Chronique du jour : Tendances
LES MARGINAUX
Youcef Merahi
[email protected]
Mes
deux dernières chroniques, ayant pour ambition d’intéresser le plus que
je peux à lire, m’ont valu quelques remarques amicales, c’est du moins
comme ça que je les prends, sur le fait que je deviens fastidieux,
mornes et rébarbatifs. Tout simplement parce que j’ai organisé quelques
notules autour de mes choix livresques. «Tes papiers ? Samtine bezzaf !
Il n’y a pas que le livre dans la vie, tu sais. Puis, la lecture… le
livre en Algérie… c’est de l’ordre du marginal…» J’ai reçu ces
observations stoïquement. Je m’y attendais, un peu, sachant le rejet du
livre par l’Algérien, en général. Je reconnais que, parfois, le prix de
vente rebute. Malheureusement, il y a pire. La lecture provoque de la
répulsion, comme beaucoup de choses au sein de l’école. Ne nous fâchons
pas, on n’en parlera pas. Il n’est pas question que je mette mon cerveau
à disséquer le marécage de l’école algérienne. Lire est un acte
marginal. Comme je lis beaucoup (je voracise ma lecture !), je suis donc
un marginal indécrottable. Irrécupérable. Invétéré. Comme un alcoolique,
je ne suis pas dans mon état de lucidité sans une dose de lecture. Puis,
j’assume mon alcoolisme livresque. Chacun se shoote à sa façon. Avec ce
qu’il trouve. De vin. De politique. De kif. Moi, je me shoote de livres.
Il est vrai qu’il n’y a pas que le livre dans la vie. Il y a la vie. Et
ses dérivées. Et ses choix. Et ses amitiés. Et ses amours. Et ses
emmerdes. Et ses ambitions. Et ses rêves. Permettez-moi de rajouter : et
ses livres ! A chacun de rajouter ce qui lui sied : vin, femme, luxe,
évasion, jogging, cigarette, chique, ami, amour, exil, pêche, mer… Que
dire alors de l’écrivain ? Il est, lui aussi, un marginal hors du
commun. Par conséquent, il est responsable de ma marginalité. Je ne peux
pas ressasser dans mes chroniques que la chose politique, même si je
crois que l’acte d’écrire relève de la politique. Pour tout vous dire,
je suis dégoûté de la chose politique en Algérie. J’ouvre le journal, le
matin, avec beaucoup de circonspection. De crainte, aussi. Quand je lis
que le wali de Béjaïa, un haut fonctionnaire de l’Etat, et un député,
représentant national du peuple, s’adonnent aux échanges d’amabilités,
se traitant mutuellement de «voyou», de «corrompu»… Je me dis qu’un
ressort s’est cassé dans la mécanique de gestion des affaires
régionales. Pire, encore ! Quand des émeutes éclatent à Touggourt, les
raisons sont confuses pour moi, on parle dans le journal de foncier,
comme on parle de heurt communautaire, et que la police, hier a
manifesté sans qu’un poil de leur tête n’ait été touché, tire sur les
manifestants, je me dis que le pire est encore devant nous, nonobstant
le «Printemps noir» de Kabylie. Quand des citoyens ferment des mairies,
des daïras, des wilayas voire, parce qu’ils contestent la liste des
bénéficiaires de logements sociaux, je me dis que la manne pétrolière
nous a déjà menés vers le précipice et que l’Ansej doit revoir sa copie.
On a créé l’assistanat et les assistés ! Quand le prix du baril de
pétrole dégringole, à un niveau très bas, sans que cela n’émeuve aucun
dirigeant, je me dis que l’inconscience est d’abord en haut, avant
qu’elle ne contamine le peuple dans son intégralité. La question de
Boudiaf, «Où va l’Algérie ?», vous vous rappelez de Boudiaf, grand
révolutionnaire, opposant dès l’indépendance, exilé à Kenitra au Maroc,
rappelé pour sauver l’Algérie, et se fait canarder en direct à la télé
par, dit-on, un fou, cette question doit être le leitmotiv d’un
Parlement, dont le rôle est d’être un contre-pouvoir. Pas un centre
d’enregistrement. J’ai mal à mon pays. Je ne suis pas le seul. Il n’y a
plus de frontière pour les marginaux, comme moi. Je m’inscris, dès lors,
comme un algéro-sceptique. Et je ne suis pas loin de me transformer en
un algéro-désespéré. Que me restera-t-il ? Un boat-people pour brûler la
mer. Ou une corde pour aller me pendre à une branche d’un séculaire
olivier. Comme vous tous, je cherche le dictame pour oublier. Un jour,
je prendrai mon viatique pour tenter de rejoindre l’autre rive.
Dernièrement, j’ai rencontré un prof universitaire, en retraite, à
soixante ans on peut encore servir, comme référent, qui rentrait du
Canada. Il n’était pas en vacances, non ! Il a émigré, comme tant de
cerveaux dégoûtés par le désastre algérien. Le 12 S ne l’a pas sauvé de
l’exil, le pôvre ! Il a tout simplement pris sa valise et adieu
l’Algérie. Le comble dans tout ça, comme il me l’avoua ce jour-là, ce
sont trois générations qui ont foutu le camp : du père aux
petits-enfants. Alors ? lui dis-je. «Je ne m’arrache plus les cheveux»,
répondit-il. «Je ne négocie plus les notes avec mes élèves.» «Là-bas, je
travaille, je ne vais pas au travail.» Pressé, je lui ai donné
rendez-vous à la vente-dédicace d’un autre marginal, l’écrivain Amin
Zaoui. La librairie Cheikh s’y prête à merveille. Les livres nous
faisaient la ronde d’honneur. L’arôme du thé à la menthe, préparé par
Idir, un maître en la matière, nous chatouillait les narines. Dédicace.
Discussion. Photo. Zaoui s’y prêtait de bonne grâce. Signature.
L’écrivain, le marginal, se transforme le temps d’un après-midi en
prophète des écritures terrestres. Dans la transgression. Et tous les
marginaux qui l’entouraient étaient ravis de rencontrer un des leurs.
J’étais au beau milieu de la mêlée. Comme au rugby. Il était question de
lecture. D’écritures plurielles. De traduction. D’école, aussi. Du rôle
de l’écrivain. De son statut. De sa réception. Il y avait beaucoup de
lecteurs. Il en faut ! Le berrad de thé siphonné, on invite Amin Zaoui à
visiter une merveilleuse collection du patrimoine de la région. On
appelle le professeur Dahmani Mohand, je n’ose pas le traiter de
marginal. J’ai beaucoup de respect et d’amitié pour l’homme et le
scientifique qu’il est, n’en déplaise à certains prétendus
«spécialistes». J’explique à Zaoui qu’on va voir un ensemble de poterie
berbère. Arrivé chez notre hôte, j’ai vu l’écrivain écarquiller les
yeux, se gratter les joues et s’informer ; il ne s’attendait pas à
trouver la grotte d’Ali Baba. La grotte merveilleuse. Au total, Dahmani
a réuni une collection de quarante mille pièces de poterie, en près de
30 ans de quête, qui occupe la totalité de l’espace de son domicile,
voire plus puisque son jardin en regorge. De la tuile ancienne à la
jarre d’huile, de la lampe à pétrole au quinquet, du berceau en roseau
au coffre berbère, du couscoussier à la jarre d’eau, tout y est. Avec
moult détails, s’il vous plaît ! Le collectionneur est un érudit. Ce
silo vient de Tizi-Ghennif. Ces plats décorés viennent des Bibans. Dans
cette collection, il y a de quoi monter une huilerie traditionnelle dans
sa totalité. Zaoui n’en croit pas ses oreilles. Ni ses yeux. Quoi, le
village d’Aït El Kaïd ? Il est tout simplement en ruine. N’y a-t-il pas
un espace où exposer ce trésor ? Dahmani le déplore. Il lui faut un
espace, un musée, de près de 15 000 mètres carrés. Cet espace n’existe
pas. Ce n’est pas faute d’avoir touché les responsables concernés. Les
PCD, les logements, les routes, le gaz, l’AEP… Voilà la priorité,
Messieurs les marginaux ! Fi de votre mémoire. Fi de votre patrimoine.
Fi de votre passé. Zaoui se gratte la tête. Que deviendra cette
collection ? Toute la question est là. Pour le moment, elle est entre de
très bonnes mains. Il reste à ficher ces poteries, à les photographier
et à les remettre dans leur rôle muséal, c’est-à-dire informer le futur
Algérien de ses racines ancestrales. Dahmani referme la porte du passé.
Zaoui est épaté. Personnellement, j’en sors tout remué. Fallait-il faire
tout ça ? N’aurait-il pas fallu laisser le passé à son passé, à sa
poussière, à son amnésie ? N’aurait-il pas fallu laisser nos ancêtres
dormir de leur belle mort ? La mort est une donnée algérienne.
L’obscurité enveloppe Tizi. Je repars vers ma marginalité. Jusqu’à la
prochaine once de lumière : la rencontre d’un écrivain avec ses
lecteurs.
Y. M.
|