Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Le goût des cimes
Par Arezki Metref
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Nous
étions, Nadjib Stambouli et moi, en train de chercher un restaurant à
Azazga quand le téléphone vibra. Hacène me demande si on peut récupérer
un conteur tunisien à la descente d’un bus et le convoyer jusqu’à
Agoussim, sa destination et la nôtre, où se déroule le festival
Racont’arts. A vrai dire, depuis Alger, nous n’avions pas cessé de
spéculer sur la réputation d’Azazga, l’une des villes d’Algérie où l’on
mangerait le mieux. Nous récupérons Salah Souia, un grand gaillard à la
voix gouailleuse et au crâne rasé à la Taras Boulba, dans une rue de la
ville. Après un excellent repas dans un petit restaurant, nous décidons
de partir à l’assaut de l’altitude. A table, Salah, conteur et comédien,
raconte l’homérique voyage en bus qu’il a effectué depuis l’oasis de
Douz, dans le Sud tunisien, jusqu’à Azazga. Il prend un premier autocar
qui le dépose à El-Oued, en Algérie, un deuxième qui le conduit jusqu’à
Béjaïa et, enfin, un troisième d’où il vient de descendre. Total : près
de 40 heures de cahots. Je n’ose pas lui dire que nous ne venons de
parcourir que quelque 150 kilomètres en presque six heures de temps.
Salah décrit les changements qui se sont produits dans le domaine
culturel, celui de l’art théâtral en Tunisie depuis la fuite de Ben Ali.
Du bon et du moins bon, évidemment.
Les choses sont simples pour Salah. Artiste itinérant, il a appris par
Internet l’existence de Racont’arts, ce festival off, atypique, un
esprit autant qu’un événement. Il a téléphoné. On lui a dit : t’as qu’à
venir. Et il vient !
Dans ce festival pluridisciplinaire qui transhume depuis 11 ans d’une
halte à l’autre, l’arrêt à Agoussim, ce village qui coiffe une cime à un
battement d’aile d’un des sommets du Djurdjura, s’est choisi cette année
un thème : Chants sacrés et profanes de Kabylie. On chante du sacré à la
manière – moderne – de Mother, cette chanteuse hollandaise polyglotte
qui, avec un orchestre constitué d’excellents jeunes musiciens de
Laghouat, puise à une inspiration qui ne soit seulement humaine. Ou de
Nadia Amour qui collationne et chante les vieux chants festifs et
profanes kabyles qu’elle va chercher au fin fond des montagnes.
Racont’arts, c’est surtout la surprise des rencontres. Voici
Abderrahmane Yefsah, frère de Smaïl, qui vient dédicacer un roman, … et
Caïn tua Abel (éditions à compte d’auteur). Tout est déjà dans ce titre.
Comme tout ce qu’écrit Abderrahmane, ce roman est marqué par
l’assassinat de son frère, un choc parfaitement compréhensible.
Voici aussi l’audacieux Ameziane Lounès qui présente Timucuha, une
adaptation en berbère des fables de Jean de la Fontaine, ainsi que Nuits
de Jeunesse, un recueil de poésie encore marqué par une forme de
classicisme rimé. Voici encore Sadia Tabti, cette racont’artiste
endurcie qui écrit des livres pour enfants avec toute la tendresse
qu’elle a dans les yeux. Puis Chabane Imache, un cadre de l’Education
nationale à la retraite, qui présente L’Algérie au carrefour/ La marche
vers l’inconnu (Editions L’Odyssée), un recueil de textes politiques
écrits par son père, Amar Imache, «un personnage considérable, selon
Benjamin Stora dans la préface de cet ouvrage, dans l’histoire politique
contemporaine algérienne». Il fut, avec des gens comme Messali Hadj,
Radjeff Belkacem et Si Djilani, à la source du nationalisme algérien.
Cependant, et contrairement à d’autres, «il est l’un des premiers à
vouloir à la fois l’indépendance de l’Algérie et le respect de la
culture berbère».
Voici encore Aïcha Bouabaci, complice en poésie depuis si longtemps, qui
continue son chemin d’écriture et de poésie. Et voici aussi Sarah Aider,
décapante, attachante, sublime. Un immense écrivain en devenir, qui vit
les transgressions autant qu’elle les écrit.
Petit à petit, par la musique, le théâtre, le conte, l’image, Agoussim
fait corps avec Racont’arts au point qu’il devient difficile d’en
distinguer un habitant d’un hôte. Une communion dans la volonté de
célébrer la parole pousse vers le même besoin de se retrouver, se
parler, déambuler ensemble à travers les venelles dédaléennes du
village, rendre sa force à la culture.
A. M.
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