaise. Il se serait, pour
sûr, esclaffé devant l’ironie de la situation. Lui, le poète de
Saint-Germain-des-Prés, anarchiste et pacifiste, donc défaitiste, adepte
du jazz, genre décadent, devenu l’objet d’un clivage dans la Pologne
communiste ! Et qui plus est dans la situation insolite d’un journaliste
algérien mêlé, à son corps défendant, aux schismes dans la pensée de
gauche européenne.
J’y repensai l’année où Mahmoud Zemmouri avait adapté au cinéma
L’Honneur de la tribu de Rachid Mimouni. Lors d’une rencontre avec le
cinéaste au Festival de Carthage à Tunis en 1990, je lui demandai
comment Mimouni avait trouvé l’adaptation. Il me répondit qu’après la
projection, ce dernier n’avait fait aucun commentaire. Je croisai
Mimouni à Alger, quelque temps après, et lui posai la même question. Il
me fit cette réponse énigmatique :
- Disons que j’ai survécu à la projection contrairement à Boris Vian
foudroyé, lui, par une crise cardiaque à la Première de J’irai cracher
sur vos tombes de Vernon Sullivan alias Boris Vian.
J’étais presqu’heureux que Marek se réveille et mette fin à cette
discussion. Avions-nous déjeuné ? Combien de temps avait duré le voyage
? J’ai le souvenir d’une journée passée à voir défiler des paysages
noirs couverts de neige, un peu comme dans Docteur Jivago de Boris
Pasternak.
La séquence suivante m’entraîna dans un hôtel de Cracovie. Il était plus
de 23 heures. Ne parvenant pas à m’endormir, je descendis dans le hall
d’entrée. J’y trouvai Marek, cigarette au bec, affalé dans un fauteuil.
Nous échangeâmes dans un anglais de duty free. Je compris cependant
qu’il connaissait une rue où des restaurants restaient ouverts tard dans
la nuit.
En sortant de l’hôtel, nous devions traverser l’immense place du marché
de Cracovie. Il était maintenant minuit et tout le silence nocturne dans
lequel s’enveloppait la ville s’était comme ramassé en surplomb de cette
place. Marek, habituellement si loquace, était devenu muet. Seul le
crissement de nos pas sur la neige indiquait une présence humaine.
Brusquement, ce silence suspendu fut ébréché par des voix portées par
une brise glaciale.
Je m’arrêtai afin de m’assurer que je pouvais en croire mes oreilles.
Deux voix masculines, à minuit, sous la neige de Cracovie parlaient
l’Algérois. A ce moment du récit, je ne savais pas encore que cette
rencontre avait quelque chose à partager avec Boris Vian dont Lee
Anderson, le personnage de J’irai cracher sur vos tombes, séduit deux
sœurs dans une conception de l’amour qui n’avait rien de romantique. On
était loin alors de l’amour sublimé de Mickiewicz immortalisé par la
figure diaphane de Maryla.
J’avisai deux hommes assis sur un banc, et me dirigeai vers eux. Leur
étonnement de m’entendre parler algérien n’eut d’égal que le mien. Ils
se figèrent. Je me présentai. Toujours sur la défensive, sans doute ne
crurent-ils pas un mot de la fable du journaliste algérien en reportage
à Cracovie, prenant l’air à minuit. Je reconnus à leur façon de se
concerter en silence, ce fameux syndrome de la Sécurité Militaire
ressenti par tout Algérien de l’époque séjournant à l’étranger. Toujours
ce sentiment d’être partout fliqué ! Je dois avouer que les
circonstances de la rencontre, et notre accoutrement à Marek et à moi –
couvre-chef, gabardine de milicien – pouvaient prêter à équivoque. Je ne
me souviens plus comment je suis parvenu à leur faire baisser la garde,
mais le fait est qu’ils finirent par accepter de prendre un verre. Une
heure plus tard, nous en étions aux confidences. De leur confession, je
retins que ces deux amis d’enfance, natifs d’un quartier populaire de la
banlieue d’Alger, avaient été séparés lorsque l’un des deux avait obtenu
une bourse pour Cracovie. Au bout d’une année, le boursier invita son
ami à le rejoindre. Celui-ci, venu passer quelques vacances, ne voulut
plus repartir. Il loua une chambre chez l’habitant, en l’occurrence une
mère et sa fille. Comme le personnage de Vian, il séduit deux membres de
la même famille, ici la mère et la fille. Il eut un enfant de chacune
d’elles. Lorsque je les accostai, ils cherchaient quelles solutions
apporter à cet imbroglio.
- Tire-toi ! dit le boursier.
- Dans ma famille, répondit l’autre, on n’abandonne pas ses enfants.
A. M.
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