Contribution : Peut-on vraiment réformer le secteur public ?
Par Samir Bellal(*)
Le gouvernement s’apprête, selon des informations rapportées par la
presse, à procéder à une nouvelle restructuration du secteur public
industriel ; l’objectif étant de favoriser l’émergence, sur le marché,
de groupes industriels viables. Cette énième opération de
restructuration fait suite à l’échec des nombreuses et coûteuses mesures
de renflouement dont a bénéficié ce secteur tout au long de ces
dernières années.
Le caractère répétitif et systématique des mesures d’assainissement
financier du secteur public industriel n’est pas sans nous interpeller.
Il montre combien, en matière de politique de développement, la
rationalité économique peine encore chez nous à s’imposer face à la
logique clientéliste qui, manifestement, continue de guider les actions
économiques de l’Etat.
Signe pourtant d’un échec qui perdure, ces mesures d’assainissement et
de restructuration sont présentées, non sans un certain culot, comme
annonciatrices d’une prochaine émergence de «champions industriels».
Usant de formules en complet décalage avec les réalités économiques
d’aujourd’hui, le discours économique officiel continue encore de croire
en la possibilité de redresser durablement la situation des entreprises
publiques, pour peu que l’Etat consente à mettre à leur disposition les
ressources à même de combler leurs déficits. La restructuration annoncée
par le ministre en charge du secteur nous fournit l’occasion de revenir,
une nouvelle fois, sur le statut véritable du secteur public en Algérie.
L’entreprise publique, guichet de distribution de la rente
Vieux et récurrent, le débat économique sur l’opportunité de recourir à
l’assainissement financier des entreprises publiques est aujourd’hui
vain et inutile. Revenir à ce débat, c’est verser dans l’économisme.
Mais c’est aussi refuser de voir que, particulièrement dans notre pays,
l’entreprise publique n’est pas un sujet économique.
En effet, cette dernière s’apparente plus que jamais à un marché
politique, non seulement parce que ses gestionnaires sont souvent nommés
sur des bases clientélistes, mais aussi parce que ses recrutements, son
fonctionnement et ses activités obéissent moins aux impératifs de
rentabilité qu’aux interférences et interventions directes d’une
multitude de centres de pouvoir. Il est aujourd’hui unanimement admis (y
compris dans les cercles qui décident) que l’entreprise publique n’est
pas ce lieu où la rationalité économique fait loi. Le secteur public est
resté ce lieu où la gestion du capital peine à s’émanciper de la logique
clientéliste qui traverse l’ensemble des rouages de l’économie. Ainsi,
dans ce secteur, la situation n’a fondamentalement pas changé, comparée
à celle qui prédominait dans les années 1970 et 1980. Les entreprises
publiques sont restées majoritairement déstructurées et un grand nombre
d’entre elles est structurellement déficitaire. Si elles arrivent à se
maintenir en activité et à financer leur cycle d’exploitation, c’est,
comme par le passé, grâce au recours systématique au découvert bancaire.
Le mode de gestion des entreprises publiques n’a pas évolué ; ces
dernières continuent toujours de subir les injonctions
politico-administratives. Les entreprises publiques sont des entités
davantage politiques qu’économiques. Les mesures à caractère juridique
prises à partir de 1988 en vue de leur procurer davantage d’autonomie en
matière de gestion se sont avérées vaines et purement formelles puisque
les fonds de participation, transformés ultérieurement en holdings
publics, puis en sociétés de gestion des participations (SGP) de l’Etat,
ne sont en réalité que des courroies de transmission des décisions des
autorités publiques en charge des secteurs d’activité concernés.
Pour ne prendre que cet aspect, le mode de désignation des responsables
de l’ensemble des structures intervenant dans la gestion des
portefeuilles publics (c’est-à- dire essentiellement la cooptation), et
le caractère limité des prérogatives qui sont conférées à ces structures
font que le secteur public est resté ce lieu où la gestion du capital
s’apparente à une gestion des carrières et de la distribution de
prébendes au profit de la clientèle politique du régime. La gestion des
entreprises publiques n’a donc pas connu de changements notables par
rapport à la situation qui prévalait dans le passé. Le statu quo et
l’immobilisme qui y règnent font que la description qu’en fait L. Addi
dans l’impasse du populisme, bien qu’antérieure à la période dite des
«réformes», demeure encore étonnamment valable de nos jours. Il va sans
dire qu’une telle situation ne tient que parce que le pays dispose d’une
manne financière (rente pétrolière) qui permet de combler les déficits
chroniques d’exploitation, expression de l’inefficacité économique de
ces entreprises.
Il y a lieu cependant de préciser que l’entreprise publique n’est pas,
en tant qu’organisation, un agent rentier, à l’instar des autres acteurs
de l’accumulation (capital privé national, capital étranger). En tant
qu’entité économique (si tant est qu’on puisse la considérer comme
telle), elle n’a pas pour mobile le captage de la rente.
Ce dernier s’opère à l’intérieur de l’organisation et est l’œuvre
d’individus ou de groupes d’individus qui instrumentalisent
l’environnement institutionnel qui commande le fonctionnement de
l’entreprise publique pour opérer des ponctions sur les ressources de
l’organisation. Le déficit structurel de l’entreprise publique apparaît,
de ce point de vue, comme l’expression d’un transfert de ressources qui
s’opère à l’échelle interne, c’est-à-dire à l’intérieur même de
l’organisation.
L’immobilisme en guise de réforme
En matière de réforme, le statu quo général est tel que beaucoup
s’interrogent encore aujourd’hui sur la nature et le contenu de
l’orientation économique et sociale du pays. Il n’est pas besoin de
relever beaucoup d’éléments pour se prononcer sur l’ampleur de
l’immobilisme régnant : le statut du secteur public en est le plus
emblématique. C'est sur ce terrain particulièrement que le couple
«populisme-conservatisme» semble en effet faire le plus de résistance,
empêchant continuellement le curseur de la réforme de s’y poser. Après
avoir été longuement acculé, par manque de ressources, à se délester de
nombre d’entités économiques relevant de son patrimoine, l'Etat semble
avoir changé de feuille de route depuis quelque temps, c'est-à-dire
depuis que les moyens financiers se font plus en plus abondants. La
réhabilitation du secteur public industriel comme principal outil de
développement économique est, de nouveau, à l’ordre du jour. Outre son
caractère anachronique, une telle option est l'illustration achevée du
retour en force de l’étatisme-populisme dans la conduite des affaires
économiques du pays. Lieu où pullulent les comportements de gaspillage,
de gabegie et de corruption ; traversé, comme aucun autre espace public,
par la logique clientéliste ; faisant supporter à la collectivité le
coût de ses déficits dont personne n'ose imaginer ou dire le montant —
qui connaît d'ailleurs le montant du découvert bancaire du secteur ? —
le secteur public est le lieu où l'immobilisme a été érigé en règle de
gestion. De tous les secteurs d'activité économique, le secteur public
est en effet le seul, depuis le début des années 1990, à avoir gardé
pratiquement la même configuration de fonctionnement et les mêmes
«travers» de non-gestion. Dans ces conditions, sa réhabilitation
n'aurait de signification que si on l'inscrit en droite ligne de la
logique populiste-clientéliste qui anime l'action de l'Etat, logique
selon laquelle l'existence d'un secteur public n'a d'intérêt que si on
en fait un instrument de distribution de prébendes à la clientèle
politique, un lieu de négation du conflit capital-travail (d'où le refus
obstiné d'admettre l'autonomie des organisations syndicales) et un
guichet qui sert de lieu de distribution indirecte de la rente, sous
forme de «salaires» et autres avantages.
Par ailleurs, la réhabilitation annoncée du secteur public, outre
qu'elle indique l'incapacité du décideur à se départir de la conception
populiste de l'économie, signifie le report sine die de la
réhabilitation du travail comme institution centrale de toute dynamique
projetée de croissance économique.
Dans le contexte mondial actuel caractérisé par l'exacerbation de la
concurrence, à travers notamment l'adaptation des législations
économiques et sociales prévalant dans chaque pays, il est illusoire
d'espérer un décollage économique fiable et durable en misant sur un
secteur public dont on sait que le fonctionnement repose
fondamentalement sur une configuration clientéliste du rapport salarial.
En d’autres termes, il est à craindre que, les disponibilités
financières aidant, le nationalisme économique dont on ne cesse depuis
quelque temps de louer les vertus ne se révèle dans les faits comme
synonyme de la consécration des pratiques qui font l’essence même du
populisme et du clientélisme. La réhabilitation de l’activité
industrielle, pour ne prendre que cet impératif, ne paraît pas être
aujourd’hui un objectif réalisable si on continue à en envisager
l’accomplissement par le biais exclusif du secteur public. Traversé
continuellement par la logique clientéliste, ce dernier est foncièrement
inapte à construire des arrangements organisationnels internes à même de
lui permettre de survivre dans un environnement institutionnel externe
des plus hostiles. Faute de subventions budgétaires, le secteur public
n’est point viable, a fortiori dans un environnement où, du fait de
l’exacerbation de la concurrence (relativement à la situation qui a
prévalu jusque-là), toutes les organisations économiques sont amenées à
fonctionner à la marge. Certaines des mesures préconisées ces derniers
mois en matière de politique industrielle nous incitent à penser que
c’est bel et bien d’un retour en arrière qu’il s’agit. Effacer les
dettes des entreprises dont les déficits sont structurels, les maintenir
artificiellement en vie, laisser filer leur découvert sans réagir, en
sont quelques-unes des meilleures illustrations. L’expérience de
certains pays rentiers montre pourtant que si l’Etat doit peser sur
l’orientation du système productif, il n’est pas forcément nécessaire
que cela passe par l’exercice d’un contrôle direct sur la production,
comme cela a souvent été tenté grâce à la mise en place et l’entretien,
grâce à la rente, d’un secteur public étendu. L’industrialisation est un
objectif que beaucoup de pays anciennement attardés ont réussi à
atteindre (Corée du Sud, Inde, Chine, Brésil…). Leur expérience montre
cependant qu’une politique industrielle volontariste est tout à fait
compatible avec la mobilisation du secteur privé. Dans certains cas,
c’est même l’alliance capital privé-Etat qui a constitué l’élément
moteur du décollage économique. Cependant, préconiser une telle alliance
dans le contexte présent de l’Algérie, c’est manifestement sous-estimer
le poids du conformisme idéologique dans le processus de prise de
décision. Source de blocage du changement économique et social, le
conformisme idéologique trouve son expression économique la plus
éclatante dans l’entretien, à coups de milliards de dinars de
subventions, d’un secteur public structurellement déficitaire.
Quid de l’avenir ?
Dans son discours du mois d’avril 2011, le président de la République
avait évoqué, dans le sillage des mesures de «réformes politiques»
projetées, les actions que l’Etat envisage de mettre en œuvre dans le
domaine économique. Ainsi, annonçait-il, «le gouvernement doit élaborer
un programme national d’investissement destiné aux entreprises
économiques, tous secteurs d’activité confondus, en concertation avec
tous les opérateurs économiques et sociaux».
En d’autres termes, l’Etat est appelé à mettre, encore une fois, à la
disposition des entreprises publiques des moyens financiers conséquents,
afin de financer leurs programmes d’investissement. Tel est, dans sa
forme élaborée, le projet économique que le pays se donne pour relever
les défis de l’emploi et de la croissance. Pour faire face au problème
du chômage et relever le défi de la croissance économique, l’Etat semble
donc avoir choisi de recourir aux méthodes qu’il a toujours
affectionnées, c’est-à-dire les méthodes les plus simplistes, les plus
archaïques, les plus coûteuses et, économiquement, les moins efficaces.
Espérer réduire le chômage en injectant de l’argent public dans des
projets d’investissements «productifs», dont l’opportunité est décidée
par l’administration et dont la concrétisation est confiée à des entités
publiques boiteuses, est une démarche qui trahit une conception
primitive» de l’économie, conception qui se résume à l’idée selon
laquelle il suffit de vouloir réunir les éléments constitutifs de la
combinaison productive pour que cette dernière se mette à mouvoir dans
le sens souhaité et produire, ainsi, le surplus escompté. Bien que
l’expérience ait montré le caractère puéril d’une telle conception, nos
décideurs politiques s’obstinent à reconduire les pratiques qui en
découlent. Reproduire en 2014 des pratiques qui avaient cours dans les
années 1970 témoigne d’une incapacité à concevoir des solutions en
rupture avec les méthodes archaïques du passé.
L’archaïsme réside, en l’occurrence, dans la croyance que l’entreprise
publique peut encore constituer un outil de croissance, alors même que
les promoteurs de l’étatisme admettent volontiers, aujourd’hui, que
l’entreprise publique n’est utile que si elle sert à autre chose qu’à
produire du profit.
S. B.
* Maître de conférences, université de Boumerdès
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