Chronique du jour : TENDANCES
Qui a tué Ebossé ?
Youcef Merahi
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En
Algérie, la violence s’est banalisée. La mort est banalement banale.
C’est un constat terrible, mais c’est le constat qu’il faut
malheureusement faire. Depuis les années 1990, la mort s’inscrit, au
quotidien, au fronton des journées algériennes, allégrement, comme si
celle-ci festoyait sans vergogne dans un pays en panne de gouvernail. La
violence est dans nos rues, dans nos écoles et dans nos cœurs. La mort
est, aussi, dans nos rues, dans nos stades et dans nos cœurs. Ce n’est
pas juste une clause de style, en réaction à la stupidité d’un geste
malheureux d’un supporter, lui-même victime d’une réaction volcanique de
la violence au quotidien, dans un pays violent, violent jusqu’à
l’inculture. Tenez-vous bien : je lisais, ce matin, dans un journal
national, qu’un citoyen, en colère, je ne connais pas les raisons, a
fermé toute une APC, durant plus de deux heures. La violence, en
Algérie, n’est pas un héritage de nos ancêtres. Elle n’est pas innée,
non plus. Elle n’est pas dans nos gênes. Bien que tout concorde à penser
le contraire. On parle du tempérament méditerranéen. Et alors ? Pas à ce
point, tout de même ! Dans la voiture, un simple regard, pour un rien,
une roue mal placée, provoque l’ire incendiaire de l’autre conducteur
qui, sans façon, ouvre brutalement la portière, invective son vis-à-vis,
passe à l’insulte et aux gestes belliqueux. Le second ne demande pas son
reste, sort à son tour de son véhicule, un cric à la main et l’abat sur
l’enragé qui, heureusement, met son avant-bras pour se protéger et s’en
sort avec une double fracture. Imaginons que l’instrument en fer
fracasse le crâne… Je préfère ne pas y penser, du tout ! Puis, nous
avons tous une anecdote de ce genre. Pas que ça, malheureusement ! Le
fait d’aller vers une municipalité, de se taper une chaîne d’une heure,
de se présenter face un guichetier mal luné, de ne pas pouvoir obtenir
le document administratif, de se faire remballer comme un malpropre, on
dit que l’Algérien a la fierté mal placée, c’est ce qu’on dit, je vends
comme j’achète, tant pis pour les susceptibles, on sort de cette
administration ulcéré et on en veut au monde entier. Dès lors, il suffit
d’une rencontre malheureuse, au mauvais moment, au mauvais endroit, pour
que l’irréparable se produise. On montre d’abord nos méchancetés
verbales, nous disposons du plus grand répertoire de noms d’oiseaux au
monde, nos biscottos, on bombe le torse, on monte sur nos ergots comme
ce coq qui vient de fouler la m…. de son poulailler, si ça ne suffit
pas, on serre les poings, le pire, on tire un couteau et on fonce dans
le lard du vis-à-vis. Ce n’est pas une vue de l’esprit. C’est une vérité
malheureuse, mais c’est une vérité ! Allez dire au parkingueur du coin :
«désolé Monsieur, je ne paie pas un espace public !» C’est là où vous
apercevrez de la violence sociale. Voilà le mot est lâché : il s’agit
bien de la violence sociale ! Un quidam rencontre un autre quidam et
leur regard se télescope, que se passera- t-il, à votre avis ? Le
premier dit : tu veux ma photo ? Le second : je ne veux pas de singe
dans mon album. Le premier : singe, toi-même, sale (suis une liste de
toutes les ordureries du monde).Le second : je vais t’enlever ta m… (La
femme est la première victime de la violence sociale, à tout point de
vue). Et c’est un combat de chiffonnier ! C’est à qui assénera le coup
le plus violent à l’autre. C’est à qui fera mal le plus à l’autre. Si
les poings, les coudes, les têtes, les pieds, les ongles et les dents ne
suffisent pas, on passe à l’arme blanche, un gourdin, un couteau, une
pierre : enfin tout ce qui est à portée de main, pouvant mettre en
branle la violence de l’être. L’Algérien ne civilise pas sa violence, il
ne l’intellectualise pas, il l’exprime violemment dans les faits et elle
provoque, souvent, l’irréparable : mort d’homme ! Au moment de l’acte,
tout remonte dans le cerveau : le cursus scolaire en vrille, l’Ansej qui
tarde à donner son accord, la banque qui refuse son quitus, la dernière
dispute avec la copine du quartier, le manque de nicotine, de cannabis
voire, le licencié qui n’arrive pas à dégotter un job, l’exiguïté du
logement, le retrait du permis de conduire, le refus du visa par Faffa,
la canicule qui blanchit les nuits,la harga puis l’expulsion d’Espagne,
l’avenir plombé, une enfance en vrac, un environnement agressif, les
issues de secours fermées, le conflit de génération, la dernière basket
qu’on ne peut se payer, le crédit de consommation qui crée des envies,
la bagnole qu’on ne peut s’offrir, la femme désirée qu’on ne peut
atteindre, la misère sexuelle, la parabole qui rend encore plus malade
qu’on ne l’est, les coupures d’eau potable, les chutes de tension, les
fourgons obèses d’usagers, la malvie, les horizons bouchés, les rêves
saccagés (quand on en a !), le sentiment d’inutilité sociale, la
dévalorisation sociale, le projet de société en place, la chkara, le
quatrième mandat, le bla-bla des décideurs, l’impunité ambiante, la
concorde civile… La liste est encore à compléter. Alors, à vos stylos !
Ce magma en ébullition doit bien s’exprimer. Il s’exprime, dès lors,
dans les espaces publics. Ah, que les spécialistes mettent les termes
scientifiques idoines sur mes propos, je ne veux pas disserter, je veux
exprimer la réalité telle qu’elle est. Fellag a fait ça, avant moi.
Cette réalité est violente qui a inventé l’architecture de guerre, en
temps de paix. Nos fenêtres sont barreaudées. Nos balcons bétonnés. Nos
portes blindées. De quel ennemi avons-nous donc peur ? De nous-mêmes,
certainement ! A seize heures, nos villes sont fermées. On ne vit que
quelques heures par jour, juste le temps de faire une emplette, d’aller
au boulot, de vider sec un kaoua et de rentrer dare-dare à la maison. La
maison ? Le fortin, plutôt ! Certains ne vivent même pas. Ils sont là,
aux aguets, prêts à dégainer, le doigt sur la gâchette, le doukdouk prêt
à servir et la bave aux lèvres. Qu’en sera-t-il de celui qui, à l’abri
de la foule, expulse sa violence sur des joueurs de foot qui n’ont pas
su remporter le match ? Bien qu’il faut procéder à un nettoyage. Pas
seulement dans les stades ! Non, du tout. Il faut nettoyer l’Algérie de
la violence qui se métastase à tous les niveaux : dans les écoles, les
universités, les villes, les villages, les stades… Il faut l’extraire de
nos cœurs ! Mais qui a tué Albert Ebossé ? Ce n’est pas le titre d’une
chanson, c’est une triste réalité. Celle d’une fin de match, un match de
football. Un simple match de football ! J’ai mal à mon pays.
Y. M.
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