Culture : LES ENFUMADES DU DAHRA DE AMAR BELKHODJA
«Fumez-les comme des renards», avait ordonné Bugeaud


«Le chapitre le plus sombre de l’histoire des crimes et massacres commis par l’armée française en Algérie dans les années de la conquête, nous renvoie aux enfumades du Dahra», écrit Amar Belkhodja.
Justement, son essai historique Les enfumades du Dahra vient d’être réédité par El Kalima.
Louable initiative, tant ces tragiques événements méritent d’être mieux connus des Algériens et de l’opinion publique. Pour que les vivants et la mémoire collective ne soient pas non plus frappés d’amnésie face à l’une des pages les plus noires de la barbarie coloniale. Les enfumades «consistaient à traquer des tribus entières à l’intérieur des grottes pour les faire périr par le feu et la fumée. C’est au nombre de quatre que l’on dénombre ces ‘‘exploits’’ criminels commis par Saint Arnaud, Cavaignac, Canrobert et Pélissier», rappelle l’auteur. Dans son ouvrage, Amar Belkhodja va précisément exhumer le crime collectif qui a eu le plus de retentissement à l’époque, autrement dit «le plus tristement célèbre». En l’occurrence, «c’est celui commis par Pélissier (1794-1864) contre la tribu des Ouled Ryah à Nekmaria, dans une grotte appelée Ghar Frachih». L’endroit se trouve près de la ville de Mostaganem, dans la commune de Achaâcha.
Le mérite de Amar Belkhodja, c’est d’avoir été l’un des très rares Algériens à entreprendre des recherches et à enquêter sur ces massacres, les lieux où ils avaient été commis... Notamment celui de Ghar Frachih. Un travail entamé à la fin des années 1980 et dont l’aboutissement est la publication de son livre par les éditions El Kalima. Cette œuvre de pionnier traite d’un sujet pratiquement vierge, car inexploré par nos historiens et négligé par les politiques. Sous-titré Les 1 000 martyrs des Ouled Ryah, l’ouvrage précise en une de couverture cette autre indication : 19 juin 1845. Des lettres et des chiffres, comme les inscriptions d’une stèle commémorative. Une façon de présenter les faits bruts, en couverture, pour inviter le lecteur à d’abord se recueillir à la mémoire de tous ces martyrs avant de plonger dans le livre.
S’ensuit le préambule où, en bon pédagogue, l’auteur ne manque pas d’éveiller l’intérêt chez son lecteur. Amar Belkhodja va droit au but, bannit tout euphémisme et appelle les choses par leur nom. «Je me suis toujours insurgé moralement contre les massacres commis par l’armée français qui a imposé sa présence en Algérie par les crimes les plus odieux, les répressions les plus sanglantes et les razzias les plus destructrices», se positionne-t-il d’emblée.
C’est pourquoi il considère que «les enfumades du Dahra commises par les quatre soudards, parmi les noms les plus célèbres de la ‘‘noblesse’’ française, constituent les plus abjects crimes contre l’humanité, imposant aux tribus algériennes qui en ont péri, les souffrances les plus atroces». Dans le même préambule, l’auteur rappelle certaines vérités historiques, des faits ignorés ou peu connus, donne des repères et des indications, établit les liens entre des événements apparemment séparés ou éloignés les uns des autres. Il met en lumière une dialectique historique implacable, notamment lorsqu’il démonte le mythe fondateur de la ‘‘civilisation’’ occidentale, à travers le racisme conquérant des envahisseurs ou les antiphrases des élites intellectuelles françaises. A ce titre, l’écriture de l’histoire participe de la recherche de la vérité et de l’émancipation d’un peuple.
D’où la nécessité, pour Amar Belkhodja, de se réapproprier le passé et de cultiver la mémoire.
Il y a là des enjeux importants, très actuels. Pour l’historien, c’est également une question d’éthique et de devoir moral. «J’ai toujours estimé qu’en matière d’histoire, ou d’histoire des drames, nous avons vis-à-vis du passé, vis-à-vis de toutes les femmes et de tous les hommes qui sont tombés les armes à la main ou assassinés lâchement, comme le furent les Ouled Ryah, nous avons vis-à-vis des uns et des autres une importante dette d’ordre moral. Une dette morale dont nous nous acquitterons par le culte du souvenir», écrit-il dans cette entrée en matière.
Le lecteur est également invité à découvrir les difficultés inhérentes à ce genre de transmission (l’écriture du livre qu’il a entre les mains). Les recherches initiales sur le enfumades, les tâtonnements, les premières satisfactions du travail accompli, le recours à la fiction pour rendre compte de la réalité (ou l’imagination au secours de l’historien pour raconter «le drame des Ouled Ryah») témoignent de la solitude du chercheur. Mais le passionné d’histoire, tenace et courageux tel un marathonien, a réussi, au bout de vingt ans d’efforts, à finaliser le projet entamé en 1990. A l’époque, précise-t-il, il y avait Abderrahmane Mostefa, photographe à Mostaganem et qui cherchait lui aussi les fameuses grottes de triste mémoire. Cet autre pionnier allait d’ailleurs réaliser le premier film documentaire sur les enfumades du Dahra. Amar Belkhodja n’oublie pas de rendre hommage au réalisateur pour sa contribution. Ses remerciements aussi aux artistes qui ont collaboré à la réalisation de son ouvrage, l’enrichissant esthétiquement : Saïd Chender, professeur à l’Ecole des beaux-arts de Mostaganem, pour les planches et dessins, et cheikh Mihoubi Khaled qui a composé le poème à la mémoire des martyrs des Ouled Ryah.
Après cette partie liminaire fort instructive, le lecteur entre enfin dans le vif du sujet : le massacre collectif du 19 juin 1845. L’odyssée (quelques 70 pages) est particulièrement éprouvante, et l’auteur, cette fois encore, prend la précaution de préparer les âmes sensibles à l’horreur qui va suivre. Amar Belkhodja analyse la «logique» du colonialisme et de sa machine de guerre, dont l’idéologie élaborée et systématique qui en légitime les actes de barbarie raciste, cruelle et dévastatrice. Il illustre son propos par de nombreux exemples de crimes collectifs perpétrés par l’armée d’invasion, textes et documents d’archives à l’appui, citant des auteur, penseurs et officiers de l’époque. Ce travail de base accompli, l’historien peut enfin parler du massacre de la tribu des Ouled Ryah (une cinquantaine de pages). Pour cela, il fera en sorte de concilier la fiction et la non-fiction, s’étant trouvé confronté au «manque d’archives et de témoignages» (sic). Un exercice réussi, Amar Belkhodja donnant à lire un récit complet, achevé et sans fausse note. La tragédie est reconstituée dans le détail, avec comme décor la grotte (intérieur et extérieur) où se déroule le drame. Tout en dramatisant l’émotion, l’auteur fournit des détails significatifs qui illuminent le récit. Quant à l’atmosphère particulière ainsi recréée, elle ajoute à l’impact sur le lecteur.
Dans cette dernière partie du livre, disons que l’auteur a pu amener à la vie quelque chose qui n’existait pas ou qui n’avait aucune forme. C’est aussi l’un des talents de l’historien.
En juin 1845, le colonel Pélissier, à la tête de 4 000 hommes, se trouve dans le Dahra. Le général Bugeaud, son chef, lui avait ordonné de massacrer quiconque se mettrait sur son chemin.
«Et si ces gredins s’enfuient dans des grottes, faites comme Cavaignac, fumez-les comme des renards», avait précisé le général. «La menace ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd (...). Le destin tragique des Ouled Ryah se dessine d’ores et déjà dans son esprit», ironise Amar Belkhodja. La suite ? La longue et lente agonie des Ouled Ryah à Ghar Frachih. Le drame commence en début de journée, le 19 juin 1845... En appendice, Amar Belkhodja prend soin de signaler que les enfumades du Dahra, «comme méthodes expéditives d’extermination», ne sont pas particulières à cette région. Jusqu’à la veille de l’indépendance, cette forme de barbarie s’est manifestée épisodiquement dans tout leterritoire algérien. Cela nécessite, bien sûr, d’autres recherches et investigations.
Hocine Tamou
Amar Belkhodja, Les enfumades du Dahra. Les 1 000 martyrs des Ouled Ryah (19 juin 1845), 2e édition, El Kalima, Alger 2014, 116 pages.





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