Corruptions : Biens mal acquis à l’étranger par des dirigeants corrompus et
kleptocrates
Comment la France tient un inventaire précis et régulièrement mis à jour
Ces derniers mois dans «Le Soir Corruption», nous avons abordé à
plusieurs reprises la question des «Biens mal acquis» (BMA), en France
notamment, par des dirigeants africains corrompus et kleptocrates
(définition : homme au pouvoir qui rançonne son pays).
Dans ces «BMA», la part de l’immobilier est importante, acquisitions
dans les quartiers chics de Paris et à l’ouest de la capitale française,
dans le «92» (département le plus riche de France), à Neuilly plus
particulièrement. Bien entendu, la France — à droite comme à gauche — a
toujours été tolérante et accueillante vis-à-vis de ces dirigeants et
leurs proches.
Ce qui n’empêche pas plusieurs institutions et officines de ce pays
(dont des services de renseignement) de tenir des inventaires très
précis (jusqu’à celui de produits de luxe !) sur ces «BMA» et pour
chacun des dirigeants indélicats et ses proches. Enorme moyen de
pression et de chantages de toutes sortes (politique, diplomatique,
économique et commercial) entre les mains du pouvoir français ! Une
nouvelle tutelle de l’ex-puissance coloniale qui ne dit pas son nom…
Ci-dessous nous publions un exemple d’inventaire qui concerne un
dirigeant africain, toujours en exercice et que nous ne nommerons pas,
inventaire tiré de procès-verbaux officiels et élaboré aussi grâce à la
«collaboration» des boutiques de luxe et autres commerces.
Les biens immobiliers et les comptes bancaires multiples, beaucoup plus
facilement identifiables, font partie d’un autre type d’inventaires.
Djilali Hadjadj
C’est une promenade policière dans le Paris du luxe qui donne la nausée.
Les enquêteurs de l’Office central pour la répression de la grande
délinquance financière (OCRGDF), sous tutelle du ministère français de
l’Intérieur, en charge des différents volets de l’affaire dite des
«Biens mal acquis», sont parvenus à établir dans le détail les
indécentes dépenses «shopping» d’un président africain..., et de sa
famille. Ce sont au minimum 7,7 millions d’euros à l’origine douteuse
qui ont ainsi été dilapidés en quatre ans dans les plus beaux magasins
de la capitale en futilités diverses, montres, bijoux, chemises,
costumes et autres, d’après un décompte effectué à partir de dizaines de
procès-verbaux de police. Alors que le pays qu’ils dirigent d’une main
de fer sans discontinuer depuis... fait partie des «pays pauvres très
endettés» (PPTE) référencés par la Banque mondiale ; que près de la
moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté ; que
l’accès à l’eau potable ou à l’électricité demeure encore difficile ;
que le taux de chômage national dépasse les 30% ; qu’un quart des
enfants de ce pays africain de moins de 5 ans souffrent de malnutrition
chronique, le président et les siens dépensent régulièrement sans
compter à 6 000 km de la misère. De fait, le pays vit sur une
confortable rente pétrolière, mais sa population n’en voit que très
rarement la couleur. Le groupe français Total, installé depuis la fin
des années 1960 au..., assure à lui seul près de 60% de la production
nationale. L’autocrate francophile... entretient de son côté depuis
longtemps de solides amitiés avec la classe dirigeante française, ou la
proximité affichée avec le banquier d’affaires...
Un patrimoine dont le faste dépasse l’entendement
Saisie par plusieurs ONG anti-corruption, la justice française enquête
depuis 2010 sur des soupçons de «détournement de fonds publics»,
«blanchiment», «abus de biens sociaux et de confiance», visant plusieurs
dignitaires africains. Tous sont accusés d’avoir détourné l’argent
public des pays qu’ils dirigent sans partage pour s’enrichir
illégalement et se constituer, en France, un patrimoine dont le faste
dépasse parfois l’entendement. Après les villas et les appartements
achetés par dizaines, après les parcs automobiles constitués sans aucune
limite, les policiers français se sont cette fois penchés sur les
“petites dépenses” des uns et des autres, et tout particulièrement du
clan... Louis Vuitton, Arije, Dolce Gabbana, Dubail… : c’est un épais
catalogue du luxe parisien qui défile désormais entre les mains des
enquêteurs et des juges d’instruction français. Une bonne part des
dépenses aujourd’hui considérées comme suspectes par la justice a été
opérée soit en espèces soit au travers des comptes offshore de
sociétés-écrans domiciliées dans des paradis fiscaux. Derrière ce
shopping d’un genre particulier (voir encadré ci-contre) se cachent des
montages financiers parfois complexes, dont les policiers parviennent
petit à petit à démêler l’écheveau. Notamment grâce à la coopération
internationale et au service de renseignements du ministère français des
Finances, Tracfin.
Un homme de paille, un certain P. C., de nationalité française mais
domicilié à Nyon, en Suisse, a pu être identifié comme étant au cœur du
système financier opaque du clan de ce dictateur africain. Dans une note
du 3 août 2012, Tracfin — Cellule française du traitement du
renseignement financier du ministère des finances— avance que P. C. a
ouvert plusieurs comptes bancaires aux noms de nombreuses
sociétés-écrans qui ont leur siège social dans des paradis fiscaux (île
Maurice, les Seychelles, îles Marshall, Hong Kong...).
Aucune inquiètude pour ce dirigeant africain tant qu’il est au
pouvoir
«Des transactions pour plusieurs millions d’euros ont été effectuées (60
millions d’euros), dont l’origine pourrait être illicite», note un
commandant de police dans un récent rapport daté de 2013. «Ces faits
pourraient en effet provenir de délit de corruption commis en Afrique
(NDLR : 2 pays sont cités)», poursuit-il. Mieux : d’après les éléments
recueillis, la très officielle Direction générale des grands travaux (DGCT)
de la République du... (pays dirigé par ce dictateur) aurait transféré
depuis 2007 plus de 60 millions d’euros sur les comptes détenus par les
sociétés étrangères dont l’unique personne habilitée à agir est P. C.
Une partie de ces sommes a transité par un établissement bancaire du
petit État de Saint-Marin, une enclave au cœur de l’Italie, longtemps
considéré comme un paradis fiscal. Or les autorités de Saint-Marin
enquêtent elles aussi sur l’intermédiaire P. C., suspecté là-bas de
blanchiment, et les informations transmises à la France se sont avérées
très précieuses.
En effet, les virements Swift analysés par la Cellule de renseignement
financier de Saint-Marin montrent que c’est la direction générale du
Trésor de ce pays africain qui a émis les ordres de virements de
plusieurs dizaines de millions d’euros, qui ont permis in fine les
emplettes de luxe du clan de ce dictateur à Paris. Une démonstration,
sur le papier, du détournement de l’argent public de ce pays au profit
personnel de la famille présidentielle. Mais il ne faut pas se faire
d’illusions, même si la justice française enquête suite aux plaintes
d’ONG anti-corruption, il ne faut pas se faire d’illusions, tant que ce
dirigeant africain est au pouvoir, ni lui ni ses proches ne seront
inquiétés. D’ailleurs, il a été reçu officiellement par l’actuel chef de
l’Etat français, au moment où l’enquête battait son plein.
Terribles moyens de pression et de chantage de la France sur les
gouvernements corrompus
À la suite de la création du Gafi (Groupe d’action financière
internationale), en juillet 1989, la France s’est dotée, en 1990, d’une
législation, en constante évolution, permettant de lutter contre le
blanchiment d’argent à l’intérieur de ses frontières et dans un cadre
international.
A cette occasion, elle a mis en place des outils structurels de lutte
contre le blanchiment. Deux organismes ont été créés en mai 1990, l’un
placé auprès du ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie
(traitement du renseignement et action contre les circuits financiers
clandestins - Tracfin.) chargé du volet préventif du dispositif, l’autre
placé au sein de la direction centrale de la police judiciaire (OCRGDF),
en charge du volet répressif de la lutte contre le blanchiment.
Sur un plan préventif, la loi instaure une véritable collaboration entre
les pouvoirs publics, le secteur bancaire et financier et les
professionnels du chiffre (commissaires aux comptes, notaires,
huissiers...) et du droit (avocats) en matière de lutte contre le
blanchiment (obligation de déclaration des opérations portant sur des
sommes susceptibles de provenir de certaines infractions — trafic de
stupéfiants, fraude communautaire, corruption, activités criminelles
organisées, participation au financement du terrorisme — et obligation
de vigilance).
Les services de renseignement à la rescousse !
Tracfin a pour mission de recevoir les déclarations de transactions
suspectes (ou déclarations de soupçons) provenant des professions
assujetties. Ces déclarations sont analysées et dès qu’elles semblent
révéler une opération de blanchiment réprimée par la loi, Tracfin
transmet le dossier au procureur de la République du lieu de commission
de l’infraction.
En outre, Tracfin a accès sans restriction, dans le cadre de ses
investigations et de sa mission, «à l'intégralité des comptes bancaires
de toutes les personnes physiques et morales sur le territoire
national», dévoile le patron de Tracfin. Tracfin s'efforce d'analyser
les informations reçues afin de repérer en procédant à des recoupements
et des rapprochements, les opérations de blanchiment ou de financement
du terrorisme, pour in fine caractériser le soupçon.
Ces déclarations de soupçon ne sont «pas notre seule source
d'informations» de Tracfin, qui a formellement intégré en 2007 à la
communauté du renseignement, souligne-t-il sans donner plus de détails.
«Les autres services de la communauté du renseignement recherchent,
analysent et exploitent le renseignement. Pour notre part, nous nous
centrons quasi exclusivement sur l'analyse d'informations»,
précise-t-il.
LSC
Aperçu des dépenses que les enquêteurs ont pu retracer dans
différentes boutiques de luxe parisiennesChez Halary,
spécialiste de la chemise haut de gamme sur mesure : entre septembre
2005 et novembre 2011, 257 261 euros ont été versés en espèces pour
l’achat de chemises monogrammées «D….» (des initiales d’un président
africain), des chaussettes en laine et en soie et des boutons de
manchettes sertis d’argent et d’or. Chez Arije, bijoux et montres : A…,
l’épouse du dictateur, a dépensé entre 2009 et 2011, 171 675 €, dont
plus de 130 000 € ont été réglés en espèces ; C…, la fille et
conseillère spéciale du dictateur, sur la même période : 243 000 € ; E…,
le cousin : 1,04 million d’euros en deux ans, dont près de 200 000 € en
espèces ; et W…, neveu et patron d’une société de transport : 1,05
million d’euros. Chez Dubail, horlogerie et joaillerie place Vendôme à
Paris : E…, le cousin, s’est offert en 2006 trois montres pour un
montant total de 94 484 €, dont l’une d’elles, une IWC «Tourbillon» en
or rose, a coûté près de 60 000 € ; D…, le fils, a acheté en 2008 une
montre, elle aussi en or rose, pour 22 160 €. Montant réglé en espèces ;
et pour la famille…, sans précision particulière quant au destinataire
final, deux montres homme (une Richard Mille et une Franck Muller) ont
été acquises en 2008 pour un total de 196 970 €. Une partie des sommes a
été réglée par une société pétrolière africaine.
Chez Pape, maître tailleur : D…s’est acheté pour… 1,66 million d’€ entre
2005 et 2012 des centaines de costumes, payés essentiellement par
virement, notamment via «une société civile immobilière» ; E…, le
cousin, a déboursé 443 452 € pour près de 140 costumes (vous avez bien
lu «140» !) ; W…, le neveu, a versé 38 209 €, payés une nouvelle fois
par la S… qu’il dirige. Chez le célèbre maroquinier Louis Vuitton : un
cousin de «D…», a déboursé entre 2005 et 2011 pour 136 500 €, dont la
moitié a été réglée en espèces ; E … : 708 000 €, le tout
essentiellement payé en espèces ; C… : 34 000 € ; D…: 101 704 €, tout en
espèces ; A…, l’épouse : 27 870 € ; et G…, le gendre : 11 121 €. Chez
Romeo, mobilier et décoration d’intérieur : pour “M. S…. »”, les
policiers ont retrouvé 757 200 € de factures. Certains paiements reçus
avaient préalablement transité par des banques suisses.
Chez Villa Paris, carreleur de luxe : en 2006 et 2007, pour D…. le fils,
402 000 € ont été dépensés par l’intermédiaire d’une banque domiciliée
dans un pays africain. Chez Unza Design, design d’intérieur : les
enquêteurs ont retrouvé une facture au nom de ce dictateur africain pour
244 642 €.
Source : PV de l’OCRGDF
(Office central français pour la répression de la grande
délinquance financière)
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