Chronique du jour : Tendances
Humanité, quand tu nous tiens
Youcef Merahi
[email protected]
Ainsi
donc, ça «constitutionne» à la Présidence ! Tout ce que compte comme m’khakh
l’Algérie défileront, en rangs serrés, pour «consensualiser» la
prochaine mère des lois. Elle sera consensuelle pour perpétuer le
mouvement du pouvoir vers son ascension astrale. Il suffit, pour cela,
de compter le nombre de participants, sous l’arbre à palabres d’El-Mouradia.
Simple arithmétique, ya kho ! Un plus un donne un, bougonne mon ami de
toujours, cruciverbiste à ces heures perdues, horloger pour remonter le
temps et bijoutier pour perpétuer la tradition. Oui, elle sera
consensuelle, dis-je. Puis il y aura un référendum, la voix du peuple,
c’est ce qui compte, nous sommes une République démocratique et
populaire. C’est vrai, affirme-t-il dans un sourire mielleux,
quatre-vingt pour cent sont d’ores et déjà garantis. Constitutionnez,
constitutionnez, il en restera bien quelque chose, ajoute-t-il, dans un
effet de manche garanti. Pourtant, il n’y avait pas foule autour de
nous. Nous n’étions que deux solitudes qui s’additionnons, comme
s’additionnent les invités constitutionnels de la Présidence ; sauf que
ma solitude, et celle de mon ami structurent des journées fertiles
d’effarement devant une société qui se délite au quotidien. Mais il
faut, au pays, une Constitution, non ? On en a déjà une, pardi ! On
aurait pu continuer à travailler avec. Ceux qui l’ont conçue conçoivent
la prochaine, me rétorque l’ami, en quoi elle gêne, je m’y suis habitué
à ses dispositions, surtout la non-limitation des mandats. Tu es maso,
lui dis-je, énervé, tu ne vois pas que les autres nations avancent. Et
alors, me dit-il. Alors quoi ? J’ai vu les yeux de mon ami s’illuminer,
je savais qu’il n’allait pas rater sa sortie, je lui ai donné une
occasion en or. Pour un bijoutier, ça lui va comme un gant, non, comme
une bague au doigt. S’accrochant à la perche, il me lance : qu’elles
avancent «tes» nations, de toutes les façons, on suit, puis on est chez
nous, si on veut changer une Constitution chaque mois, on en changera,
si on veut se shooter au gaz de schiste, on le fera, si on veut
refleurir le Sahara, on le fera, si on veut un tunnel sous la
Méditerranée, on le fera, si on veut «royauter» l’Algérie, on le fera,
c’est nous les champions qui avons gagné l’Allemagne à Gijon… Sur ce,
une cliente fait son entrée. Silence sépulcral ! Je profite de cet
intermède pour m’éclipser. Je ne dis pas au revoir. De toutes les
façons, je le reverrai, tôt ou tard. Et la discussion reprendra, comme
là-haut du côté d’El-Mouradia.
Et si j’allais me faire un tour d’oreille ? Bonne idée, j’y vais de
suite. Mon coiffeur est à quelques foulées. Un peu de monde. Coupes
bavardes, cela s’entend de la rue. Discussions animées. Entre le
coiffeur et son patient, pardon Docteur Mou. O. Le mythe de la coupe en
silence a existé, je vous l’assure. De quoi parle-t-on ? Je vous le
donne en mille : de la Constitution ! Celui qui se faisait la barbe ne
se retient pas. Il dit les choses comme il les ressent. A la populaire.
Il ne cite personne. Pas de noms. Utilisant la troisième personne du
pluriel, il remet sur le tapis l’Algérie depuis l’arrivée des Hilaliens.
On ne compte que pour du beurre, même le beurre taêna m’darrah, dit-il,
ils nous appellent au besoin, sinon au placard, chaâb karrah, houma ils
ont tout bouffé le beurre, l’argent du beurre, le beurrier, ils n’ont
pas raté la pauvre fermière. Ils n’ont qu’à la faire et basta, barakat,
depuis 1962 ils étalent leurs mensonges, ikelkhou li chaâb, c’est entre
eux, tout, binathoum ya kho ! Va te soigner à l’étranger comme eux,
l’autre, il est mort d’une tumeur des poumons, meskine, hadek ih, ils
font ce qu’ils veulent, après ils appellent le peuple… le peuple…
Change-moi cette lame, utilise une autre, on dirait que tu utilises une
serpe pour couper ma pauvre barbe. L’autre client, assis à côté de moi,
tentant de lire un journal, se met de la partie : tu parles pour ne rien
dire, on est comme ça les Algériens, nous sommes faits pour la parlote,
on n’agit pas, on ne fait rien, on n’est même capables de laisser propre
le seuil de notre maison, choufou z’bel choufou, tu parles de
Constitution, laisse les spécialistes faire, les instruits, on en a
maintenant, fais attention à tes joues, ne te blesse pas, le reste
relève des grands, lekbar ya Mo ! Eux ils savent, puis entre eux
mizmaren, alors que nous le peuple hout yakoul hout, tamurt truh…. Pour
ne pas être en reste, un troisième protagoniste se mêle de la partie.
D’un certain âge, ses cheveux blancs doivent plaider pour lui. Il va
droit au but : ceux que tu appellent «ils», houma quoi, ils ont acheté
trente mille tonnes de viande rouge pour le mois sacré du Ramadhan,
c’est déjà ça, des logements vont être distribués avant Ramadhan, des
familles vont s’abriter, c’est magnifique, le crédit à la consommation
revient, c’est pas mal, les sujets du bac sont abordables, mon neveu me
l’a affirmé, il m’a dit que c’est dans la poche, que veut le peuple ?
Manger, la politique, c’est pour les politiques, pas pour nous, la
sécurité, elle est revenue, il n’y a plus les attentats, l’Algérie va au
Brésil, bientôt les vacances scolaires, les retraités ont été augmentés,
ardjou, ne me coupe pas la parole…
Je ne demande pas mon reste. Mon tour d’oreille peut bien attendre
l’après-Constitution, je n’en mourrai pas. Il y a d’autres façons plus
amènes de mourir. Je suis sûr que personne ne s’est rendu compte que je
m’étais éclipsé, pas à l’anglaise, à l’algérienne. Pschitt, kan h’na ou
rah ! Qui accueillera mes oreilles lourdes ? Le café de Rezki Mustapha ?
Un thé maison me fera du bien. Je pense à la fumée des cigarettes et je
renonce à mon breuvage. Je prends sur la grande rue. Une foule compacte
occupe le peu de trottoir qui résiste encore à nos pas dépressifs. Mais
à quoi sert cette trémie ? Une béance routière ! Je salue Mohand, mon
pote, de loin. Le téléphone de couleur blanche me rappelle le violon du
chantre bônois du malouf, Hamdi Benani. Un jour prochain, je repartirai
à Annaba, du côté de Chapuis, faire trempette pour rattraper le passé.
Je décide d’aller chez mon libraire, Si Ali Ou Cheikh pour les anciens
de Tizi. Je fais partie des meubles, désormais. C’est mon destin, y a
Dahmane, le livre est pour moi cet ami immémorial qui oublie, désormais,
de s’annoncer. Des livres attendent le lecteur, sagement, dans une
géométrie stricte, texte pointant leur folie vers un assentiment
cosmique. Boudjedra côtoie Hajar Bali. Attaf trône à côté de Mohand-Saïd
Ziad. Plus loin, je trouve un bouquet de romans de Yasmina Khadra ;
alors que Jules Verne propose, à tous, ses rêves en papier. Ici, Camus.
Là-bas, Naguib Mahfoud. Juste à côté, Youcef Dris propose l’histoire de
Les amants de Padovani. La poésie n’est pas en reste : ici, Tighilt ;
là, Djelfaoui, Djaout, Maoudj. Et d’autres. J’allais oublier Ahcène
Mariche qui s’en va taquiner la muse en kabyle. Comme le faisait son
grand-père.
Les lecteurs vont et viennent. Ils emplissent la librairie. Qui pour un
roman de Coelho. Qui pour Zarathoustra de Nietzsche. Qui pour le dernier
Larousse ou le dernier Haddadou.
Magnifique danse des livres à laquelle j’assiste ! Je ne dis rien. Mes
yeux suivent le mouvement. Assis, je reste coi. Envie de rien ! Si, j’ai
juste envie de prendre tous ces livres, d’en faire des fagots, de me
replier au fond de moi, loin du monde, me mettre à les lire et
d’apprécier, enfin, la compagnie de l’humanité.
Y. M.
|