Contribution : NATIONS ET CONSTITUTIONS
4) L’idéal américain


Par Nour-Eddine Boukrouh
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Cela est rare dans les usages diplomatiques, mais le président Barak Obama n’a pas félicité Bouteflika après sa réélection pour des raisons vraisemblablement personnelles : il n’a pas pu supporter l’idée de se mettre en porte-à-faux avec son opinion sur les chefs d’Etat africains malades du pouvoir. Mais en charge des intérêts de son pays à un moment où celui-ci consolide son installation dans le Sahel, il a besoin de maintenir la coopération sécuritaire avec l’Algérie pour réduire la menace terroriste car la sécurité intérieure américaine commence là où se terre une faction terroriste comme Aqmi.

Nous avons constaté par contre à la lecture du message qu’il lui a adressé pour l’inviter à prendre part en août prochain au sommet Etas-Unis-Afrique sur l’«investissement dans la nouvelle génération» une certaine jubilation car il n’ignore pas que cet homme de 77 ans et à 85% invalide a investi non pas dans la «nouvelle génération», mais dans sa seule personne et au détriment de toutes les générations qu’il a croisées sur son chemin.
Lorsque Bouteflika a décidé en 2008 de s’ouvrir la voie de la présidence à vie, d’aucuns, dans leur zèle à lui complaire ou parce qu’ils avaient un intérêt personnel dans l’affaire, ont sorti entre autres arguments spécieux l’arme fatale : «La Constitution n’est pas le Coran !» Ce qui revient à dire et à comprendre que chez les musulmans tout, dans la vie des individus et des nations peut être remis en cause sauf le Coran, qu’il est «halal» de tripoter comme on veut la Constitution et que, du reste, c’est l’essence même de la démocratie «puisque la décision revient au peuple». Le «peuple», en l’occurrence, est l’une des dénominations de la fraude électorale en Algérie. C’est du sophisme au sens socratique de l’expression, c’est-à-dire l’art de donner au faux les apparences du vrai.
A l’époque, ces zélateurs n’avaient pas sorti de leur besace à ruses un autre argument-massue, le réservant sans doute à la campagne du 5e mandat : «Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis !» Vont-ils nous dire, maintenant que Bouteflika veut refermer derrière lui la porte des mandats, que c’est contraire à la démocratie ? Voilà avec quel genre de «bougnouleries» notre pauvre nation a été pilotée depuis l’indépendance : une chose et son contraire, présentés comme les facettes d’une même vérité ; du faux et de l’usage de faux, justifiés par l’«intérêt supérieur» du pays ; des caprices individuels, travestis en sens élevé du patriotisme. Le staff au service du troisième mandat en 2009, du quatrième mandat en 2014 et probablement du cinquième en 2019, se trompe sur toute la ligne. Il se trompe :
1) sur le caractère démocratique des mandats illimités ;
2) sur les Constitutions qui seraient moins respectables que le Coran ;
3) sur la présomption que le Coran est insusceptible d’être touché.
Voyons cela dans le détail :
1) Pour les mandats, celui qui en a bénéficié a reconnu sa faute et fait implicitement mea culpa en proposant de revenir à la limitation instaurée par Zéroual en 1996. Du coup, il a invalidé les boniments utilisés en 2008 par ses courtisans.
2) Pour le degré de sacralité dont jouissent ou non les Constitutions par rapport au Coran, il existe au moins un cas où la Constitution est plus sacrée que la Bible, le Coran, la Thora et les Vedas réunis, celui des Etats-Unis d’Amérique. Si, en pays musulman, on peut impunément contrevenir à la loi et à la Constitution parce qu’elles n’ont aucune valeur sacrée dans la culture et l’inconscient arabo-musulman, aux Etats-Unis, on peut contrevenir autant qu’on veut, qu’on peut et impunément à tout livre saint, mais pas à la Constitution. Un exemple : depuis des décennies, la réglementation permissive sur le port d’armes est à l’origine de dizaines de milliers de morts par an aux Etats-Unis sans qu’aucun président, aucune composante du Congrès, n’ait réussi à entraîner assez de monde derrière lui pour la changer. Car il ne s’agit pas moins que de toucher à la Constitution, et en particulier au 2e amendement qui remonte à 1793.
La Constitution américaine n’est pas placée sous la protection du président des Etats-Unis qui peut être tenté de la plier à ses goûts malsains pour le pouvoir, mais de la Cour suprême. L’initiative de la réviser est dévolue au Congrès (Chambre des représentants + Sénat), moyennant approbation des 2/3 de ses membres, ou à une convention fédérale à la demande des 2/3 des Etats membres. Dans ce cas, la proposition d’amendement doit être ratifiée par les 3/4 des Etats de l’Union. Ce n’est donc pas chose aisée que réviser la Constitution américaine. Le 27e amendement, proposé par le congrès en 1789, n’a été ratifié qu’en 1992, soit deux siècles et quart après. Et il ne portait que sur le mode d’élection des sénateurs. Que dire d’un amendement touchant aux libertés, comme le 2e ?
Il faut savoir que ce dernier n’a pas été inscrit dans la Constitution pour répondre au besoin de légitime défense des citoyens américains, mais pour leur donner les moyens de s’opposer à leur gouvernement par les armes dans le cas où celui-ci venait à tomber entre les mains de despotes. C’est cela le sens de l’amendement qui tire sa légitimité du troisième paragraphe de la «Déclaration d’indépendance» (1776) où on lit : «Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir (ces) droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement… Il est de son droit, il est de son devoir de rejeter un tel gouvernement…»
C’est pour donner aux citoyens les moyens de mettre en œuvre ce droit, ce devoir, que cet amendement a été proposé et ratifié en 1791 dans les termes suivants : «Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un Etat libre, le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé». «Transgressé» : un mot puisé dans le langage biblique. Les révolutionnaires français reprendront à leur compte cette idée puisqu’on la retrouve dans la «Déclaration des droits de l’homme et du citoyen» de 1789.
Les Américains n’ayant pas connu de tentation despotique émanant d’un «moudjahid» ayant participé de près ou de loin à leur guerre d’indépendance qui a duré autant que la nôtre (1775-1783) mais avec moins de «martyrs» (25 000 seulement), n’ont pas eu à recourir à cette extrémité. Pour l’éviter, leurs pères fondateurs avaient très tôt mis en place des contre-pouvoirs pour rendre cette éventualité absolument impossible. Mais de ce vieux principe est restée la liberté du port d’arme malgré les massacres qui ponctuent périodiquement la vie américaine et dont le dernier en date, il y a une semaine, a été la fusillade de Santa Barbara.
La philosophie politique avec laquelle est venu l’islam des premiers temps ressemble à celle véhiculée par la Constitution américaine mais n’a connu d’application que pendant la brève période des quatre premiers califes. Après la mort du Prophète, Abou Bakr a été désigné comme premier calife. S’adressant à ceux qui l’ont élu il leur dit : «Me voici chargé de vous gouverner. Si j’agis bien, soutenez-moi, si j’agis mal, corrigez-moi. Dire la vérité au dépositaire du pouvoir est un acte de dévouement, la lui cacher est une trahison…» Quelqu’un parmi la foule s’écria en levant haut son sabre : «Si tu agis mal, c’est avec ceci que nous te redresserons !» (cette tradition est aussi rapportée pour Omar). La réponse apportée par le bédouin n’est-elle pas l’égale du 2e amendement qui légitime le recours aux armes pour combattre un pouvoir illégitime ? D’ailleurs le troisième calife, Uthman, est mort sous les coups de sabre d’une sédition qui lui reprochait son népotisme. Alors qu’ils étaient animés par un texte divin — le Coran — les musulmans n’ont pas gardé cette philosophie politique alors que les Américains, animés par un texte profane, humain, y sont attachés à ce jour.
Pourquoi les choses ont-elles bien marché dans le cas des Américains et mal dans le cas des musulmans ? Parce qu’un quart de siècle après l’énoncé de ce principe, le gouverneur de Damas, Muawiya (fondateur de la dynastie omeyyade), a renversé le calife légitime, Ali, et instauré le califat héréditaire sans que le peuple se soulève, ni que les ulémas s’insurgent contre cette «bid’â». Au contraire, ils vont s’ingénier au fil des siècles à la faire passer pour un article de foi alors que la monarchie héréditaire était étrangère aussi bien à la doctrine islamique qu’à l’histoire des Arabes. Il n’existait pas de monarques dans l’Arabie préislamique qui était plutôt une «république de marchands» où cohabitaient des tribus et des familles, mais sans structure unitaire ou autorité au-dessus d’elles. Pour sa part, le Prophète n’a ni institué la monarchie ni désigné un successeur, laissant aux musulmans le soin de le faire selon ce qui leur conviendrait. Depuis, les peuples musulmans ont fait leur entrée dans l’ère ininterrompue du despotisme sous toutes ses déclinaisons : califat dynastique, monarchies, émirats, présidence à vie, républiques héréditaires… Il a si bien été moulé dans l’argile des croyances qu’il n’a pas été, à ce jour, inquiété dans les monarchies qui se veulent de droit divin. Quand on regarde le bilan général, c’est le seul régime politique que les Arabo-musulmans ont connu tout au long de leur histoire. Ce qui était au départ une hérésie, un mal, est devenu une orthodoxie, un bien.
3 - S’agissant du troisième argument, à savoir que le Coran est insusceptible d’être touché, beaucoup seront choqués de lire ici que le Coran tel qu’il a été révélé au Prophète et appris par lui et ses compagnons n’est pas celui que nous lisons aujourd’hui. De son vivant, le Livre sacré n’avait pas encore été rassemblé en un volume unique, en «maçhaf», et ce n’est qu’une quinzaine d’années après sa mort que le Coran a pris la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Le travail de recension, commencé sous Abou Bakr, a été finalisé sous Uthman par une commission présidée par Zeïd Ibn Thabet, l’ancien scribe du Prophète. Mais ce travail n’a pas respecté l’ordre chronologique de la Révélation, il lui a substitué un classement par ordre de longueur des sourates. Un autre homme, le fameux Hadjadj Ibn Youssef, célèbre pour ses prouesses militaires au service de la dynastie de Muawiya mais peu connu pour sa maîtrise reconnue de la langue arabe, y touchera à son tour pour le fixer dans la forme vocale que nous lui connaissons.
Les ulémas n’accordent pas à ce sujet une grande importance dans la mesure où, pour eux, le classement «humain» n’a pas touché au contenu des versets et des sourates. Encore qu’une certaine hésitation persiste sur le bien-fondé du rattachement de quelques versets à la période mecquoise ou médinoise (certains ont été déplacés par le Prophète lui-même et inclus dans l’une ou l’autre des sourates révélées à Médine, et réciproquement) et que le classement par ordre de longueur lui-même n’a pas été observé comme chacun peut s’en assurer par ses propres moyens.
Toute personne qui, depuis cette époque, ouvre le Coran pour le lire en arabe ou, plus tard, dans l’une des centaines de langues dans lesquelles il a été traduit, pense qu’elle lit la parole de Dieu dans l’ordre où elle a été révélée alors que ce n’est pas vrai. Les premières sourates qui s’offrent à la lecture sont, à titre d’exemple, «al-Fatiha» (n°1), «al-Baqara» (n°2), «al-Imran» (n°3), «al-Maida» (n°4)), «an-Nissa» (n°5), «al-Anâm» (n°6)… Mais dans l’ordre chronologique, la première a été révélée en 5e position, la deuxième en 87e position, la troisième en 89e position, la quatrième en 92e position, la cinquième en 112e position et la sixième en 55e position. Dans l’ordre de la Révélation, c’est-à-dire dans l’ordre décrété par Dieu, la 1re sourate est «al-Alaq», la 2e «al-Qalam», la 3e «al-Muzammil», la 4e «al-Mudhathir», la 5e«al-Fatiha» et la 6e «al-Massad». Or elles occupent dans le Livre saint tel qu’on le connaît les positions 96, 68, 73, 74, 1 et 111. Seules quelques sourates ont gardé leur place dans l’ordre de la Révélation et dans l’ordre du classement fait par la commission de Zeïd : ce sont «Nouh» (71) et «al-Infitar» (82). Le problème n’est pas seulement dans la numérotation ou la position occupée par une sourate, mais dans le timing de chacune, dans les circonstances qui ont justifié ou entouré sa révélation.
Quand on modifie l’ordre chronologique, on perd nécessairement le fil des «circonstances de la révélation» («asbab an-nouzoul») qui s’est étalée sur vingt-trois ans. Cette intervention humaine sur le texte coranique ne peut pas avoir été sans conséquences sur la vision de Dieu, de l’univers, de l’histoire humaine, des autres religions et de notre regard sur les autres. En remplaçant l’ordre chronologique dans lequel il a été communiqué au Prophète par un autre, décidé par des hommes, on a forcément chamboulé cette vision. Conséquence logique : l’histoire de l’islam et des musulmans aurait pu être différente de ce qu’elle est. Mais ce n’est pas le sujet de cette contribution. Nous y reviendrons peut-être à une autre occasion
Je donne toutefois ici (à l’intention de ceux que la question intéresse et qui souhaitent peut-être connaître l’impression laissée par la lecture du Coran dans l’ordre où il a été révélé) la chronologie établie par Jamal-Eddine as-Suyûti.: 96, 68, 73, 74, 1, 111, 81, 87, 92, 89, 93, 94, 103, 100, 108, 102, 107, 109, 105, 113, 114, 112, 53, 80, 97, 91, 85, 95, 106, 101, 75, 104, 77, 50, 90, 86, 54, 38, 7, 72, 36, 25, 35, 19, 20, 56, 26, 27, 28, 17, 67, 11, 12, 15, 6, 37, 31, 34, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 51, 88, 18, 16, 71, 14, 21, 23, 32, 52, 67, 69, 70, 78, 79, 82, 84, 30, 29, 83, 2, 8, 3,33, 60, 4, 99, 57, 47, 13, 55, 76, 65, 98, 59, 24, 22, 63, 58, 49, 66, 64, 61, 62, 48, 5, 9, 110.
La Constitution américaine est un petit texte juridique mais un pas de géant pour la démocratie, comme aurait pu dire Neil Armonstrong. Conçue il y a deux siècles et demi pour quatre millions d’habitants, elle n’a pas changé alors que leur nombre est passé à plus de trois cents millions. Adoptée par la Convention de Philadelphie le 17 septembre 1787, ratifiée en 1788 et entrée en vigueur le 4 mars 1789, c’est un texte de sept articles précédés d’un préambule de deux lignes. Vingt-sept amendements complètent ces articles. Le premier article définit le pouvoir législatif, le second le pouvoir exécutif, le troisième le pouvoir judiciaire, le quatrième les droits et obligations des Etats-membres de l’Union, le cinquième traite des amendements, le sixième de la défense de la Constitution par les élus et les fonctionnaires des Etats, et le septième du quorum des ratifications suffisant à l’adoption de la Constitution.
Les dix premiers amendements portent sur les droits des citoyens («Bill of Rights») et ont été ratifiés en 1791. Le treizième a aboli l’esclavage. Douze autres amendements ont été ratifiés tout au long du XXe siècle dont le vingt-deuxième, proposé par le Congrès en 1947 et ratifié en 1951, a pour objet la limitation des mandats présidentiels à deux. Des quarante-quatre présidents américains, seul Roosevelt en a fait trois et est décédé au début du quatrième.
Un dicton algérien affirme que «celui qu’un serpent a mordu a peur d’une ficelle». C’est ce sentiment qu’inspire le projet d’amendement de la Constitution engagé à la hâte à ceux que de précédentes expériences ont déçus. Bouteflika a fait avec la Constitution de 1996 ce que Boumediene a fait avec celle de 1963 : augmenter ses pouvoirs et réduire ceux des autres institutions. Que veut-il au juste, lui ou son entourage, qu’attend-il du chantier ouvert ? Une nouvelle Constitution comme en 1963, 1976, 1989 et 1996 ? A ce moment-là que faudrait-il y mettre pour qu’elle passe pour nouvelle ? Changer l’équilibre des pouvoirs en rétablissant le semi-parlementarisme introduit par Chadli dans la Constitution de 1989 ? Revenir sur le bicaméralisme ? Ou va-t-il s’agir d’une légère révision comme le laisse croire la lecture du document : un petit retour en arrière pour remettre là où ils étaient les deux ou trois mots qui limitaient le nombre de mandats. L’Algérie, ce qui reste de la génération de la Révolution, les décideurs, bref ce qu’on appelle le système est comme quelqu’un que le chemin qu’il a suivi depuis sa naissance a conduit un jour au bord d’une falaise.
Il contemple l’autre rive, la nouvelle frontière comme disent les Américains, sans avoir vraiment envie de sauter pour la rejoindre car il ne sait pas ce qu’il y a là-bas. C’est le chemin pris, l’œuvre du temps et le travail de la biologie qui l’ont mené à cet endroit, à cette bordure, non sa volonté. Il ne veut pas sauter d’une génération à une autre, de l’ancienne à la nouvelle, de la vieille mentalité à la mentalité moderne. Il préfère, à tout prendre, mourir après l’Algérie que lui survivre en la sachant entre les mains d’une autre génération.
Il préfère tomber dans le vide que sauter. Il se demande même s’il ne faut pas tuer l’Algérie pour l’emmener avec lui comme ces anciens pharaons qui emportaient dans leur trépas leurs femmes et leurs serviteurs pour les servir dans l’autre vie.
N. B.





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