Chronique du jour : HALTES ESTIVALES
Hani, nous ne t'avons pas oublié
Par Maâmar Farah
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«Sur
la route du retour, je cherche Mouldi dans le cimetière. Là-bas, une
ombre courbée sur une tombe. Dans le soir qui descend doucement sur les
collines environnantes, la silhouette immobile de Mouldi ressemble à une
statue d’airain figée dans une pose immortelle. Non, inutile de le
déranger dans ce moment de profond recueillement. Je le laisse à sa
douleur, dans cette intimité qui le lie encore à son enfant, Hani, un
héros algérien oublié par les autorités et la presse. Un numéro dans les
communiqués laconiques. Le soleil s’effondre de l’autre côté des
collines. La nuit et le froid s’installent de nouveau, alors que le vent
reprend sa litanie à travers ce long corridor qui va des altitudes de
Tiffech aux montagnes rocheuses d’Oued Kebérit», ainsi se terminait ma
chronique du 27 janvier 2005, intitulée «Un Aïd et quatre enterrements »
et dans laquelle je rendais hommage au brave soldat Mehtali Hani, tombé
au champ d’honneur ! Eh oui, l’honneur, messieurs ! L’honneur, le vôtre,
le nôtre, celui de sa tribu, du peuple algérien… J’ai revu la brave
Souad au cimetière il y a quelques jours, par une chaude journée marquée
par un violent sirocco qui faisait se courber les quelques peupliers
debout sur le côté nord. L’après-midi était assez avancé et le soleil
avait perdu de sa superbe pour se transformer en une gigantesque torche
écarlate dont les langues de feu léchaient les cimes des arbres et
barbouillaient de sang et or l’immense champ de broussailles qui courait
jusqu’à la muraille blanche. J’étais venu me recueillir sur la tombe de
ma mère, lorsque je vis une ombre furtive se glisser entre les tombes
pour s’arrêter devant le carré des Mehtali. Son apparition m’avait tiré
de ma longue méditation. Je la vis s’avancer vers un tombeau sans
relief, pareil aux autres, traînant ses pas et son désespoir comme une
âme en peine. Elle s’arrêta longuement avant de se courber pour
débroussailler les alentours de la tombe. Elle ressemblait à ces veilles
paysannes kabyles ramassant les olives et les derniers rayons du soleil
mourant donnaient au tableau un aspect irréel. Dans ce cimetière qui
semblait surgir d’un autre âge, et sous ce soleil pourpre qui commençait
à être happé par les collines environnantes, la dame avait l’air d’un
ange venu rassurer les morts. Paradoxalement, dans ce royaume où la mort
régnait en souveraine absolue, les gestes de Souad étaient ceux de la
vie et de ce qu’elle recelait de plus beau : l’amour et la fidélité.
J’ai vu l’amour d’une mère pour son fils se perpétuer, au-delà de la vie
et de la mort ; j’ai vu celle qui avait enfanté l’être disparu, qui lui
avait donné le sein et toute l’affection du monde ; je l’ai vue
continuer à le bercer, à le cajoler et même à communiquer avec lui comme
s’il était là, debout et fier, dans sa belle tenue militaire ! N’est-ce
pas le plus beau tableau, celui de la vie qui continue, de l’espoir qui
ne meurt jamais, de la renaissance éternelle, du jour qui se lèvera
demain avec un soleil flambant neuf…
Pourtant, les semaines et les mois n’ont pas réussi à effacer la peine,
ni à diminuer la tristesse. Ce jour-là, elle avait senti le monde
s’écrouler autour d’elle. La veille, son cauchemar était prémonitoire !
Elle s’était réveillée brutalement en hurlant, le corps en sueur, les
yeux hagards. Son mari, qui essayait de la calmer, avait couru chercher
de l’eau. Mais, personne ne pouvait la rassurer. Au petit matin, elle
avait appelé son fils sur son portable. Il était souriant et aimable,
comme d’habitude. Elle entendait un vague ronronnement. Mais Hani lui
disait que c’était le bruit des voitures et qu’il était au village en
permission. Pourtant, ces sonorités, elle les connaissait ; c’étaient
celles des camions militaires. Dans l’après-midi, elle tenta de le
rappeler. Le téléphone sonnait dans le vide. Quelque chose lui disait
qu’un terrible drame était survenu. Mais son mari et sa fille lui
disaient qu’elle n’avait pas à se faire, que Hani allait bien puisqu’il
lui avait parlé le matin même du village. Elle restait de marbre et ne
les croyait pas, répétant : «Quelque chose est arrivé à Hani…» Là-bas,
bien loin, du côté d’Aïn Defla, quelque part dans la montagne, un
téléphone mobile taché de sang sonnait au milieu de la belle forêt. Tout
autour, les débris d’un camion militaire qui brûlait sous un soleil de
feu et des corps sans vie. Parmi eux, Hani, son sourire légendaire
planté sur le visage et les yeux grands ouverts sur la voûte céleste
d’un bleu d’azur. Plus loin, le groupe terroriste hâtait le pas vers les
casemates, fier d’avoir éliminé tant de djounoud et, surtout, d’avoir
récupéré leurs armes. Quelques volatiles s’échappaient des fourrés, dans
un battement d’ailes qui brisait soudainement le silence pesant des
lieux. Toute la nuit, elle ne ferma pas l’œil et les idées les plus
noires couraient dans sa tête comme des chevaux en furie. Elle pleurait
en silence pour ne pas réveiller son mari. Son fils n’avait pas répondu
aux dizaines de coups de fil qu’elle lui avait donnés et cela n’était
pas normal du tout. Mouldi pouvait dire ce qu’il voulait, elle ne le
croyait pas. L’après-midi, et alors qu’elle retirait le linge qu’elle
avait mis à sécher le matin, dans cette cour extérieure qui prolongeait
la maison du côté de la route, elle vit une voiture de gendarmerie
s’approcher. Peut-être que les gendarmes ont une mission du côté du lac
de Tiffech… Mais quand le véhicule ralentit pour s’approcher du petit
cube blanc cinglé par les rafales de janvier, elle sentit ses jambes se
dérober et une chaleur étrange submergea son corps, pourtant transi par
le froid quelques secondes auparavant. Elle entra en coup de vent dans
la maison et s’affala sur le divan. Mouldi pleurait. Sa fille aussi…
Maintenant, la mère de Hani lisait la Fatiha. Le soleil n’était plus
qu’un halo flamboyant lâchant ses derniers soupirs dans le silence
chargé de la campagne. Le cimetière se recouvrait peu à peu d’obscurité
alors, qu’au loin, j’entrevoyais la silhouette rectiligne du gardien de
nuit se faufilant entre les tombes. C’est l’heure de partir. Souad ne
semblait pas pressée de quitter les lieux. Je m’éloignais en la laissant
là, plantée comme un point d’exclamation dans la nudité de la plaine.
Une maman qui n’oublie pas, qui ne pardonne pas et qui reviendra tous
les jours ici pour redire son amour à son cher enfant et lui raconter
les histoires d’un pays que lui et tous les martyrs ont réussi à sauver
pour que les riches s’enrichissent davantage, pour que les pauvres
s’appauvrissent encore plus, pour que leurs assassins profitent de la
vie… Mais, cette mère et toutes celles qui pleurent en silence dans tous
les cimetières, portent en elles l’espoir d’un monde meilleur, à l’image
du grand amour qu’elles sèment à tout vent, et dont la semence grandira,
à l’ombre des peupliers, dans la terre nourricière mélangée au sang des
héros, pour qu’une nouvelle génération remette un jour ce pays sur les
rails, chasse les opportunistes de tout acabit et les obscurantistes
contrefacteurs. Le jour viendra où, sur les places publiques de nos
villes et de nos villages, des stèles seront érigées en l’honneur de
Hani et des dizaines de milliers de ses compagnons tués par les
terroristes islamistes ! Sèche tes larmes, Souad ! Irfaâ rassek, ya
Mouldi, la délivrance est pour demain et la révolution de Novembre
retrouvera, de nouveau, son chemin… C’est inscrit dans le ciel de ton
pays, dans le lit de ses oueds, dans les vallons et les montagnes, là où
nous continuerons de vivre, fiers et debout comme nos ancêtres, et
surtout heureux de nous être débarrassés des voleurs et des corrompus.
M. F.
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