Chronique du jour : Tendances
On achève bien les années
Youcef Merahi
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On
achève bien les années, comme on achève bien les rêves les plus fous qui
conduisent à son terme la vie d’un être. Surtout dans un pays comme le
nôtre où «même les issues de secours sont fermées». On achève bien les
années pour que l’espace d’une soirée, des fêtards vont signifier à
l’année qui s’en va de foutre le camp sans se retourner, sans se
trémousser des fesses comme une catin. Surtout dans un pays comme le
nôtre où l’anathème est une simple limite à la violence. D’ores et déjà,
les bonnes consciences interdisent à la masse de fêter le Nouvel An.
Parce que tout simplement ce n’est pas «notre» année. Nous, il faut
comprendre, par là, les musulmans. Or, si je me fie à l’actualité du
monde musulman, il y a musulman et musulman. Chut ! Evitons les sujets
qui fâchent par ces temps où les fatwas sont suspendues sur «nos» têtes
comme des épées de Damoclès. Permettez-moi de rester sur ces drôles
d’années qu’on achève… très mal. Tout de même, décréter qu’on est païen
pour une malheureuse bûche qu’on se partage en famille ! Il y a là une
évidence qui m’échappe. Merci de m’éclairer, ô vigilants éclairés !
Il est de coutume de prendre d’ores et déjà les bonnes résolutions pour
l’année à venir. Comme cesser de fumer. De chiquer. Limiter l’embonpoint
et la dilatation de l’abdomen. Pratiquer la marche. Me concernant, la
seule résolution que je prends devant vous est la suivante : je ne
souhaiterai à personne «bonne année». N’insistez pas, je me refuse à
vous bercer d’illusion. Car je n’ai aucune compétence pour juger de la
qualité, bonne ou mauvaise, de l’année à venir. Si ce n’est un
pronostic, comme pour le pari sportif. Houk tarbeh ! La bonne blague !
Abreuvez-vous de Coca, surtout vérifiez les bouchons (l’bouchounat),
vous risquez de gagner un Samsung Galaxy S/5. Mais si je bouge un tant
soit peu le curseur, je peux proposer un regard sceptique sur 2015. Le
prix du pétrole (le pétrole, notre tiroir-caisse) a baissé au point où
la situation financière nous obligera à serrer la ceinture au dernier
cran : lehzam ! Essebta ! Hakim, tu as oublié le mot en tamazight :
agous negh thaghouggat ! C’est ton premier cours en berbère. Le pétrole
coule à flots jusqu’au jour où il a coulé en monnaie dissonante. De
cette mauvaise nouvelle de fin d’année découlera une cascade d’effets
négatifs sur le plan socioéconomique : recrutement bloqué au niveau de
la Fonction publique réceptacle incroyable du chômage, sauf les secteurs
stratégiques. Lesquels ? Motus et bouche cousue ! Retraite à soixante
ans obligatoire ! Oui, c’est une affaire ! C’est du moins mon avis, moi
qui me la coule douce en ce moment. Ça touche tout le monde ou y
aurait-il, comme d’habitude, des exceptions ? Je réitère ma position :
je ne souhaiterai à personne une bonne année ; car je n’ai aucune idée
ni de sa couleur ni de sa formulation ni de sa stature ni de ses effets.
Si je le fais, ce sera de l’hypocrisie. Je ne sais pas de quoi sera
faite l’année à venir. Comme je ne fêterai pas l’année écoulée. Là, je
sais pertinemment ce qu’elle a été pour moi. Et pour le pays ! Je
n’éprouve aucune satisfaction. Rien que le quatrième mandat, il m’est
resté en travers de la gorge. Comme un pieu au fond de l’œsophage. On
gouverne par hologramme. Les Japonais, maîtres de la nanotechnologie,
n’ont pas réussi ce tour de force. Une gouvernance muette. O miracle de
la mutité en Algérie ! Et ça marche, me diront certains «oui-ouistes».
Bien au chaud dans leur confort intellectuel et matériel. Je me rappelle
d’une chanson de Debza : «Ya lhemla kouni kaouya/Houma saknine fi broudj
el âlya». «Et le peuple opère en marge !», comme le dit si bien un
démiurge assassiné en pleine ascension. On nous dit, pour mieux nous
préparer au pire, qu’en 2015, le prix du baril va augmenter. Oh la bonne
nouvelle ! Comment n’ont-ils pas prévu la chute quelques mois
auparavant. La boule de cristal de madame Soleil, à l’algérienne, est
brouillée. Diantre, 20015 me fait peur. Pire encore, on nous demande de
fermer notre gueule. Et le pouvoir. Et les détenteurs exclusifs de la
vertu et de la pureté religieuse. Les fatwas s’aiguisent sans coup
férir. Comme à la veille de l’Aïd el Kebir. Je n’ai jamais entretenu, en
moi, l’illusion de la paix retrouvée par la grâce de la concorde. Ils
sont encore là, terrés. Ils attendent leur heure. Ils ont l’éternité
pour eux. Ils ne se disent plus repentis, désormais. Ils ont négocié une
espèce de trêve civile. Ils ont même droit aux dorures d’El-Mouradia.
Que pèse donc Kamel Daoud face à un système hermaphrodite ? Comme Lorca
face aux
franquistes ! Que pèse un roman-fiction devant une fatwa ? Pas plus de
500 dinars. Non, je ne souhaiterai à personne les meilleurs vœux pour
2015. Vais-je fêter le premier forage du gaz de schiste ? Ou vais-je
fêter les premiers dossiers de corruption qui sortent enfin des tiroirs
? Sonatrach, à quel chiffre ? L’autoroute Est-Ouest, je crois. Je n’en
ferai rien. Je ne suis pas adepte du grand écart. L’un dans l’autre,
l’année à venir sera pire que l’année passée : c’est mon sentiment.
Fasse Dieu que je me trompe ! Au lieu de nous dire l’exacte réalité des
choses, comme d’habitude, on nous chante une berceuse, on nous dorlote,
on nous arrange la couette, on nous bouche les yeux et les oreilles,
passez votre chemin, il n’y a rien à voir !, on est là, «c’est nous qui
s’on occupe». Kiskici ? Je perds mon français, comme dit l’autre, dans
un pays qui a perdu sa langue. Au lieu de nous dire, on va tous (tous,
c’est tous, s’il y a délestage de courant ou coupure d’eau, il faut que
ce soit le cas pour le Club-des-Pins) se serrer la ceinture ou lehzam ou
sebta ou thaghettat (pour tout le monde !), on nous dicte la politique
du curé. Un wali décède. Parce que son cœur n’a pas supporté la pression
des puissants. Silence de plomb ! Comme le pauvre Drag de Mascara qui
s’est fait sauter le caisson parce que sa conscience n’a pas supporté la
pression. L’Algérie n’a pas cessé de tourner (de détourner, voire) pour
autant. On achève bien les années, comme on achève bien les chevaux !
C’est la triste réalité ! Que s’est-il passé pour le wali d’Annaba ? Et
que s’est-il passé pour le Drag ? On ne le saura certainement jamais. La
rumeur fait son travail de catin, elle racole les esprits dans le grand
boulevard du secret de Polichinelle. Combien de cadres, dans tous les
secteurs, souffrent d’une pathologie liée à une maladie professionnelle
? Les migraineux chroniques. Les attaques cardiaques. Les AVC. Les
scolioses. Les neurasthénies. Les dépressions. Sont-ce des maladies
professionnelles ? Qu’ai-je à mégoter ? Va donc chez le toubib, fais
valoir ta carte Chifa, prend ton traitement médical et chut ! Puis cuve
ta retraite et tais-toi. Organise tes chroniques et laisse le rêve
occuper ton temps de vide. Ou soûle-toi de lecture, jusqu’à te crever
les yeux. Ou trempe ta plume dans ton désespoir, puisque tu es «le veuf,
le ténébreux, l’inconsolable», et conconcte-nous un roman qui
t’organisera une fatwa moyenâgeuse. Les jeteurs de mauvais sort sont
légion, en ce moment. Qui occupent tout l’espace d’un écran de télé
interlope. Reste dans ton monde. La politique n’est pas pour ta bobine.
Sebhan Llah ya ltif, anta lli taêraf ! Tu refuses de fêter le Nouvel An.
C’est ton kiffe. Ne le fête pas. Non, je ne fêterai rien. Car je sais le
poids de l’année écoulée. Et je subodore le poids de l’année à venir. La
poésie fera-t-elle le compte ? Je l’espère. Je ne fêterai pas les amis
qui oublient de s’annoncer. Ni les visages aimés qui s’effilochent dans
une mémoire carnivore. Ni les années tourbières. A bon
entendeur !
Y. M.
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